On va toujours trop loin pour ceux qui vont nulle part.
Pierre Falardeau
LONGUE INTRODUCTION EN ITALIQUE POUR UN PLAIDOYER PRO DOMO
Dès potron-minet, le téléphone sonne. Là et las, je suis sombre et noir, avec ou sans café, pis c’est comme ça avec un couche-tard jamais en retard sur la vie. Au bout du combiné, un ami artiste précambrien se lamente sur le peu de cas que l’on fait de son œuvre à Montréal. Il a sacrifié sa vie à son art, mon ami précambrien, et travaillé sans filet comme le font les authentiques créateurs, se privant ainsi des avantages sociaux qui vont avec les emplois officiels des fonctionnaires de l’imaginaire.
— Ben quoi ! lui répondis-je. Tu t’attendais à quoi de la part de tes chers urbanisés maintenant mondialisés, parmi lesquels sévissent, comme partout ailleurs, un gros lot de jeunes cons sympathiques et d’idiots utiles à notre génocide culturel en douce, cette ridicule cinquième colonne en voie de recolonisation qui verse des larmes sur le sort des pauvres écrivains montréalais anglophones tout en omettant l’œuvre des authentiques créateurs francophones des régions. Mon cher ami, tu as raté le train de la mondialisation BCBG sans avoir ânonné au préalable l’alphabet LGBTQ des générations XYZ. Tu sais, Cicéron a écrit un jour qu’« une nation peut survivre aux imbéciles, et même aux ambitieux, mais elle ne peut pas survivre à la trahison ». Et la plupart de ces ensembles vides avec des valeurs de mort sont des voleurs de vie, comme me le répétait un loustic entre deux grosses bières, tard le soir au bar du Hasard.
— Ouais… Comme toujours, tu es en grande forme. Pis comme d’habitude, tu occupes tout le terrain.
— Pis après ? Avant de l’occuper, il faut apprendre à le lire. Malheureusement, je suis entouré d’illettrés. Mais… pendant que j’y pense, je crois voir en toi un vilain défaut.
— Ben là, tu vas encore me sortir un autre de tes jugements péremptoires. C’est quoi mon défaut ?
— C’est celui d’aimer ton pays plus que ces êtres bizarres et hagards qui noyautent les discours pluriels. En littérature, ces nazillons et nazillonnes interdisent le débat contradictoire, policent les mots, évacuent les faits, censurent les ironistes, effacent les identités collectives. Bientôt, les plaisanteries seront interdites par manque de respect pour la flopée de minorités ostracisées. Ça me rappelle les mêmes fascistes rouges que j’ai connus il y a près de cinquante ans, du temps que je fréquentais la faune bigarrée et vivante de la rue Saint-Denis, mais à une grosse différence près : tout le monde à l’époque se moquait des petits dictateurs en herbe et des sangsues censureuses, car nous étions si heureux de goûter enfin à la liberté libre après notre sortie de la cabane à chien de la Grande Noirceur duplessiste.
— Comment ça, nazillons ?
— Parce qu’ils étaient incapables de nuances sociologiques, de profondeurs philosophiques, de perspectives historiques, d’un élémentaire savoir économique, entre autres insuffisances. Ils ne faisaient qu’ânonner les slogans idéologiques à la mode tout en condamnant la moindre déviance. On les surnommait les trotte-menu. Ils étaient tellement petits que leurs cheveux sentaient les pieds.
— Renaud, ce n’est plus le cas aujourd’hui ; ils sont partout. Maintenant, ils commandent, dirigent et, surtout, censurent. En plus d’avoir abandonné le peuple et les travailleurs aux mains des prédateurs mondialistes et parfaitement capitalistes.
— Définitivement. Mais il fut un temps où le Québec vibrait à l’unisson, où la ville côtoyait la campagne sans arrière-pensée ni préjugés. Oui, mon ami, il fut un temps où tout le monde se respectait au Québec. Les Montréalais cherchaient partout en région de nouvelles voix afin de compléter notre courtepointe collective sous laquelle nous aurions pu nous tenir au chaud par temps incertains ou équivoques. Pis sur ce point précis, laisse-moi te raconter ma petite histoire.
— J’espère qu’elle ne sera pas trop longue, parce que…
— Parce que quoi ? As-tu des problèmes avec ta couche d’ozone ?
— Ben non… Je te laisse aller. Avec toi, je ne vais pas m’ennuyer.
VRAIE INTRODUCTION POUR LA FORME
C’est comme ça. C’est toujours comme ça, encore une fois pis tralala. Le hasard colle à l’espace du corps, et la synchronicité ravage le temps du cœur. Pour le bien ou pour le mal dans tout ce qu’il y a de plus banal. Dans mon cas, c’est presque toujours pour la pure étrangeté, pour ne pas dire l’irréductible surréalité. Assez pour que, à la longue, je n’y comprenne plus rien. Ou plutôt, aujourd’hui, je comprends tout une fois rendu au bout de mon âge. Malheureusement.
COINCÉ ENTRE BABELLE ET LE DÉSIR DE LA PRODUCTION
Automne 1981. Dans ma grande naïveté et mon village natal, j’avais organisé le lancement de mon roman Babelle 1. Après le déluge et de mon recueil de poèmes Le désir de la production, publiés chez VLB éditeur. J’étais honoré de la présence de mon éditeur et ami Victor-Lévy Beaulieu et de son garde du corps l’ami Jacques Lanctôt, ce dernier accompagné de Carole David, sa conjointe de l’époque. Imagine ! Ces joyeux courageux avaient fait longue route à partir de Montréal pour venir fêter dans la Beauce la plus profonde, je veux dire par là la Beauce férocement attachée à sa société distincte et à son identité inoxydable. Bien sûr, j’avais aussi invité ma vaste parentèle et quelques amis précambriens qui ne blairaient pas d’avance les déportés de paroisse et les fendants au front large. Malgré ce regroupement un tantinet explosif, ce fut une belle soirée, une soirée évidemment bien arrosée, la campagne et la ville faisant corps et âme dans la joie et l’allégresse. Il n’y avait plus qu’une seule et grande famille dansant en joie.
Ma parentèle une fois partie et de retour chez moi, j’y attendais pour coucher mes trois escarfésde Montréal qui collaient au bar de l’hôtel Exit 28, toujours intéressés par les palabres de mes amis précambriens. Puis, fatigué de les attendre, je m’endormis dans ma bergère, toutes lumières allumées ; je devais me lever tôt pour aller travailler à « l’entropie » familiale. Mais… ils ne sont jamais venus.
Le lendemain, j’appris que les trois Montréalais avaient continué à vivement discuter avec… mes chers amis précambriens. Jacques Hamel, l’hôtelier du village, me narra les discussions enflammées qui se continuèrent tard la nuit. Pour finalement me dire que Victor-Lévy Beaulieu, dans une grande fâcherie toujours bien arrosée, avait pris le chemin de Montréal, emportant Jacques Lanctôt et sa compagne Carole David. Et j’ai alors soupiré…
Et dans les jours suivants, j’ai soupiré encore et encore. Tout juste après le lancement, je fus mis au ban de ma famille tricotée serrée. Les choses se gâtèrent quand les villageois me dévisagèrent, horrifiés et scandalisés par la lecture, certes superficielle et au premier degré, des premières pages hallucinées, pornographiques et même scatologiques de mon roman. Plus un sourire sur les visages villageois jusqu’alors amènes et bienveillants. Rien. Rien de plus que des regards durs et durcis par les premières pages, certes ultraviolentes mais pourtant mâtinées de nombreux passages d’une grande tendresse, surtout dans le chapitre « Baby Lone » que, dans leur grande fureur, personne n’avait lu. Cette fois-ci, mon culte des extrêmes m’avait joué un vilain tour, d’autant plus que j’avais lancé le même soir Le désir de la production, recueil de poèmes dans lequel j’explorais, entre autres sujets et en paléontologue amateur, la faune incroyablement surréaliste de Burgess âgée… d’un demi-milliard d’années.
J’ai longtemps regretté ce lancement, en colère envers ma grande naïveté. Incapable de me méfier à l’époque de tous ces gens, lettrés ou pas, qui lisent au premier degré, un certain chroniqueur du Devoir qualifiant même mon roman de « fascisme ordinaire ». De haut en bas de l’échelle sociale, à Montréal comme dans mon village natal, toutes proportions gardées, sévit la même flopée d’épais dans le plus mince.
AH LE CÉLÈBRE ÉCRIVAIN !
Puis, en décembre, je reçus un appel de Radio-Canada pour une entrevue dans le cadre de l’émission Book Club alors que je commençais tout juste à remonter la pente en roulant, comme d’habitude, mon rocher de Sisyphe. C’est ainsi que, dans les premiers jours de janvier 1982, je pris la route de Montréal, dans le frette ordinaire et dans mon vieux Ford Granada tout décocrissé, cette fois-ci en compagnie de l’ami Pierre Bolduc, un artiste taciturne habitant Montréal et ancien voisin d’enfance. En chemin, il me confia qu’il connaissait un écrivain québécois célèbre, et même qu’il partageait son logement avec lui. « Eh ben, lui répondis-je, ça me fait une belle jambe de bois. Comme ça, tu héberges un écrivain important ? Je sais que les écrivains québécois, même célèbres, tirent le diable par la queue, mais à ce point-là… », ajoutant que même le célèbre Hubert Aquin, au bout de ses ressources, s’était suicidé avec, comme seul viatique, quelques pièces de monnaie en poche. Devant mon ironie, il se tut, mon ami taiseux, d’autant plus que sa blonde de l’époque, sur le siège arrière, n’arrêtait pas de jaspiner et de pester contre le frette qui givrait de plus en plus les fenêtres latérales de ma minoune, le chauffage déficient n’arrivant pas à le chasser.
En route, je lui signalai que je devais m’arrêter quelques instants chez VLB Éditeur, rue Sherbrooke, pour déposer le tapuscrit de Miguasha, deuxième volet d’une trilogie que j’appelais à l’époque Géologiques. Sur les lieux, il m’accompagna avec sa jaspineuse qui, pour une fois, avait respecté le code du silence qu’il y a toujours eu entre nous. À l’intérieur, l’ami Pierre Bolduc reconnut aussitôt un guéridon qu’il avait magnifiquement restauré. L’ami Victor-Lévy Beaulieu, étonné, confirma l’information : il avait en effet acheté ce meuble, rue Notre-Dame, chez un antiquaire pour qui mon ami travaillait à l’occasion. Premier hasard…
Puis, une fois notre trio revenu à l’auto, il m’invita à dîner chez lui. J’acceptai, car j’avais faim et… j’étais curieux de connaître enfin le nom de cet écrivain, que mon ami taisait toujours. Arrivés au 1256, rue Notre-Dame Ouest, immeuble à logements vieillot et délabré aujourd’hui disparu, il me fit visiter son modeste logement de… douze pièces sur deux niveaux, dont les six premières, au rez-de-chaussée, étaient occupées par mon ami, tandis que les six autres, à l’étage, étaient habitées par le mystérieux écrivain. Ce vaste logement, en bonne partie vétuste mais toujours habitable, il l’avait subdivisé et réaménagé à l’insu du propriétaire-spéculateur américain qui, de toute façon, s’en foutait éperdument, puisqu’il était tôt ou tard promis à la démolition. C’est alors qu’il me confia qu’il le sous-louait à nul autre que… Réjean Ducharme, sa compagne Claire Richard et son cher clébard adoré1. « Bah, me dis-je dans mon Ford intérieur, un autre célèbre écrivain qui crève la dalle, même s’il publie chez les Français avec un bassin de lecteurs dix fois plus important que celui du Québec. Pis crever la dalle, c’est le sort de la plupart des créateurs de génie dans mon brave pays noyauté par les éternels colonisés et les vendeurs de chars usagés. » Il me confia ensuite que Réjean Ducharme aimait beaucoup la compagnie de sa jeune fille, née le même jour, le même mois et la même année que Marie-Line, mon aînée. Ensemble, ils s’amusaient souvent à des jeux de rôle.
GROSSE FATIGUE
Maintenant, une grosse fatigue m’habitait, toujours sous les retombées radioactives de mon lancement automnal, sans compter celles du temps des Fêtes pendant lequel j’avais noyé mon misérable chagrin et chicané ma grande naïveté au bar du Château blanc, sur fond de surmenage intellectuel par suite de l’écriture de Miguasha.
Sa célébrité bien méritée, je n’étais pas intéressé par l’idée de partager avec Réjean Ducharme des vicissitudes d’auteur, je ne voulais pas lui parler cuisine ou usine, même si l’occasion s’y prêtait à merveille. J’ai plutôt laissé mon roman à l’ami Pierre Bolduc, en le priant de le lui remettre quand l’occasion se présenterait. J’appris plus tard qu’il l’avait adoré, surtout pour la voix polyphonique jouant de plusieurs registres de langage, passant du vulgaire au sublime via une tessiture jouale, et ce, sans aucune mise en perspective ni transition, provoquant un certain malaise, pour ne pas dire un malaise certain, chez le lecteur habitué aux paramètres classiques et soporifiques de la prose contemporaine. J’étais surtout heureux d’apprendre qu’il avait bien saisi l’approche extrémiste que j’utilisais à l’époque dans certaines de mes œuvres, approche que l’on retrouve, par exemple, dans Ditactique : une sémiotique de l’espèce, où je jouais sans cesse, en les télescopant, avec le concept et la métaphore. Enfin je pris congé de mon ami et de sa jaspineuse ; un rendez-vous m’attendait.
C’est en descendant l’escalier du grand appartement que je tombai sur Réjean Ducharme qui, lui, montait à son logement secret en compagnie de son pitou adoré. Nous nous sommes arrêtés un instant pour nous dévisager avant de nous saluer respectueusement d’un signe de tête. Comme je n’avais toujours rien à radoter sur les mille petites misères qui nous habitaient sûrement, je passai mon chemin dans un mutuel silence souverain.
AH RADIO TRALALA !
Maintenant troublé par tous ces petits comme grands hasards, je me rendis au studio de Radio-Canada. Là, c’était au tour de Wilfrid Lemoine de me tétaniser avec le timbre de sa voix et les traits particuliers de son visage, et je fixais surtout ses grandes oreilles qui me rappelaient quelqu’un de ma connaissance, sans que je puisse l’identifier. Et tout au long de l’entrevue, je bafouillai et trébuchai sur les questions fort pertinentes sur le matérialisme cru et cruel qu’il avait relevé dans mon roman.
De retour dans mon village périnatal, l’intuition me guida chez ma mère. Comme je savais que mon beau-père Armand Saucier et Wilfrid Lemoine partageaient le même lieu de naissance, à savoir Coaticook, je demandai donc au mari de ma mère s’il connaissait ce célèbre intervieweur de la grande époque culturelle de Radio-Canada. Sans hésiter, il me répondit qu’il s’agissait… de son cousin propre, son père et la mère dudit Wilfrid Lemoine étant frère et sœur. Il avait même travaillé un temps, dans sa jeunesse, pour son oncle, éleveur de poulets de son état. Je pris alors une autre grande respiration, m’en retournant aussitôt sans demander mon reste, fatigué de cette suite ininterrompue d’étranges hasards que je n’appelais pas encore synchronicité.
COURTE CONCLUSION EN ITALIQUE OU EN ÉCHOS BEAUX
— Tu parles d’une affaire…
— Je ne t’en ai jamais parlé parce que… je ne savais pas comment traduire cette histoire en beauté.
— Encore une de tes pirouettes…
— Appelle ça comme tu veux. Tout comme toi, je vieillis, je vois de plus en plus clair dans mon passé décomposé. Mais il est inutile de l’écrire si on n’a plus rien à dire. Avant de raccrocher, j’aimerais te citer Voltaire, mais je ne peux pas. Une seule citation hors contexte et l’on déclenche à coup sûr les foudres de la rectitude politique.
— Toi pis tes citations… Au moins, tu ne me casses pas les oreilles avec les pages roses du dictionnaire
Me souviens plus s’il s’agissait d’un chien ou d’une chienne, la mémoire étant une faculté qui publie.