Jour : 8 octobre 2015

  • Marek Halter : RĂ©conciliez-vous ! et Les femmes de l’islam

    Marek Halter : RĂ©conciliez-vous ! et Les femmes de l’islam

    « Marek Halter naĂ®t Ă  Varsovie en 1936. Il s’inscrit dans une lignĂ©e d’imprimeurs juifs dont les rĂ©centes gĂ©nĂ©rations sont politiquement proches du socialisme. La guerre disperse la famille après l’avoir soumise au ghetto de Varsovie. L’enfant passe d’un creuset culturel Ă  l’autre. Ă€ cinq ans, la Pologne est dĂ©jĂ  derrière lui. Ă€ neuf ans, c’est l’OusbĂ©kistan. Ă€ quatorze, Paris. Ă€ quinze ans, le premier contact avec IsraĂ«l. Ă€ dix-sept, l’Argentine… »
    L. Laplante, Nuit blanche, no 77

    * Photo ©Maurice Rougemont/Opale/Éditions Robert Laffont


    RĂ©conciliez-vous !
    Juifs, chrétiens, musulmans, Mes frères, mes amis, mes voisins1
    Par Yvan Cliche

    Courageusement, l’écrivain français bien connu Marek Halter, nĂ© Ă  Varsovie, de confession juive, lance ce cri du cÅ“ur pour la rĂ©conciliation entre les trois religions monothĂ©istes, impliquĂ©es Ă  fond dans le conflit israĂ©lo-arabe qui se dĂ©roule depuis les six dernières dĂ©cennies, un fait qui a fortement contribuĂ© Ă  empoisonner les rapports interreligieux.

    Halter Reconciliez-vous LaffontCourage de l’auteur en effet de tenter de rĂ©tablir les ponts, alors que ce sont souvent les plus radicaux qui sont Ă©coutĂ©s et entendus, ceux qui prĂ©conisent, dit l’auteur, les solutions provisoires fondĂ©es sur le rĂªve, un rĂªve qui, essentiellement, nie l’autre dans son existence. « Tuer une ou deux gĂ©nĂ©rations au nom d’un rĂªve est-il acceptable ? Pour ne pas souiller vos propres textes sacrĂ©s, oubliez vos rĂªves et rĂ©conciliez-vous ! »

    Comment ? En commençant par évacuer Dieu, suggère l’auteur, terreau fertile des bornés, voire des terroristes.

    Et crier. Crier son opposition à la ligne dure, dénoncer la rigidité des tenants de la manière forte, ceux que la haine aveugle, ceux qui se voient en porte-drapeau d’une cause au mépris des droits fondamentaux. Crier son opposition à ceux qui prônent la violence au nom de la religion, et qui anéantissent ainsi la parole, le dialogue.

    Dans un contexte moyen-oriental si dĂ©primant, oĂ¹ les faiseurs de paix apparaissent bien fatiguĂ©s, cet appel Ă  « voir la lumière dans l’obscurité » est tout simplement rafraĂ®chissant.

    1. Marek Halter, Réconciliez-vous ! Juifs, chrétiens, musulmans, Mes frères, mes amis, mes voisins, Robert Laffont, Paris, 2015, 62 p. ; 5,95 $.

     


    Les femmes de l’islam2
    Par Laurent Laplante

    Une fois de plus, Marek Halter place sa production littéraire sous deux bannières : la réconciliation entre les différentes religions et l’hommage dû aux femmes dans l’essor de chaque credo. Cette fois, c’est sur la naissance de l’islam qu’il se penche et sur le rôle qu’ont assumé dans son envol l’épouse et la fille du Prophète.

    Halter Femmes islam 1 Khadija LaffontKhadija, qui a efficacement pris les commandes du commerce bĂ¢ti par son dĂ©funt mari, possède assez de pragmatisme pour prĂ©voir les contraintes que devra accepter une femme dans le monde arabe. Elle est pourtant trop fière pour abdiquer entre les mains d’un homme dont son cÅ“ur ne voudrait pas. Heureusement, les dieux de l’islam et de la littĂ©rature apaisante rĂ©solvent la difficultĂ© en plaçant sur sa route Muhammad, un jeune homme satisfaisant aux exigences du sentiment comme Ă  celles de la gestion. Qu’il soit plus jeune que Khadija importe peu, puisqu’il s’engage Ă  ne jamais Ă©pouser, tant que vivra Khadija, une deuxième ou une troisième femme. Pendant un temps, tout va bien dans le couple et le commerce. Peu Ă  peu, cependant, Muhammad vaque Ă  d’autres tĂ¢ches : au creux d’une grotte, il mĂ©dite, prie, reçoit la dictĂ©e de l’ange Gabriel. De gestionnaire et guerrier, il devient croyant et prophète. Khadija mourra avant que cette vocation se dĂ©ploie pleinement, exprimant sa foi, mais sans plus.

    Fatima naĂ®t de cette union entre Khadija et Muhammad. Au lieu dâ€™Ăªtre le deuxième fils qui aurait renforcĂ© le statut de Muhammad face aux rivaux, elle fut la quatrième fille. Qu’à cela ne tienne, elle acquerra les habiletĂ©s guerrières qui caractĂ©risent les mĂ¢les et s’efforcera dâ€™Ăªtre un fils plutĂ´t qu’une fille aux yeux de son père. Elle obĂ©ira quand mĂªme Ă  son père quand celui-ci lui choisira un Ă©poux.

    Halter Femmes islam 2 Fatima LaffontOn aura compris qu’une marge sĂ©pare les romans des projets portĂ©s par Marek Halter. D’une part, l’auteur met si fermement l’accent sur la pondĂ©ration de Muhammad qu’il en fait son thème principal et qu’il Ă©branle heureusement les prĂ©jugĂ©s au sujet de l’agressivitĂ© de l’islam. Par ricochet, mais par ricochet seulement, l’amitiĂ© que Muhammad propose aux juifs s’harmonise avec la recherche de rĂ©conciliation entre les Ă©glises. D’autre part, il faut bien constater que ni Khadija ni Fatima ne pèsent lourd face au machisme ambiant. TĂ´t ou tard, les deux doivent accepter la loi du mĂ¢le. Louables visĂ©es, programme imparfaitement respectĂ©.

    Malgré le métier et les dons de conteurs de Halter, les réticences que suscite la littérature imprégnée de bonnes intentions demeurent justifiées.

    2. Marek Halter, Les femmes de l’islam : T. 1, Khadija, Robert Laffont, Paris, 2014, 368 p. ; 29,95 et T. 2, Fatima, Robert Laffont, Paris, 2015, 345 p. ; 29,95 $.


     

     

  • Tourisme bibliophilique II — Double surprise Ă  DĂ©troit

    Tourisme bibliophilique II — Double surprise à Détroit

    Toutes les librairies que nous prĂ©sente Frances Cha dans World’s coolest bookstores sont Ă  couper le souffle. Elles rivalisent de beautĂ© par le faste de leur architecture ou le raffinement de leur design. Il est impossible de regarder les photos du site sans Ăªtre pris d’une soudaine envie de voyager. Seule la librairie John K. King Used and Rare Books dĂ©tonne.

    Il s’agit d’une ancienne manufacture sans Ă©lĂ©gance, dont la peinture des murs extĂ©rieurs est d’une autre Ă©poque ; elle est entourĂ©e de clĂ´tures en mĂ©tal et situĂ©e sur une large rue anonyme. Fait encore plus Ă©tonnant, cette librairie est Ă  DĂ©troit, ville qui connut la gloire des belles annĂ©es de l’automobile puis les affres de la mondialisation, et qui aujourd’hui compte de nombreux Ă©difices abandonnĂ©s. Bref, une librairie laide dans une ville en dĂ©route. Il ne m’en fallait pas plus pour Ăªtre sĂ©duit.

    Une ville peu touristique

    J’ai tout de mĂªme mis quelques semaines avant de convaincre ma douce d’aller passer une semaine de vacances dans cette ville. Il faut dire que sa rĂ©putation peu enviable Ă  propos de la criminalitĂ© n’en faisait pas un endroit de prĂ©dilection pour une famille de deux enfants de quatorze et six ans, dont le plus jeune est en fauteuil roulant. Nous avons rĂ©glĂ© la question en Ă©laborant un plan B fort simple : quitter la ville si nous ne nous sentions pas en sĂ©curitĂ©. Mais une fois sur place l’apprĂ©hension initiale s’est rapidement Ă©vaporĂ©e. Le premier soir, Ă  22 h, nous avons croisĂ© deux femmes blanches dans la trentaine en train de faire leur jogging, et finalement, après une semaine passĂ©e dans la ville, jamais nous n’avons Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ©s. En fait, comme le dit si bien Doug, un natif de DĂ©troit rencontrĂ© par hasard et qui nous a fait dĂ©couvrir certains des secrets de sa ville : « If you are concerned about safety, you have come to the wrong country ».

    Le premier défi pour se préparer a été de trouver un guide de voyage, car les maisons d’édition traditionnelles n’en produisent aucun sur cette ville. À force de recherches, j’ai déniché un ouvrage intitulé Belle Isle to 8 Mile : An Insider’s Guide to Detroit, qui a vu le jour à la suite d’une campagne de sociofinancement. Ce livre s’avérera une mine d’informations précieuses pour la planification de notre voyage. Puis, fidèle à mon habitude1, j’ai repéré les librairies d’occasion qui valent le détour. Mais dans cette ville, elles sont rares, et des quatre qui sont présentées dans le guide, l’une d’elles, la Marwil Bookstore, avait entre-temps fermé ses portes.

    Un choix démesuré

    Le hasard faisant bien les choses, ma conjointe avait réservé un loft qui, sans qu’elle le sache, était situé à quelques rues de la fameuse librairie John K. King Used and Rare Books. Un après-midi, fébrile, je me suis octroyé le temps d’aller la visiter en compagnie de mon fils de quatorze ans, le seul qui me suive dans mes pérégrinations bibliophiliques. Elle est exactement telle qu’on l’a décrite : gigantesque. L’immeuble de quatre étages compte des centaines de milliers de livres, méticuleusement classés en plus de 900 catégories. Pour s’y retrouver, un plan est offert à l’entrée et à chaque étage, une rose des vents indique les points cardinaux pour mieux s’orienter.

    Lorsque j’entre dans une librairie, je me dirige en premier lieu vers la section qui m’intĂ©resse le plus. Dès que j’y mets les pieds, une forme d’excitation infinie m’envahit, un sentiment de plaisir qui me fait oublier jusqu’au temps qui passe ou la faim qui me tenaille le ventre. En mĂªme temps, une forme d’urgence apparaĂ®t, une douce panique Ă  l’idĂ©e d’arriver trop tard au livre recherchĂ© – car c’est le propre des librairies d’occasion : on ne sait jamais quels livres s’y trouvent ni en combien d’exemplaires. J’ai dĂ©jĂ  eu Ă  composer avec la dĂ©ception de voir la main d’une personne entrĂ©e en mĂªme temps que moi, mais arrivĂ©e en premier devant la section convoitĂ©e, saisir un livre, le feuilleter et le mettre sous son bras. Est-ce que le livre aurait pu m’intĂ©resser ? Je ne le saurai jamais, n’ayant pas eu le loisir d’y jeter un Å“il, et c’est prĂ©cisĂ©ment cette interrogation laissĂ©e sans rĂ©ponse qui est source de tant d’inquiĂ©tudes. Cette sensation m’empĂªche parfois d’apprĂ©cier pleinement le reste de ma visite. Bref, je  repère rapidement les livres dignes d’intĂ©rĂªt et parfois, après en avoir feuilletĂ© un, ne sachant pas encore si je vais me le procurer, je regarde aux alentours afin de m’assurer que personne ne cherchera Ă  s’en saisir une fois que je l’aurai dĂ©posĂ©. Dans le cas oĂ¹ je dĂ©cide de le garder momentanĂ©ment pour poursuivre ma rĂ©flexion, je tente de ne pas trop me faire remarquer par un libraire, craignant alors qu’il puisse penser que je tente de le dĂ©rober : une autre cause de malaise. VoilĂ  pourquoi la visite d’une librairie d’occasion est toujours source d’une foultitude d’émotions.

    Je me dirige donc dans un premier temps vers la section que les Anglo-Saxons appellent Books about books, situĂ©e au quatrième et dernier Ă©tage. Puis, chemin faisant, je traverse chacun des Ă©tages de l’édifice, ce qui me permet d’apprĂ©cier le design unique de cette librairie aux dimensions hors du commun. Partout, les livres sont parfaitement bien alignĂ©s, aucun espace vide n’a Ă©tĂ© laissĂ© sur des rayonnages tout aussi parfaitement bien alignĂ©s ; l’ensemble prend toutes les apparences d’un vĂ©ritable labyrinthe. L’effet est d’autant plus saisissant que la disposition des sections diffère Ă  chaque Ă©tage. Ici et lĂ , judicieusement distribuĂ©s, des objets un peu Ă©tranges ne manquent pas de me faire sourire, comme cette imposante tĂªte de cerf empaillĂ©e avec ses bois.

    Au terme de ma visite, quelque chose me tarabuste : je sors les mains vides. La raison ? Si les rayons comportent une quantitĂ© faramineuse de livres, je n’en ai trouvĂ© aucun qui soit rare ou ancien. Ă€ moins ne qu’ils soient regroupĂ©s dans une section particulière ? Force m’est d’admettre que mon flair ne m’a pas permis de la trouver. Le soir, je relis attentivement l’information contenue sur le site Web pour m’apercevoir que cette section est en fait accessible sur rendez-vous. Bon. Pas le choix, je dois y retourner.

    « [U]ne imprimerie artisanale et un atelier de typographie à l’ancienne. »
    Le lendemain, nous poursuivons notre visite de la ville en famille et passons un avant-midi complet Ă  dĂ©ambuler au Eastern Market, le marchĂ© extĂ©rieur de DĂ©troit, le plus grand de ce genre aux États-Unis, qui s’étend sur trois immenses hangars Ă  aires ouvertes. Les odeurs y sont invitantes, et la foule, bigarrĂ©e et opaque, n’est jamais intimidante. Autour des hangars, des antiquaires, restaurants et commerces spĂ©cialisĂ©s se sont installĂ©s dans des Ă©difices permanents. C’est lĂ  qu’un organisme a ouvert le Signal-Return Press, une imprimerie artisanale et un atelier de typographie Ă  l’ancienne. Il est possible d’y suivre des cours et de louer diffĂ©rentes presses afin de crĂ©er et d’imprimer ses propres cartes d’affaires, des cartes de vÅ“ux, des papiers d’emballage, des affiches ou des livres. Attenante Ă  l’atelier, une boutique vend des crĂ©ations d’artistes.

    Une librairie aux parfums magiques

    Le jour suivant, je trouve un moment pour me rendre de nouveau Ă  la librairie John K. King Used and Rare Books – les boutiques ferment souvent Ă  17 h Ă  DĂ©troit, ce qui ne va pas sans poser certains dĂ©fis de logistique – et je demande Ă  visiter la section des livres rares et anciens. L’employĂ© Ă  l’entrĂ©e appelle par un système de communication interne l’assistante de John King. Après de longues minutes passĂ©es Ă  attendre, minutes pendant lesquelles je me rappelle combien la librairie est vaste, elle apparaĂ®t et m’invite Ă  la suivre. Tout en discutant, et Ă  ma grande surprise, nous sortons de la librairie, la contournons vers la droite pour nous diriger vers un second immeuble situĂ© Ă  l’arrière. Elle s’arrĂªte devant une grande porte en mĂ©tal, fait jouer les clĂ©s et, sitĂ´t la porte ouverte, on s’engouffre Ă  l’intĂ©rieur.

    C’est le choc : il s’agit d’un immeuble de deux Ă©tages, d’une superficie similaire Ă  celle de la première librairie, mais contenant uniquement des livres rares et anciens, tout aussi rigoureusement classĂ©s par thèmes et en ordre alphabĂ©tique. Chaque Ă©tage comporte plusieurs pièces somptueuses, avec des bibliothèques sur chaque mur qui s’Ă©lèvent jusqu’au plafond. Au milieu, des prĂ©sentoirs antiques aux panneaux vitrĂ©s renferment certains des plus beaux spĂ©cimens de la librairie. Les murs des escaliers sont placardĂ©s d’une myriade de cadres contenant des affiches, des photos ou des dĂ©coupures de journaux liĂ©s au thème du livre ou de la librairie. Il règne dans cet endroit un sens de l’ordre Ă©tonnant, l’espace y Ă©tant savamment exploitĂ©. Alors que je dois suivre le pas rapide de l’assistante, qui me mène d’une salle Ă  une autre, je tente de ne rien manquer, balayant du regard tous les coins et recoins de cette librairie aux parfums magiques. Jamais je n’ai eu l’occasion de me promener dans une librairie aussi somptueuse. Lorsque nous sortons du bĂ¢timent pour retourner au premier, je me retourne pour regarder de nouveau cette vĂ©ritable caverne d’Ali Baba du bibliophile, et je constate qu’un troisième Ă©tage semble avoir Ă©tĂ© construit rĂ©cemment. L’assistante m’apprendra qu’il s’agit des appartements personnels du propriĂ©taire.

    C’est lors de ma troisième visite que je peux finalement rencontrer John King. Il me raconte que lorsqu’il avait quatorze ans, la ville de Détroit comptait une bonne vingtaine de librairies, mais qu’elles ont toutes fermé leurs portes au fil des années. Nous conversons à propos de l’avenir du livre papier, et il m’apprend que son commerce se porte mieux depuis environ un an. Nous tombons d’accord pour affirmer que si Internet permet de se procurer un livre très précis, rien ne remplace la visite d’une librairie pour trouver par hasard un ouvrage dont on ignorait jusqu’à l’existence.

    Avant de partir, l’assistante me tend les deux derniers catalogues en format papier que la librairie a produits pour ses clients et abonnés, aujourd’hui remplacés par une base de données en ligne, me mentionnant qu’elle adorait effectuer les recherches minutieuses que ces petits imprimés exigeaient.

    D’autres trésors

    J’ai trouvĂ©, au fil de mes pĂ©rĂ©grinations Ă  DĂ©troit, plusieurs livres. Ă€ la librairie du Detroit Institute of Arts, je suis tombĂ© sur The Unreal Estate Guide to Detroit de Andrew Herscher, un ouvrage qui prĂ©sente de nombreux projets citoyens qui vont de l’agriculture urbaine Ă  l’art de rue, en passant par des groupes organisĂ©s d’entretien des espaces publics que la ville a laissĂ©s Ă  l’abandon, faute de moyens. J’y ai aussi trouvĂ© Connecting the Dots, Tyree Guyton’s Heidelberg Project, un essai sur l’œuvre artistique de Tyree Guyton, situĂ©e sur la rue Heidelberg, lieu qui est devenu au fil des annĂ©es un arrĂªt incontournable pour qui visite DĂ©troit.

    Dernier jour. Nous nous arrĂªtons Ă  la librairie The Book Beat, situĂ©e dans un centre commercial excentrĂ© au nord de la fameuse rue 8 Mile. SpĂ©cialisĂ©e en livres d’art et en littĂ©rature jeunesse, elle comporte aussi une grande section de livres neufs et usagĂ©s sur le design. Bien que j’aie manquĂ© de temps pour faire le tour de ses nombreux rayonnages, j’ai tout de mĂªme rĂ©ussi Ă  y trouver le catalogue d’une exposition Ă  propos de Frank Lloyd Wright et le livre d’art Frank Lloyd Wright & the Book Arts.

    Ă€ droite, l’Ă©difice principal. Ă€ gauche, l’Ă©difice des livres anciens et rares avec, Ă  son sommet, l’appartement du propriĂ©taire John King.

    Finalement, après toutes mes visites Ă  la John K. King Used and Rare Books, je repartirai avec l’affiche de cette librairie oĂ¹ l’on voit, sur fond noir, un labyrinthe dont les murs sont des livres posĂ©s sur la tranche, avec au milieu la phrase : « Once you’re in, you don’t want to leave ». Quant aux livres, j’en suis ressorti avec 200 years of Detroit Booksellers, 1817 to 2007, un bref ouvrage qui retrace l’histoire des librairies de la ville, produit par Kathryn MacKay et The Book Club of Detroit. En le lisant, j’y apprendrai que John King a commencĂ© par vendre des livres entassĂ©s dans le coffre de sa voiture en 1965. Finalement, j’ai mis la main sur Detour in Detroit de Francesca Berardi, une journaliste italienne passionnĂ©e par DĂ©troit. C’est l’ouvrage qui m’accompagnera pendant les jours suivant notre dĂ©part et qui me permettra de poursuivre la dĂ©couverte de cette ville fascinante.

     


    1. Voir Tourisme bibliophile I — La librairie d’occasion est Ă  un quartier ce que les grenouilles sont Ă  un Ă©tang : un signe de bonne santĂ©.

     

  • Antoinette PeskĂ© (1904-1985)

    Antoinette Peské (1904-1985)

    Enfant prodige, Antoinette Peské (1904-1985) aurait pu connaître un brillant destin littéraire. Ses poèmes, qu’elle avait commencé à écrire à sept ans, fascinaient Apollinaire, mais celui-ci mourut avant de donner suite à son projet de les publier.

    Ses romans, qu’elle écrivit seule – L’insaisissable rival (1924), La boîte en os (1941) – ou en collaboration avec son mari Pierre Marty – Ici le chemin se perd (1955), Le bal des angoisses (1957) – n’ont pratiquement pas trouvé leurs lecteurs . . .

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  • GĂ©rald Leblanc

    GĂ©rald Leblanc

    Le 30 mai 2005, GĂ©rald Leblanc1 mourait. Dix ans plus tard, son Å“uvre est plus que jamais vivante. Son Å“uvre, mais aussi le mouvement littĂ©raire qu’il a contribuĂ© Ă  crĂ©er, en particulier comme directeur littĂ©raire des Ă©ditions Perce-Neige. Car il Ă©tait aussi un animateur de cette Acadie qu’il a toujours dĂ©fendue et promue sur toutes les scènes qui s’offraient Ă  lui. En construisant ses poèmes Ă  partir de son quotidien, il a su rendre l’essentiel de ce qu’est la vie et inscrire l’Acadie dans la modernitĂ© en y accueillant le monde.

    Premiers textes

    Quand il publie son premier recueil, Comme un otage du quotidien (le deuxième publiĂ© par Perce-Neige, en 1981), il est dĂ©jĂ  connu comme parolier du groupe de folk rock 1755, alors au sommet de sa popularitĂ©. En 1976, l’unique numĂ©ro de la revue Emma, publiĂ©e par les Ă©ditions d’Acadie, prĂ©sentait ses premiers poèmes, parmi lesquels on retrouve la chanson de 1755 « Rue Dufferin ». Sa poĂ©sie tourne alors autour de trois grands thèmes : l’Acadie, la langue et ses rapports avec les autres. Il affirmera la rĂ©alitĂ© du pays, tĂ¢che difficile qu’il entreprend dès le premier poème d’Emma : « Je saignais d’une vie dĂ©racinĂ©e / dans un pays chĂ¢tré ».

    Dans Comme un otage du quotidien, il raconte d’une façon claire et simple sa vie de tous les jours. Les fondements de ce que sera sa poésie sont là : l’Acadie de Moncton, les auteurs qu’il aime, la musique, source à la fois de rythmes, mais aussi d’influences, la langue, le plus souvent utilisée d’une façon « standard », mais avec des incursions chiacs, l’amour et l’amitié qui nous entraînent dans l’intimité du poète.

    Une quĂªte qui s’intĂ©riorise

    2_Leblanc_G_Eloge_du_chiacDes quatre recueils qu’il publie entre 1991 et 1999 – tous chez Perce-Neige –, Éloge du chiac (1995) rassemble le plus clairement l’ensemble de ses préoccupations. « Notre univers, affirme-t-il dans le texte liminaire, est rempli de mots alors pourquoi s’en priver ? » De là, il se dit « en plein bricolage linguistique, vieux mots français entrecoupés d’expressions anglaises, verbes anglais à terminaisons françaises », situés quelque part « entre madame de Staël et Madonna » et, précise-t-il, « nous n’y sommes pas pour nous excuser ». Il utilise le chiac avec une parcimonie qui peut paraître surprenante, mais qui pourtant lui ressemble : le chiac est pour lui une couleur, une façon de souligner l’unicité de son expérience linguistique, jamais un absolu. Cette finesse correspond à son écriture ouverte, accessible à l’ensemble des francophones. Car il écrit dans une volonté de partage, soucieux de sa langue, de la précision syntaxique, du sens des mots. Autant il peut défendre le chiac, autant il est conscient de la nécessité de ne pas enfermer sa poésie dans un ghetto linguistique.

    La langue de GĂ©rald Leblanc chante le dĂ©sir toujours contrariĂ© d’enracinement. Comme dans ses autres ouvrages, la nomination est essentielle : il doit mettre un nom sur chaque chose, sur chaque facette de sa ville, sur chaque Ăªtre pour que ceux-ci existent. Il y a lĂ  le drame de celui qui a peur que l’univers se dissolve s’il ne rĂ©ussit pas Ă  l’amarrer au sol des mots.

    Les poèmes de GĂ©rald Leblanc respirent au rythme de la vie quotidienne, habitĂ©s par le regard parfois inquiet, parfois serein de leur auteur. Dans Le plus clair du temps (Perce-Neige, 2001), Leblanc nous invite Ă  l’accompagner dans une promenade toute simple dans les rues de Moncton. Marcher dans la rue, faire l’épicerie, s’installer Ă  une terrasse, Ă©couter de la musique, acheter un livre, lire un texte, regarder les Ă©toiles, prendre l’autobus… Et, par-dessus tout, rendre compte de sa ville, ce Moncton qui est au cÅ“ur de son Å“uvre depuis le tout dĂ©but. En arrière-plan, la relation amoureuse toujours prĂ©sente, elle aussi, depuis le premier recueil, et les 50 ans du poète. Le temps passe et la nĂ©cessitĂ© de saisir le temps passĂ© traverse tout le livre, comme nous l’indique le chronomètre autour duquel se construit l’œuvre de Mathieu LĂ©ger, qui orne la très belle page couverture.

    6_Leblanc_G_MonctonMantraBCFMoncton est également au centre de l’unique roman de Gérald Leblanc, Moncton mantra (Perce-Neige, 1997). Cette autofiction raconte le cheminement d’un jeune homme de Bouctouche, Alain Gautreau, de son arrivée à l’Université de Moncton à l’automne 1971 à la publication de son premier recueil de poésie en 1981. L’action nous est racontée sous la forme d’un journal intime dans lequel l’anecdote domine largement la réflexion. Ce roman évoque ce qui s’est passé à Moncton durant ces années qui ont vu l’émergence du mouvement artistique acadien.

    Le temps a changé de valeur dans Techgnose (Perce-Neige, 2004). Il n’est plus relié à une promenade, à une rencontre, à une réflexion, mais davantage à une émotion, à un mouvement. Leblanc nous fait partager son expérience de la danse, cette extase née de l’abandon de soi dans la musique, dans la frénésie née de la fusion des corps qui se laissent porter par le rythme.

    Après lui

    7_Leblanc_G_TechgnoseUn an après son dĂ©cès, Perce-Neige publie Poèmes new-yorkais (Perce-Neige, 2006), qui regroupe des textes Ă©crits entre 1992 et 1998. On dĂ©couvre l’appartement oĂ¹ il vit, entendant avec lui la musique que fait jouer son voisin, ou encore telle rue, telle librairie. On a littĂ©ralement le sentiment d’accompagner Leblanc dans ses activitĂ©s, dans son approche de cette ville qu’il aimait, dans ses expĂ©riences affectives.

    Il avait réussi à cristalliser autour de lui au sein des éditions Perce-Neige ce que l’on peut appeler aujourd’hui « l’École littéraire de Moncton ». La génération des écrivains des années 1990 lui doit beaucoup : de Marc Poirier et Jean Babineau à Éric Cormier et Christian Roy en passant par bien d’autres dont Sarah Marylou Brideau et Stéphanie Morris. Tous ces jeunes publiés par Perce-Neige ont été encouragés, critiqués et dirigés par lui. Une direction qui n’avait rien de dictatorial, mais qui tenait davantage à son profond désir de faciliter l’émergence d’une parole originale, propre à l’Acadie.

     


    1. NĂ© Ă  Bouctouche le 25 septembre 1945, GĂ©rald Leblanc dĂ©mĂ©nage Ă  Saint-Jean (N.-B.) Ă  lâ€™Ă¢ge de quatorze ans. Il termine ses Ă©tudes secondaires au St. Malachy’s Memorial High School, donc en anglais. Après quelques petits boulots, il dĂ©cide de s’inscrire Ă  l’UniversitĂ© de Moncton en 1971. Il abandonne près un peu plus d’une annĂ©e d’études peu convaincantes. Dès lors, son cheminement est liĂ© Ă  la scène culturelle de la ville, dont il deviendra le chantre. Il participe Ă  la fondation des Ă©ditions Perce-Neige en 1981, dont il sera le directeur littĂ©raire quelque temps après la relance de la maison en 1991. Peu exigeant financièrement, il consacre tout son temps Ă  l’écriture, la sienne et celle des auteurs de Perce-Neige. Il dĂ©cède d’un cancer le 30 mai 2005.

    Gérald Leblanc a publié :
    Emma I, avec Laurent Comeau (photographies), Louis Comeau (dessins et page couverture), Yvon Leblanc (photographies), Roberthe MĂ©lanson (dessins) et Danyèle Myre (photographies), D’Acadie, 1976 ; Comme un otage du quotidien, poĂ©sie, Perce-Neige, 1981 ; Alyre, monologue thĂ©Ă¢tral, Galerie sans nom, 1981 ; Les sentiers de l’espoir, thĂ©Ă¢tre jeunesse, thĂ©Ă¢tre l’Escaouette, 1983 ; GĂ©ographie de la nuit rouge, poĂ©sie, D’Acadie, 1984 ; Lieux transitoires, poĂ©sie, Michel Henry, 1986 ; L’extrĂªme frontière, Poèmes 1972-1988, Prix littĂ©raire de la Ville de Moncton 1990, D’Acadie, 1988 et Prise de parole, 2015 ; La poĂ©sie acadienne, 1948-1988, avec Claude Beausoleil, anthologie, Écrits des Forges/Le Castor Astral, 1988 ; Les matins habitables, illustrations de Tristan Wolski, poĂ©sie, Perce-Neige, 1991 ; Complaintes du continent, Poèmes 1988-1992, Prix des Terrasses Saint-Sulpice, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1993 ; Éloge du chiac, poĂ©sie, Perce-Neige, 1995 ; MĂ©ditations sur le dĂ©sir, avec l’artiste Guy Duguay, livre d’artiste, Atelier Imago, 1996 ; Moncton mantra, roman, Perce-Neige, 1997 et Prise de parole, 2012 ; Je n’en connais pas la fin, poĂ©sie, Perce-Neige, 1999 ; La poĂ©sie acadienne, avec Claude Beausoleil, anthologie, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1999 ; Le plus clair du temps, poĂ©sie, Perce-Neige, 2001 ; GĂ©omancie, nouvelle Ă©dition de Comme un otage du quotidien, GĂ©ographie de la nuit rouge et Lieux transitoires, poĂ©sie, L’Interligne, 2003 ; Techgnose, poĂ©sie, Perce-Neige, 2004 ; Poèmes new-yorkais, poĂ©sie, Perce-Neige, 2006.

     


    EXTRAITS

    1_Leblanc_G_Extreme Frontiere_BCFJe t’écrirai         un poème sauvage
    un poème tripes
    avec le tam-tam en rut
    entre les mots
    un poème chiac
    Emma, repris dans L’extrĂªme frontière, p. 20.

    sur le sentier du rouge
    au bureau d’assistance sociale, nos plaies cicatrisent

    mal au son de CFQM/country & western. je me retrouve
    dans un télé-roman cheap dans les entrailles de
    l’Assomption, septième étage. c’est l’été 1981, en ville.
    ici, nous sommes majoritairement Acadiens. il faut
    demander une clé si nous voulons aller aux toilettes. la
    police arrive : un réclamant est tombé endormi à force
    d’attendre. on se moque d’une Amérindienne. on
    ridiculise une fille-mère. on me rit dans la face quand je
    leur réponds que je suis écrivain.
    au régime du baloney et des saucisses, j’ai le temps
    d’y repenser. que ça me rend aigre. comme Lou Reed
    dans les rues de New York qui attend sa fix.
    GĂ©ographie de la nuit rouge, dans GĂ©omancie, p. 59-60.

    Vancouver
    qu’est-ce que ça veut dire, venir de Moncton ? une langue bigarrĂ©e Ă  la rythmique chiac, encore trop proche du feu. la brĂ»lure linguistique. Moncton est une prière amĂ©ricaine, un long cri de coyote dans le dĂ©sert de cette fin de siècle. Moncton est un mot avant dâ€™Ăªtre un lieu ou vice versa dans la nuit des choses inquiĂ©tantes. Moncton multipiste : on peut rĂ©pondre fuck ouère off et ça change le rythme encore une fois. qu’est-ce que ça veut dire, venir de nulle part 

    L’extrĂªme frontière, p. 161.

    Poésieflashback
    Je retrouve au hasard

    des photos dans une enveloppe
    un regard sur 1974
    me rappelle les amitiés et les projets
    la poésie que nous écrivions
    tard dans les nuits de fièvre
    nous imaginions tout haut
    l’avènement d’une Acadie en nous
    pour faire remonter
    le feu sacré d’une parole ancestrale
    aux rythmes de notre rage
    activée et brûlante
    du goût de chanter dans nos mots
    Les matins habitables, p. 63.

    Ă©loge du chiac
    de jouer dans la langue et d’en rire

    d’en rĂªver quand on find out
    qu’on communique
    mĂªme si le voisin fait mine
    de ne rien comprendre
    too bad de se priver
    de pareille façon
    de faire accroire
    contre soi-mĂªme
    que ce rythme n’existe pas
    Éloge du chiac, p. 11-12.

    8_Leblanc_G_LePlusClairen lisant Aragon Ă  cinquante ans
    que d’heures perdues à regarder passer le monde

    au cÅ“ur perdu des heures Ă  regarder le monde passer
    au café lire les journaux pour tuer le temps
    certains matins lorsqu’en nous l’univers gronde
    c’est le mal de vivre auquel on ne peut rien sinon
    se perdre dans ses pensées en regardant passer le monde
    Le plus clair du temps, p. 32.

    le jeu d’épreuves

    l’intensité de dire imprime sur ces textes
    ce qui autrement m’aurait tué
    le corps en feu au cœur d’une langue
    avec des dents et du souffle
    l’exploration délicieuse des limites
    revenir sur ces traces Ă©crites
    avant de me rendre Ă  l’extrĂªme frontière
    j’ai compris que j’écrivais pour sauver mon Ă¢me
    Techgnose, p. 30.

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