Écoutez ici la version audio de ce texte lu par Daniel Luttringer
J’ai tout lu. Héritier de Bouvard et Pécuchet, diront certains. Pour autant, l’esprit ne me tourne pas au vent comme un Quichotte. C’est que je ne lis pas pour retenir. Je ne lis pas pour détenir non plus. Je ne lis que pour lire. Quand je songe au protagoniste du « Jardin aux sentiers qui bifurquent », je me méfie. On ne m’attrapera pas au labyrinthe paradoxal de la lecture. Car j’oublie. Presque tout. D’Ulysse de Joyce, industrieuse intrigue ? Il me reste une impression de surcharge, plutôt malicieuse. De la folie blanche de Moby Dick ? Un périple encyclopédique, sa béance mystique. Et aussi cette expression, dont je ne sais si elle circulait sur les baleiniers de Nantucket ou si c’est Melville qui l’a forgée : « Inattaquable dans son petit Québec ». Ça peut servir. Je me souviens des visages, bien sûr, des caractères. Raskolnikov, frondeur désespéré. Bérénice Einberg, sémillante insulaire. Il me revient des atmosphères. Celle de Cent ans de solitude, luxuriante, étouffante parfois. Celle des nouvelles inachevées de Kafka, d’une étrangeté fragile, à se rompre après deux lignes. Celle de la vie des bois, embaumante dans Walden comme dans Kukum. Difficile d’oublier les apparitions singulières. Le primate de Ténèbre à vous éclater le cœur. Le caca au cul de Mailloux. Le tout dernier mot de « Pauvre petit garçon » où Buzzati nous a bien eus. J’ai des lettres.
Mais j’ai aussi des soupçons. Sarraute les applique à notre ère, non? Mes soupçons pèsent sur mes assurances de lecteur. Il se pourrait bien que la vérité soit de l’autre côté du miroir. Je n’ai lu aucun livre. Absorbé que j’étais par des voix, je ne lisais jamais. Les vers de Joséphine Bacon me font voir et entendre un incroyable v d’outardes dans le ciel de Nutshimit. Est-ce lire? La prose de Salman Rushdie crée en moi un attroupement forain. Les versets sataniques pour numéro d’équilibriste. Les enfants de minuit comme tour de prestidigitation. Ce n’est pas mieux en traduction. Anna Akhmatova me murmure à l’oreille pendant son Requiem : ce souffle, tout près, qui prépare son aparté… Est-ce vraiment lire que percevoir une voix entre les lignes ? D’ailleurs, nous disons : je lis. Mais s’agit-il vraiment d’un mode actif, à sens unique ? Le beuglement exploréen de Gauvreau. Le puzzle qu’est La vie mode d’emploi. Ai-je lu cela ? Ou cela m’a-t-il lu ?
Je sais, je ne réponds pas à la question. Quel livre n’ai-je vraiment jamais lu ? J’en ressens une légère oppression à la poitrine. Il n’y a pas que les incontournables, les adorés, les il-le-faut. Il y a les autres. Ma bibliothèque de survie répond pour une part à la nécessité que circulent des livres que je tarde à lire. Ceux qui envahissent les tablettes de mes bibliothèques, le bras de mon fauteuil, ma table de chevet. Ceux qui espèrent une relation. Fuyante, passagère, passionnelle – quelle qu’elle soit! Ces livres-là, ces impatients, j’allais les semer au vent. Dans un sac de plastique, devant un panorama exceptionnel. Ils vivraient une aventure sauvage. En m’attendant. Car il y a longtemps que je ne décide plus quel livre je vais lire. Je repère, je convoite, je me procure. Mais ce n’est pas moi qui décide si le livre se lira. Je n’en ai même aucune idée. Sous ma lampe de lecture, ou adossé au majestueux pin rouge de l’île du Bôme, la dynamique ne change pas. Je pose la main sur la couverture : c’est oui ou non. Ni le prestige, ni la nécessité, ni l’engagement moral envers un collègue écrivain n’y fait. Les livres lus se lisent seuls. Ce pourrait être désespérant, frustrant, insécurisant, navrant, et même tout cela à la fois, mais c’est un mystère que j’accueille. La nuit, je ne choisis pas de rêver. Le jour, je ne choisis pas de lire.
Tout de même, interrompre une lecture, ça m’arrive. Le mystère demeure. Je ne m’éloigne pas d’un livre parce qu’il m’ennuie. La lecture s’arrête seule. Des exemples? Mémoire du feu de Galeano : entre des pages somptueuses, figé, un billet de l’Instituto Nacional de Antropología e Historia. Les Œuvres de Bouvier : hésitant devant Le poisson-scorpion, le signet d’une librairie genevoise. Ou le Voyage aux Isles du père Labat : au milieu d’un chapitre captivant, « Entrée adulte », pas d’explication. Mes lectures s’arrêtent comme je rentre de voyage. Apparemment, il le faut. Mais pourquoi? D’ailleurs, ne pas lire entièrement, c’est encore lire. Pas vraiment du jamais lu. Devrais-je dresser la liste des dix livres à portée de bras qui ont perdu le titre d’acquisition récente ? Car je fais du tsundoku, l’art d’empiler les livres en sachant très bien que je n’arriverai pas à tous les lire. Au moins, les livres sont là. Comme des possibles. Une liste, oui. Je songe à celles, graciles et élégantes, de Sei Shônagon. Je la relis souvent, celle-là. Comme Bashô. Comme Thoreau. Quels sont les livres que je n’ai pas relus ? Ingrat comme exercice. On dirait ne pas désirer revoir quelqu’un… Mais revenons à notre question.
Je suis de mauvaise foi. Qui aimerait avouer ce qu’il ne lit pas? Grignoter La divine comédie exige une discipline que j’ai eue et n’ai plus. Quelle formidable ascension dont l’enfer est le sommet! Et Proust, 50 pages par jour. Au terme de l’été, le premier tome de la Pléiade y était passé. Je pourrais aussi bien dire : au terme du premier tome, l’été y était passé. De la hargne récompensée par le ravissement. Je n’en suis plus là. De toute façon, la montagne de livres à lire s’élève plus vite que je ne la gravis. Je repousse, je retarde, je sursois. Mon vieux comparse Diégo, bibliothécaire de survie associé, le sait bien. Nous nous refilons des livres exceptionnels, parfaitement ciblés, et la magie n’opère pas toujours. La Constellation du Lynx, ça tarde. Champion et Ooneemeetoo de Tomson Highway, deux chapitres qui m’ont renversé : je le lirai cet été.
Traitez-moi de dilettante de couvertures. Mais j’ai mes paresses. Mes sautes d’humeur, mes grands bonds d’intérêt, mes passages à vide. Ce bouquin qui possède des attraits indéniables le mardi me rebute le vendredi. Je vous assure qu’il n’y a rien à comprendre là-dessus. Néanmoins, je vais tenir parole. Vous confesser l’inavouable. Je n’ai jamais lu La rivière. Initiations outaouaises, de Joël Pourbaix. Un livre pour moi. Aventure géopoétique de prose et de vers. Qui me parle d’un territoire aimé. Et enrichit mes expansions d’écrivain au long chemin. Il m’a été offert par un ami, bibliothécaire de survie du mont Royal. Une œuvre parfaite à tous points de vue. Dont je comprends la valeur et je défends l’intérêt. J’ai tenté des dizaines d’approches. Mais non. Pas tout de suite. Ça ne veut pas se lire. Déroutant, vraiment. Je donnerais cher pour savoir qui décide ce que je lis. Mais je persiste.
Pas encore lu. C’est le genre de rubrique qui me ressemble le plus.