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Jour : 12 juillet 2018
Les futurs de Futuropolis et de la BD – Entrevue avec Sébastien Gnaedig
Directeur Ă©ditorial chez Futuropolis, et dessinateur, SĂ©bastien Gnaedig Ă©tait de passage Ă QuĂ©bec lors du Festival QuĂ©bec BD 2018. Nuit blanche en a profitĂ© pour lui demander quels sont les axes de dĂ©veloppement actuels du neuvième art. Tout de go, SĂ©bastien Gnaedig rĂ©pond : « Les axes de dĂ©veloppement de la bĂ©dĂ©, il y a en a plein. Ce qui est d’autant plus intĂ©ressant est que nous vivons un Ă¢ge d’or dans le domaine de la bande dessinĂ©e adulte ». Mais pour comprendre oĂ¹ va Futuropolis, il faut comprendre d’oĂ¹ elle vient.
Les revues de bandes dessinées
La bande dessinée adulte francophone en Europe a émergé dans les années 1970 avec des magazines tels que Pilote, Métal hurlant, Charlie Hebdo, L’Écho des savanes, Fluide glacial et (À suivre). Puisque l’accent était mis sur la publication du périodique, les livres étaient relégués au second plan, et seules les séries les plus populaires étaient publiées en albums, ce qui fermait la porte à de nombreux auteurs. C’est pour remédier à la situation que Futuropolis est fondée en 1974, considérée par plusieurs comme la première maison d’édition indépendante de BD en France.
Mais les annĂ©es 1980 sont difficiles pour le neuvième art avec la disparition des revues Tintin et Pilote. Futuropolis sera achetĂ©e par Gallimard et se lancera dans l’édition de grands textes accompagnĂ©s d’illustrations, ce qui n’est pas sans soulever certaines critiques de la part du milieu littĂ©raire. SĂ©bastien Gnaedig se souvient très bien de la rĂ©action de la presse au moment oĂ¹ Voyage au bout de la nuit de CĂ©line, illustrĂ© par Tardi, est publiĂ© : « Le journal LibĂ©ration avait titrĂ© sur une double page : ‘CĂ©line abĂ¢tardi’. Ce jeu de mots, c’était leur manière de dire que ce n’était pas possible de faire ça ».
En 1994, tout s’arrĂªte et Futuropolis reste en jachère pendant dix ans, jusqu’au moment oĂ¹ Gallimard offre Ă SĂ©bastien Gnaedig de relancer la maison d’édition. Fort de son expĂ©rience d’éditeur, il dresse un constat dĂ©terminant : « En 2004, il y a une deuxième gĂ©nĂ©ration d’auteurs qui est lĂ dĂ©jĂ depuis une dizaine d’annĂ©es, des auteurs qui ont appris leur mĂ©tier, se sont installĂ©s dans le paysage de la bande dessinĂ©e et sont arrivĂ©s Ă un moment oĂ¹ ils ont envie de passer Ă autre chose. Je parle d’auteurs comme Étienne Davodeau, RabatĂ©, Sfar, Blain, Larcenet, Lewis Trondheim, David B., Gibrat, Lepage. Ils ont envie d’explorer d’autres avenues, ils ont envie d’utiliser leur art pour parler autrement, pour aller encore plus loin ».
Pour leur permettre d’exploiter Ă fond leurs idĂ©es, il faut repenser le livre papier : « L’idĂ©e Ă ce moment-lĂ est que cette explosion des histoires et des propos doit Ăªtre accompagnĂ©e par une forme nouvelle de livres, qui permettra peut-Ăªtre de s’approcher d’un public nouveau qui a envie de lire des histoires, de dĂ©couvir des thĂ©matiques nouvelles et pour qui le format 48 pages couleurs n’a aucun sens ». En 2004, la bande dessinĂ©e  existe essentiellement en trois formats : le format normal, utilisĂ© pour les sĂ©ries telles AstĂ©rix, le grand format, souvent employĂ© pour des sĂ©ries fantastiques comme Lanfeust de Troy ou La caste des MĂ©ta-Barons, et le format destinĂ© aux romans graphiques, plus petit, souvent en noir et blanc, qui rappelle celui du roman, d’oĂ¹ son nom. « C’est une stratĂ©gie dĂ©veloppĂ©e par certaines maisons d’édition afin de se rapprocher d’un public plus littĂ©raire. Mais ce format est petit et donc le dessin est assez ramassĂ©, ce que je trouve gĂªnant. »
« Et c’est ainsi que pendant un an, avant qu’on ne sorte les premiers livres, avec le directeur artistique nous avons travaillĂ© sur les formats et sur les papiers. Notre stratĂ©gie Ă©tait que, pour rejoindre un nouveau lectorat, il faut leur proposer des objets qu’ils ont envie d’acheter, et ce, Ă des prix plus Ă©levĂ©s que celui de la bande dessinĂ©e traditionnelle. Paradoxalement, au mĂªme moment, beaucoup de grandes maisons s’affolent Ă propos du numĂ©rique, car de jeunes diplĂ´mĂ©s qui sortent des Ă©coles de commerce disent : â€˜Ă‡a y est, le livre n’existera plus’. C’est ainsi que les six premières annĂ©es suivant le lancement du premier album, on a Ă©tĂ© l’éditeur le plus cher du marchĂ©, et personne ne nous l’a reprochĂ©. Ça n’a jamais Ă©tĂ© un frein parce qu’on a proposĂ© des objets qui Ă©taient plus beaux que les autres. Futuropolis n’a pas Ă©tĂ© la seule maison Ă le faire, mais nous, on l’a fait pour tous nos livres. »
« Le format dont je suis le plus fier, c’est celui du livre Les ignorants d’Étienne Davodeau [Futuropolis, 2011]. Il s’agit d’un format plus grand qui donne de la place au dessin, avec un papier cartonné qui donne un poids au livre, et avec ce fameux dos rond que, nous, on trouve très joli, aux pages reliées qui s’ouvrent facilement. On peut le mettre à plat, c’est agréable, et on n’a pas besoin d’appuyer au risque de casser la reliure. »
La bédé de reportage
« Au moment oĂ¹ j’arrive Ă Futuropolis, un des livres les plus importants que j’avais publiĂ©s au cours de ma carrière Ă©tait Le photographe d’Emmanuel Guibert avec Didier Lefèvre [Dupuis, 2004] On y dĂ©couvre l’histoire d’un photojournaliste qui accompagne une mission de MĂ©decins sans frontières en Afghanistan. Avec cet album, une avancĂ©e formelle s’est faite, pas facilement, mais qui a Ă©tĂ© acceptĂ©e immĂ©diatement, avec ce mĂ©lange de photos et de dessins dans une bande dessinĂ©e. C’est la fameuse bande dessinĂ©e de reportage qui est une des grandes tendances depuis une quinzaine d’annĂ©es. »
Revenant sur Les ignorants, SĂ©bastien Gnaedig explique qu’Étienne Davodeau fait partie de ces auteurs qui souhaitent sortir de leurs ateliers pour raconter autre chose, rencontrer des gens, tĂ©moigner du monde qui les entoure. « L’histoire de ce livre, Ă la base, est très simple. J’ai un auteur qui vient me dire : ‘J’ai l’intention de suivre mon voisin vigneron pendant un an et demi pour voir ce qu’il fait et pendant ce temps-lĂ , je lui fais dĂ©couvrir la bĂ©dĂ©. J’ai envie de raconter le rĂ©cit de cette initiation croisĂ©e. Est-ce qu’on est d’accord pour signer un contrat ? Je ne sais pas oĂ¹ je vais ni le nombre de pages que ça fera, mais par contre je veux bien avoir de l’argent pour le faire’. Ă€ ce moment-lĂ , et c’est lĂ que la relation entre un Ă©diteur et un auteur est importante, je suis plus convaincu qu’Étienne lui-mĂªme qu’il va le faire et qu’il va rĂ©ussir Ă le faire, parce que c’est un auteur qui est en pleine possession de ses moyens, qui a maintenant vingt ans de bande dessinĂ©e derrière lui, et qui justement s’est libĂ©rĂ© du carcan qui consistait Ă Ă©crire un scĂ©nario de A Ă Z avant de commencer le moindre dessin, qui n’a plus envie de ça et qui se sent suffisamment libre et sĂ»r de lui pour y aller sans filet. Et cette relation de confiance fait qu’à un moment donnĂ©, si on trouve qu’il y a quelque chose qui patine, on peut le dire Ă l’auteur, on retravaille et on reprend. Et c’est ce qui s’est passĂ©. »
« MĂªme chose avec Emmanuel Lepage qui, après avoir fait un album très classique, a l’impression de ronronner et se dit qu’il va profiter d’un voyage en Antarctique pour faire une bande dessinĂ©e oĂ¹ se mĂªleront les croquis faits sur place et son rĂ©cit de voyage [La Lune est blanche, Futuropolis, 2014]. Ce livre a changĂ© radicalement sa manière d’aborder la bande dessinĂ©e. La bande dessinĂ©e de reportage est devenue un axe important avec tous ces auteurs qui se sont dit : ‘J’en ai marre dâ€™Ăªtre au bureau et de travailler de manière sĂ©dentaire, j’ai envie de voir des gens et j’ai envie de parler de sujets qui m’importent, de problèmes sociaux, de problèmes qui me rĂ©vulsent…’ »
« Le reportage au moyen de la bande dessinĂ©e, c’est beaucoup moins violent qu’avec une camĂ©ra. Qu’est-ce qu’il y a de plus naturel, de plus sympathique finalement que quelqu’un qui vient avec un crayon et un carnet, qui prend des notes et fait des dessins ? C’est magique et très doux. Ça crĂ©e une confiance, une intimitĂ© que la bande dessinĂ©e relaie magnifiquement. C’est un art assez intime, d’autant plus qu’il s’agit d’un des seuls domaines de l’image oĂ¹ le lecteur est le maĂ®tre du temps, simplement parce qu’il dĂ©termine le rythme. Dans un reportage tĂ©lĂ©visuel, on est pris par le rythme imposĂ©. Avec la bande dessinĂ©e, on peut rester sur une image, on peut dĂ©tailler, on peut entrer dans une image, on peut rester avec les personnages un temps, on peut revenir. C’est une des grandes forces de la bande dessinĂ©e de reportage. »
La bédé documentaire
Futuropolis a aussi publié des ouvrages relevant de l’essai, qui ont pour but d’expliquer, d’initier les lecteurs à des sujets qui pourraient paraître arides, mais qui, une fois présentés en dessins, deviennent soudainement passionnants. « Je rencontre des historiens, des journalistes, des scientifiques, des économistes qui se disent que la bande dessinée est un super vecteur pour parler de sujets sans que ça soit édulcoré. » Ainsi le dessinateur David B. a illustré les propos de l’historien Jean-Pierre Filiu dans Les meilleurs ennemis (Futuropolis, 2011), qui retrace l’histoire des relations entre le Moyen-Orient et les États-Unis depuis leur création. « Ce n’est pas de l’aventure historique comme à l’époque du magazine Vécu, mais il s’agit de vrais sujets historiques. Ce qui est magique, c’est qu’avec une seule image on comprend tout. »
Finalement, la bĂ©dĂ© peut Ăªtre une invitation Ă dĂ©couvrir de nouveaux horizons. « La direction du Louvre est venue me voir et a donnĂ© carte blanche Ă des auteurs de bande dessinĂ©e pour qu’ils prĂ©sentent le musĂ©e et ses Å“uvres. Évidemment, le Louvre est un des plus prestigieux musĂ©es du monde mais, comme le dit la direction : ‘Attention, pour beaucoup de gens, c’est aussi un lieu inapprochable et un peu figĂ©, monstrueux et intimidant, et la bande dessinĂ©e pourrait Ăªtre une porte d’entrĂ©e pour des gens qui auraient autrement Ă©tĂ© intimidĂ©s’. Aujourd’hui le dessin se passe lĂ oĂ¹ l’art contemporain a parfois abandonnĂ© le figuratif, certains des grands dessinateurs se retrouvent dans la bande dessinĂ©e aujourd’hui. » De son mĂ©tier, SĂ©bastien Gnaedig dit : « Je suis devenu spĂ©cialiste pour intĂ©grer des gens qui ont un propos intĂ©ressant et les faire travailler avec des auteurs qui savent raconter en bande dessinĂ©e. »
Et demain ?
« C’est allĂ© Ă une vitesse folle. Toute cette effervescence fait en sorte que la bande dessinĂ©e explore plein de choses nouvelles ;  c’est maintenant que ça se fait, c’est maintenant que ça se passe. Je ne sais pas encore oĂ¹ ça va aller. L’histoire de la bande dessinĂ©e s’écrit en ce moment mĂªme et j’en suis un tĂ©moin privilĂ©giĂ©. »
« Mais tout n’est pas rose. Le marchĂ© de la bande dessinĂ©e connaĂ®t une crise en raison d’une Ă©norme augmentation  du nombre de livres. MĂªme si le marchĂ© de la bande dessinĂ©e est un des secteurs qui se porte le mieux, qui progresse un peu chaque annĂ©e, le nombre d’acteurs a grossi de manière beaucoup plus importante que ce que le marchĂ© peut absorber. Les auteurs se plaignent de voir leurs conditions fondre. Ils disent qu’ils n’auront plus les moyens de s’en sortir. Pour beaucoup, le marchĂ© de la BD se rapproche de celui de la littĂ©rature dans lequel la plupart des auteurs qui publient des romans ont un mĂ©tier Ă cĂ´tĂ© et touchent des droits sur leurs ventes mais ne sont pas rĂ©munĂ©rĂ©s pour l’écriture de leurs romans, Ă part, Ă©videmment, les grands succès. »
Puisque le marchĂ© en est Ă un moment charnière, peut-Ăªtre que le neuvième art doit se rĂ©inventer : « Le dessin, c’est très long, donc il faut trouver d’autres graphismes plus lĂ©gers, plus rapides Ă exĂ©cuter pour quand mĂªme raconter une histoire, et il y a peut-Ăªtre un certain type de bande dessinĂ©e qui est en train de disparaĂ®tre ou de se rĂ©duire en nombre lĂ oĂ¹ de nouvelles manières de faire, des manières plus rapides oĂ¹ le dessin a parfois moins d’importance, sont en train d’émerger. »
* D’après le roman de Sorj Chalandon, Futuropolis, 2018.