À l’heure où se prépare la réédition de Et fuir encore (Hurtubise HMH, 1972) aux éditions du Blé, il vaut la peine de ressusciter l’identité de Rossel Vien, alias Gilles Delaunière, alias Gilles Valais, historien, écrivain, journaliste et animateur de radio, qui fit une entrée remarquée en histoire et en littérature.
Russel Vien
Né Russel (avec un u) Vien à Roberval le 17 octobre 1929, de descendance montagnaise par sa mère (Alice Cleary), il est élevé sur la ferme paternelle et fait ses études primaires et le début de ses études classiques au Collège de Notre-Dame, qu’il poursuit comme pensionnaire au Séminaire des Clercs de Saint-Viateur à Joliette, puis au Noviciat Saint-Viateur, ayant décidé de devenir frère lai. Il termine son baccalauréat au Grand Séminaire de Montréal en 1952.
Mais en 1953, il rentre à Roberval, malade et épuisé, en proie sans doute à ce « combat spirituel » dont parle Rimbaud dans Une saison en enfer. Il abandonne la voie ecclésiastique.
Historien
En 1955, à l’âge de 25 ans, il fait paraître sous le nom de Rossel Vien Histoire de Roberval, cœur du Lac-Saint-Jean, qui rompt avec l’historiographie bien-pensante de l’époque, néanmoins saluée par nul autre que le chanoine Groulx : « À cette monographie d’une ville québécoise, il ne manque pas, non plus, d’avoir été joliment écrite. Elle est pleine de sève, de vie ; on la lit avec plaisir [… C’est] l’œuvre remarquable d’un débutant qui désormais ne peut pas en rester là1 ». Le critique et historien Laurent Mailhot dira dans Relations que c’est « un chef-d’œuvre d’intelligence2 ».
Pour Armelle Saint-Martin, le jeune auteur a été un précurseur de l’historiographie contemporaine : « Rossel Vien, à l’instar des historiens modernes, moderne dans le sens contemporain du terme, a réussi la tâche complexe de faire parler l’archive robervaloise en lui donnant une cohérence historique qui est celle du développement (économique) de toute une région3… »
Par la suite, il éditera le Journal de prison de Louis Riel (1962) et la Correspondance (1966) de sa sœur, Sara Riel, aux Écrits du Canada français, publiera une traduction, Louis Riel. Un homme à pendre (Du Jour, 1963), et fera paraître une histoire de La radio française dans l’Ouest (Hurtubise HMH, 1977).
La fuite
Peu après la publication de l’Histoire de Roberval, Rossel Vien quitte le Québec pour n’y revenir qu’en visite. Il voyagera et se dirigera vers l’Ouest canadien pour s’établir à Saint-Boniface au Manitoba en 1958, où il sera animateur et journaliste à la radio CKSB. Au milieu des années 1960, il se joint à l’équipe du Courrier de Saint-Boniface et en assurera la direction de 1965 à 1973. L’hebdomadaire a été le porte-parole d’une révolution « tranquille » qui, comme au Québec, s’est déployée au Manitoba au cours de ces années4.
Malgré ce contre-pied contestataire, Rossel Vien continuera tout au cours de sa vie d’entreprendre des recherches pour divers organismes de l’élite sociétale comme l’Archevêché de Saint-Boniface et la Société historique de Saint-Boniface. Dans la nouvelle « Le juge » du recueil Et fuir encore, Vien dresse un portrait piquant de cette élite et évoque l’homosexualité de certains. Tous les personnages sont aisément identifiables, mais soit que le texte est passé inaperçu puisqu’il est paru sous le pseudonyme de Gilles Delaunière, soit que les hauts placés ont fermé l’œil.
Gilles Delaunière
En 1960, Rossel Vien fait paraître, sous le pseudonyme de Gilles Delaunière, « Un homme de trente ans », dans les Écrits du Canada français. Le texte est hautement autobiographique ; il se présente comme un récit et non pas comme une nouvelle, où il est question d’homosexualité – ce qui a sans doute, à l’époque, motivé le choix du pseudonyme. La notice des Écrits explique : « Sous ce pseudonyme se cache un nouvel auteur canadien qui, pour des raisons bien précises, tient absolument à ne pas révéler sa véritable identité. Les lecteurs qui prendront connaissance de son essai de confession : Un homme de trente ans, comprendront pourquoi. Il s’agit d’une histoire vraie et vécue. »
Le récit fait son impression. Gilles Marcotte dira dans Le Devoir que c’est « la confession la plus nue, la plus directe, qu’il [lui] ait été donné de lire au Canada français ». La critique la plus dithyrambique sera signée dans Le Nouvelliste de Trois-Rivières par G. G. (Gérald Godin), qui conclura que « ce récit simple et humain comme peuvent nous en donner les excellents écrivains » est « une œuvre capitale ».
Et fuir encore
Vien/Delaunière publiera quatre nouvelles dans Les Écrits, entre 1961 et 1981, mais c’est l’édition de son recueil de nouvelles Et fuir encore chez Hurtubise HMH en 1972 qui attire à nouveau l’attention. Réginald Martel parle dans Le Devoir d’une « leçon d’écriture » et estime que ces nouvelles « sont parmi les meilleures qui s’écrivent ici ». Roger Duhamel dans Le Droit souligne la naissance d’« un écrivain authentique, déjà sûr de ses moyens ».
Jean-Éthier Blais, par contre, tout en reconnaissant un auteur prometteur estime que « [l]a langue est souvent piétique » (Le Devoir). Il y trouve sans doute ce que notait déjà Jean Paré dans La Presse en 1960 au sujet d’« Un homme de trente ans » : « l’histoire pathétique d’un homme qui n’a pas choisi son sexe, qui a souffert de son éducation ».
On ne sait si le nom véritable de Gilles Delaunière, celui de Rossel Vien, l’auteur de l’Histoire de Roberval, était connu d’un certain milieu littéraire à l’époque, mais c’est ce que laisse entendre Réginald Martel dans son article sur Gilles Delaunière « à qui il faudrait dire qu’il a peut-être eu tort de masquer un nom connu d’un pseudonyme, parce que ses nouvelles, réunies sous le titre Et fuir encore, sont parmi les meilleures qui s’écrivent ici ».
Prêtant à la confusion, Gilles Delaunière sera longtemps identifié comme Gilles Delanaudière. La méprise relève de la plume de Victor-Lévy Beaulieu, qui s’extasie devant une expression qu’il attribue à Delanaudière : « Il y a ce beau mot dans Et fuir encore de Gilles Delanaudière, il y a ce qu’il appelle ‘les pays québécois’ et que je m’approprie5 ».L’erreur est consacrée par l’attribution de Et fuir encore à Gilles Delanaudière dans le répertoire Livres et auteurs québécois 1972.
Précurseur
Rossel Vien peut-il être tenu, par ses aveux autobiographiques ou fictionnels, comme un des précurseurs de l’écriture homosexuelle au Québec ? Si oui, pourquoi l’oubli concernant son œuvre ? L’anonymat de l’auteur en serait partiellement responsable. Mais il y a autre chose. Si l’auteur s’affiche, il ne revendique pas. Ce qui justifiait possiblement un pseudonyme en 1960 peut sembler timide en 1972 alors que la Révolution tranquille a libéré la société. C’est ce côté « pogné » que Jean-Éthier Blais reprochait à l’auteur.
Vien innove autrement. L’auteur se prête, dans la majorité de ses nouvelles, à une expérimentation de la phrase avec une ponctuation tout à fait moderne qui en fait un pionnier. Il n’est certes pas le premier à le faire (on peut songer, entre autres, à Claude Simon), mais ses longues phrases à virgules constituent certainement un prélude à l’emploi qu’en fera plus tard Marie-Claire Blais.
L’adéquation du style et du sujet est tout à fait conforme au titre si symbolique du recueil Et fuir encore, et, en règle générale, aux personnages de cet auteur qui, selon Jean-Éthier Blais, « est toujours en instance de départ6 ».
Gilles Valais
Au cours des années 1980, Rossel Vien éprouve des difficultés à se faire publier au Québec, et il s’adresse aux maisons manitobaines pour faire éditer ses recueils de nouvelles, Les deux frères (1982) et Les deux sœurs (1985) aux éditions des Plaines, et un roman, Le fils unique (1990) aux éditions du Blé.
L’auteur tient à son anonymat et opte maintenant pour le nom de Gilles Valais, au désarroi de son éditrice, Annette Saint-Pierre, qui ne peut vaillamment en faire la publicité. C’est un anonymat qui se désagrège petit à petit. En 1986, Aurélien Boivin dans Littérature du Saguenay et du Lac-Saint-Jean : Répertoire des œuvres et des auteurs, et en 1987, le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, identifient clairement Gilles Delaunière à Russel Vien. Moi-même, au milieu des années 1980, entreprenant des recherches (auxquelles collabore Rossel Vien) pour l’Anthologie de la poésie franco-manitobaine (1990), j’arrive à identifier Vien/Delaunière/Valais. Dès lors, l’auteur me remet pour d’autres publications que j’édite des textes qui seront publiés sous le nom de Rossel Vien.
Fin tragique
Pourtant, jusqu’à la fin, l’identité véritable de Gilles Valais, comme celle de Gilles Delaunière, demeure inconnue du grand public. Jusqu’au jour où Le fils unique de Gilles Valais est en lice pour un prix littéraire manitobain. Les finalistes sont appelés à lire des extraits de leurs œuvres. C’est Rossel Vien qui se présente ; de toute évidence, son état de santé est lamentable. Quelques semaines plus tard, à la remise des prix, l’auteur n’est pas présent. On le trouve mort le lendemain, le 1er mai 1992, sur le palier intérieur de sa résidence.
1. Recension de Histoire de Roberval, Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. IX, no 2, 1955, p. 305.
2. Revue Relations, janvier 1956.
3. Conférence d’Armelle Saint-Martin, « L’Histoire de Roberval, un ‘classique’ à revisiter », 26e colloque du Centre d’études franco-canadiennes de l’Ouest, 27-29 septembre 2018.
4. Voir Raymond Hébert, La révolution tranquille au Manitoba français, Saint-Boniface, Du Blé, 2012.
5. Le Devoir, 11 mars 1972, p. 14.
6. « Les Écrits du Canada français numéro 18. Du meilleur et du pire », Le Devoir, 17 octobre 1964, p. 15.
EXTRAITS
Marbre
Un pleur long à choir
Luit dans son contentement
Et reflète même
Un commencement de rire
C’est un beau marbre veiné
Qui me regarde
Que j’ai sculpté de force
Terrible
Un soleil blanchit
Les convois de nuages
Qui songent
Et je cherche à recomposer
Dans leur moqueuse file
Les signes que la nuit
Avait apprivoisés
Je me dis qu’il faut être ruines
Telle nuit telle année
Pour entendre au jour venu
Un tintement de source
Courant dans l’air depuis
Le centre dernier
Et pour voir en étranger
Les dépouilles de soi
En dépôt minéral
Rossel Vien, « Marbre » dans Anthologie de la poésie franco-manitobaine, Du Blé, 1990, p. 362.
Il me faut encore nommer Johann, John de son nom amoureux, deux noms jumelés sur ma feuille de février, il venait d’être réengagé pour un camp de travailleurs du Nord, passage payé, il est pâtissier, il avait pratiqué à Lynn Lake et Thompson, il partirait dans quelques heures pour Gillam, il tirait le billet d’avion de la poche intérieure de son blouson, il avait dû marcher, courir, boire beaucoup avant de s’avancer si prestement vers un inconnu, « Ils m’appellent John », mélange d’Aryen et de gitan, de père allemand et de mère inconnue, « Mon vrai nom est Johann », il sépare les deux syllabes et mouille la majuscule, Yo-hann, il savait qu’il trouverait quelqu’un ou serait trouvé par quelqu’un, avant que le jour finisse, car il le voulait intensément, il savait qu’il y parviendrait car il possède la précision et l’adresse des gens de métier, que l’on peut qualifier de manuelles,d’oculaires, d’auriculaires, et cette précision qui est aussi de l’art est appliquée à sa guitare, dont je n’avais pas encore remarqué la boîte énorme à ses pieds, ébloui que j’étais par l’épaisse chevelure frisée qui lui retombait sur l’épaule, aussi noire que le cuir du blouson avec ses franges qui dansaient le long des manches et en travers de son dos, et après que j’eus connu sa poitrine évasée, sa hanche dans le creux du matelas, le flanc de l’homme non encore achevé, il sombra dans le sommeil, je regardai dormir Johann dans sa peau qui a texture de mie, tous les sens offerts à la nuit, je ramassai le vêtement jeté à terre et vérifiai le billet, l’avion décollait à huit heures, il ferait un froid à tout fendre, à Gillam c’était deux fois l’hiver, je copiai l’adresse « aux soins de Crawley and McCracken », il me laissa deux photos de lui en partant, y apposa sa signature au dos, avec son nom d’enfance, Johann, et je reverrais John au bout de quelques semaines, celui qui avait réchauffé mes draps traînait avec lui une fille de l’Ontario, il avait les cheveux courts et sa nymphe tout en sourires les avait longs comme des lianes, il disait avoir été congédié encore une fois, c’était la cinquième ou la sixième, ilcomptait les fois sur ses doigts, et il disait pourquoi, la fille encore adolescente et boulotte riait, il lui chantait les chansons qu’il avait composées dans le Nord pour Johnny Cash, elle tenait son cahier ouvert devant lui, les poèmes étaient écrits avec soin au crayon, il voulut me revoir plusieurs fois mais chaque fois en compagnie de l’autre, et ne fit qu’une allusion à la soirée farouche d’avant Gillam, il avait décidé to go straight, c’est pourquoi cette première fois me restait si vivement présente, en souvenir de quoi je fis toutes les faveurs qu’il me demanda, il leur manquait une serviette, un poêlon, je me privai de mes ustensiles et allai à la Baie choisir une grande serviette de toutes les couleurs comme je n’en ai moi-même jamais eue, à cause de Johann le pâtissier, et de cette folie qui se répète quelque part, « My name is John », Johann plus tendu que les cordes de la guitare qui se taisait à ses pieds, au café Mardi Gras, Johann le plus pressé, le plus haletant peut-être de ceux que j’ai croisés, reconnus, selon une sollicitude qui tient du sang, des viscères et de la moelle, la série des visages, des corps rapprochés par un signe de rien, un regard, une poignée de main, une longue et banale conversation, chacun avec ses feintes et ses façons, chacun avec son langage et son haleine, chacun lié à une teinte de jour ou de soir, à une courbe de saison, je leur reste fidèle sauf au dernier, et je reprends ces pistes comme pour lui répondre, lui donner une réplique fabuleuse, inspirée d’êtres sains…
Extrait de « Quantièmes », dans BLÉ, Du Blé, 1999, p. 116-117.
Un homme de trente ans
J’ai appris le mot délicat de la femme du plus gros éleveur de poulets de la région. Cette belle dame bien en plumes, qui avait du cousinage avec mon père, savait décocher des mots inusuels chez nous. Très honteux dès qu’on parlait de moi, cette fois je fus étranglé, comme cela devait arriver si souvent pendant vingt ans. Elle posait ses énormes yeux blancs sur moi, et, précieuse, la tête penchée, elle déclara : « Il a toujours été délicat ».
[…]
Je ne suis pas efféminé, je devais l’être quand j’étais très jeune et que je n’avais pas conscience de moi. Je l’étais sûrement car je me souviens des moqueries que j’avais provoquées chez un petit garçon haïssable en revenant de l’école. Je ne lui ai pas pardonné, je crois.
[…]
À cette époque, oui, certes, j’avais des goûts de petite fille. Je préférais les jeux des filles : sauter à la corde, jouer à la madame, m’envelopper de draps ou de couvertures que j’essayais en cachette devant un miroir. J’aimais les jupes, les tabliers. J’avais le goût d’en porter. J’aimais être avec les femmes. (J’ai bien changé !) J’ai appris le monde en écoutant parler les commères du voisinage et les tantes qui venaient chez nous. Les beaux samedis d’été, je courais à l’église voir les mariages. J’étais ravi par les poétiques toilettes blanches ou bleues que les femmes ne portent qu’un matin. De toute mon âme, mon âme qui s’était trompée de corps peut-être, j’enviais la mariée.
[…]
Je n’ai jamais embrassé une femme.
À vingt ans, j’avais besoin d’embrasser. J’embrassais les arbres. Je me souviens d’un tronc d’orme que j’avais serré de toutes mes forces, un soir.
(Et comme j’étais très religieux à cette époque, je baisais souvent un crucifix que je gardais étendu sur une petite table.)
J’avais attendu l’amour, il n’était pas venu. S’il était venu ! Mais pas celui que j’attendais.
[…]
À dix-sept ans, je regardais défiler les filles du couvent à X., espérant vaguement que l’amour naîtrait. Je savais que cela était très important, puisque les livres en parlaient tellement. Ce qui devait naître était né depuis longtemps. À treize ans, j’avais aimé un de mes compagnons de classe, à l’école des Frères de Bellerive. Il avait de grands yeux noirs et des lèvres largement et admirablement dessinées. Il avait joué le rôle de la Sainte Vierge dans une saynète donnée dans la salle de l’école. Maquillé, sous un voile, son visage tendre était apparu plus tendre encore.
Gilles Delaunière, « Un homme de trente ans », Écrits du Canada français, no 6, 1960, p. 157-158 et p. 201-202.