Jour : 17 mars 2014

  • Daniel Dugas

    Daniel Dugas

    J’aime les mots. J’aime les agencer, les croquer, les regarder. J’aime le bruit qu’ils font quand on se les met en bouche. J’aime quand ils jaillissent comme une source vivifiante. Daniel Dugas les aime aussi, j’en suis sĂ»r, lui qui s’amuse tantĂ´t Ă  leur donner une coloration personnelle sans pour autant trahir l’originale, tantĂ´t Ă  les faire rĂ©sonner pour le simple plaisir de les entendre.

    Mais pour Daniel Dugas les mots sont aussi – surtout – porteurs de sens. Sa poĂ©sie est un des actes par Le bruit des choseslesquels il s’engage, dĂ©nonce, commente la sociĂ©tĂ©. Ses prĂ©occupations sociales nourrissent Ă©galement ses productions artistiques et on pourrait analyser les nombreuses correspondances entre les diffĂ©rents « supports » qu’il utilise.

    En arts visuels, il se consacre Ă  la vidĂ©o, aux nouveaux mĂ©dias, tout en prĂ©servant l’installation et la peinture, comme en tĂ©moignent la page couverture de son premier livre pour enfants, Rocco, qui est Ă©galement son premier ouvrage Ă©crit en anglais, langue qu’il utilise dans certaines de ses productions visuelles, ou encore le tableau qui sert d’illustration Ă  la pièce musicale « Vitreous-worlds », qu’il a composĂ©e et enregistrĂ©e et qu’on retrouve sur la première page de son site Internet (daniel.basicbruegel.com). Site dans lequel les diffĂ©rentes facettes de son travail sont bien mises en relief.

    J’ai toujours eu l’impression qu’il Ă©tait un explorateur des arts, mais aussi de la conscience humaine. Il creuse, fouille, ouvre, puis tente de comprendre et enfin partage ce qu’il a trouvĂ©. Il y a une vingtaine d’annĂ©es, lui et sa conjointe ValĂ©rie ont crĂ©Ă© la Galerie Trunk. Le regardeur s’approchait du coffre de leur vieille voiture qui Ă©tait stationnĂ©e Ă  proximitĂ© d’une galerie oĂ¹ il y avait un vernissage (ou d’une autre activitĂ© culturelle), payait un droit « d’entrĂ©e » d’un dollar pour ainsi obtenir la possibilitĂ© de regarder la miniexposition qui reposait dans le coffre. Une aventure fantaisiste qui interrogeait Ă  sa façon la place de l’art dans la sociĂ©tĂ©.L'Hara-Kiri

    Son premier recueil, L’hara-kiri de Santa-Gougouna (1983), confronte la vision que l’on a des pays lointains et dĂ©chirĂ©s par des guerres au calme, mais critiquable Canada rebaptisĂ© pour l’occasion Santa-Gougouna en hommage aux cĂ©lèbres gougounes, sandales d’Ă©tĂ© par excellence, mais qui, au singulier, peuvent prendre le sens de niais, d’idiot. Santa-Gougouna, le pays de la stupiditĂ© ? Pourquoi pas.

    Si ce premier recueil tient plus du cri que de la poĂ©sie, il n’en demeure pas moins que lĂ  est l’assise de la parole de Dugas. DĂ©jĂ , son impertinence s’affiche : « Un jour je serai / pigeon blanc bleu / je pourrais alors sans crainte / faire caca sur toutes vos nobles statues / construites en services rendus ».

    Cet homme, grand, Ă©lancĂ©, aux yeux incandescents, bouscule les valeurs Ă©tablies en s’attaquant aux icĂ´nes de la sociĂ©tĂ©, que ce soit indirectement ou, comme c’est le cas dans IcĂ´nesHĂ©! (la seconde partie de Hé !, 2010), directement. Dans tous les cas, sa parole est franche et dĂ©terminĂ©e : « Je redispose l’histoire en appelant mĂ©galithes / les vieux scrapbooks / oĂ¹ nos images sont bien alignĂ©es », Ă©crit-il dans le premier poème des Bibelots de tungstène (1989). Ce recueil qui dĂ©crit une atmosphère de fin du monde est habitĂ© par l’urgence dans une quĂªte « à la recherche des Hommes pour pouvoir connaĂ®tre / la fin des solitudes Ă©ternelles / qui nous habitent Ă©ternellement ».

    C’est avec Le bruit des choses (1995) que le poète rĂ©ussit Ă  transposer la colère de l’homme, sans que celle-ci perde sa force et tout en reprenant l’image des « choses », dĂ©jĂ  prĂ©sente dans le premier recueil. Ces choses sont aussi bien les objets que les animaux, les hommes et les actes dans une fusion cosmique, chacun y allant de son bruit (ou ses bruits), mais tous enchaĂ®nĂ©s dans un monde dont le poète ne veut plus : « Je ne brosse plus mes cheveux / C’est la seule rĂ©volte possible / dans le monde amorphe oĂ¹ je vis ».

    La dĂ©rision se mĂªle Ă  l’humour caustique et Ă  l’ironie. La recherche de la vĂ©ritĂ© devient « l’Ă©tude scientifique / des gommes Ă  mĂ¢cher / sur les trottoirs / des sacs de chips / poussĂ©s par le vent ». Les recueils qui suivent continuent dans cette voie, cette façon de regarder et d’analyser le rĂ©el.

    La limite Ă©lastique (1998) est sans doute le plus « coloré » tout en Ă©tant d’une certaine ariditĂ©, comme siLimite Élastique l’auteur avait voulu Ă©liminer tout lyrisme, toute fioriture pour ne retenir que l’essentiel. Les mots pèsent et le poème devient lieu de pensĂ©es sur l’homme, sur la vie, sur le rapport entre les « choses ». Parfois mĂªme, la poĂ©sie devient philosophie et la maxime naĂ®t : « Étoffer le futur c’est souvent immobiliser / tout ce qui tente d’y accĂ©der ». Et elles sont nombreuses, ces petites phrases qui nous font hĂ©siter sur la page, la tĂªte pensive et le crayon dans les airs.

    Ă€ partir de ce recueil, Dugas a trouvĂ© un style, son style, qu’il va peaufiner dans les deux recueils suivants. Le regard devient franchement politique, le ton, cinglant, ironique, sarcastique.

    MĂªme un dĂ©tour serait correctMĂªme un dĂ©tour serait correct (2006) nous entraĂ®ne dans un mouvement qui dĂ©bute par une vision globale de la sociĂ©tĂ© et des abus qu’elle subit, et se termine par un mince, mais rĂ©el espoir fondĂ© sur la capacitĂ© pour l’homme de rĂ©agir et de modifier le cours des choses. Le premier poème nous prĂ©sente les « monstres » qui seront mis en scène et qui ressemblent Ă©trangement Ă  trop de dirigeants politiques ou autres. Le portrait est noir, longue Ă©numĂ©ration de mensonges et de violences qui, malheureusement, reflètent la situation mondiale. Le point de vue de Dugas embrasse l’ensemble de la terre : tout est liĂ©, et nous ne pouvons pas faire comme si notre situation privilĂ©giĂ©e nous permettait de nous dire que tout va bien. Il nous faut donc agir, comme le suggèrent les verbes d’action qui servent de titres aux poèmes.

    HĂ© ! suivi de IcĂ´nes (2010) poursuit la dĂ©marche, s’attaquant dans la partie IcĂ´nes Ă  neuf entreprises Au large des objets perdussymboles de notre sociĂ©tĂ© et surtout de notre façon de vivre : l’Agent Glad, Betty Crocker, Monsieur Net, Malboro, le GĂ©ant Vert, Michelin, le Chef Boyardee, Dixee Lee et le Colonel Sanders y sont joyeusement malmenĂ©s. Dans HĂ© !, chaque poème prend appui sur l’interjection choisie comme titre. Ce jeu lexical qui pourrait ressembler Ă  un exercice d’improvisation vire en cauchemar, en souhait, en espoir, en amour et en diffĂ©rents sentiments contrastĂ©s. Ces oppositions crĂ©ent d’un texte Ă  l’autre – et parfois mĂªme au sein d’un mĂªme texte – des frictions qui expriment les Ă©tats d’Ă¢me de l’auteur. Sa colère contre la sociĂ©tĂ© qui s’exprime par l’engagement de son Ă©criture l’aide Ă  faire face Ă  ce qui pourrait mener au dĂ©sespoir : « [J]e trace dans le dĂ©sir d’exister / dans cette frontière Ă©lastique / l’importance du moment / lĂ  oĂ¹ le bonheur existe / assurĂ©ment ».

    D’un recueil Ă  l’autre, Daniel Dugas reprend les mĂªmes thèmes, les modulant diffĂ©remment, mais toujours dans un dĂ©sir de trouver une façon de prĂ©server un espoir en l’homme.

     


    Biographie 
    Daniel Dugas est nĂ© le 29 octobre 1959 Ă  MontrĂ©al. Ses parents, tous deux Acadiens, s’installent Ă  Moncton en 1973. Il obtient un certificat en service social Ă  l’UniversitĂ© Sainte-Anne de Pointe-de-l’Église (1980) puis un baccalaurĂ©at en arts visuels de l’UniversitĂ© de Moncton (1986). Il fait sa maĂ®trise en arts visuels au School of the Art Institute de Chicago (1993). S’il publie des recueils de poĂ©sie Ă  partir de 1983, ce sont les arts visuels qui orientent sa dĂ©marche artistique. Peintre, graveur, vidĂ©aste, performeur, il expose et intervient dès 1983. Il participe comme vidĂ©aste Ă  la Course autour du monde de Radio-Canada en 1983, et reprĂ©sente le Nouveau-Brunswick aux Jeux de la Francophonie de 1997. Il a enseignĂ© au Media Arts and Digital Technologies Department de l’Alberta College of Art and Design de Calgary. Aujourd’hui, il vit Ă  Moncton.

    Daniel Dugas a publié, entre autres :
    L’hara-kiri de Santa-Gougouna, Perce-Neige, 1983 ; Les bibelots de tungstène, Michel-Henri, 1989 ; Le bruit des choses, Perce-Neige, 1995 ; La limite Ă©lastique, Perce-Neige, 1998 ; MĂªme un dĂ©tour serait correct, Prise de parole, 2006 ; HĂ© ! suivi de IcĂ´nes, Prise de parole, 2010 ; Au large des objets perdus, Prise de parole, 2011.

     

    EXTRAIT

    […] je guette
    la limite qui se plie
    l’horizon suspendu
    le dernier droit des voyageurs
    la dernière dérive de la liberté
    derrière
    le cul-de-sac trompe-l’oeil du voyage
    devant
    la route temps-moderne
    oĂ¹ Chaplin marche avec Goddard
    Au large des objets perdus, p. 17.

     

  • Tenaces racines du racisme

    Tenaces racines du racisme

    Aminata1 est un vaste roman qui dĂ©crit la fin du XVIIIe siècle et le dĂ©but du XIXe. Son chemin de croix laisse une traĂ®nĂ©e sanglante en Afrique de l’Ouest, aux États-Unis, en Nouvelle-Écosse, en Sierra Leone et en Angleterre. Au cÅ“ur du rĂ©cit, une fillette, Aminata, capturĂ©e par des vendeurs d’esclaves et monnayĂ©e au grĂ© de propriĂ©taires partageant, Ă  dĂ©faut d’une mĂªme nationalitĂ©, une commune inhumanitĂ©.

    Dès le départ, Lawrence . . .

    Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ?

  • Stefan Zweig, la montĂ©e de l’ombre

    Stefan Zweig, la montĂ©e de l’ombre

    Stefan Zweig a connu tous les privilèges de la naissance, de la fortune, de la culture, des amitiĂ©s prestigieuses, du succès littĂ©raire et de la renommĂ©e mondiale. En 1939 son monde s’Ă©croule, « le monde d’hier ». Sa foi humaniste a Ă©tĂ© vaine, le service de l’esprit un Ă©chec. Devenu apatride, Zweig l’EuropĂ©en en plein dĂ©sespoir se donnera la mort trois ans plus tard.

    Venant après d’autres biographies, celle de Dominique Bona1, riche et passionnante, qui coĂ¯ncide avec la rĂ©Ă©dition de plusieurs nouvelles (dont le troublant Joueur . . .

    Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ?

  • Pantanellasque !

    Pantanellasque !

    S anatomique
    S anatomique

    Il y a fort à parier que Marc Pantanella1, qui vient de faire paraître Typographie inusuelle d’aucune aide pour les gens qui rédigent & fabriquent des imprimés de toutes sortes soit un adepte de la défunte Rubrique-à-brac de Gotlib. Ou, s’il est du genre à préférer à la présence de ses semblables celle d’animaux de compagnie, le chat sévissant sous le pinceau de Geluck doit assurément avoir détrôné cette pauvre Milou (les exégètes tintinophiles assurent aujourd’hui qu’il s’agit bel et bien d’une brave chienne : l’a-t-on en effet jamais vu[e] lever la patte arrière ?) dans les choix qui s’offraient à lui. À quoi tout cela rime-t-il ? On (pronom bien utile en certaines occasions) se le demande, on se le demande. Sinon que de présenter de façon tout aussi inusuelle un ouvrage qui mérite plus qu’un détour. De l’un et de l’autre des auteurs précédemment nommés, Marc Pantanella partage la relecture fantaisiste des bases de notre culture, et dans le cas qui nous intéresse de notre alphabet bicaméral latin, avec la griffe humoristique de chacun. Le plaisir se décline ici tout autant en majuscule qu’en minuscule, sans accorder de préséance à l’une ou l’autre des lettres revisitées ni aux signes diacritiques ou typographiques qui ponctuent nos lectures de manière à en faire jaillir le sens.

    Mais revenons Ă  Marc Pantanella et Ă  son abĂ©cĂ©daire illustrĂ©. NĂ© en 1962, il a « fait les Beaux-arts » (c’est lui qui guillemette) Ă  Marseille avant de devenir graphiste et après avoir tĂ¢tĂ© de divers mĂ©tiers artistiques (ou l’inverse) : livreur de boucherie, paysagiste. De la première expĂ©rience professionnelle, on peut en dĂ©duire qu’il en a retirĂ© la capacitĂ© de dissĂ©quer le caractère Ă©pineux de certaines lettres (le S anatomique) ; de la seconde, qu’elle a aiguisĂ© une vision parfois bucolique de certaines autres (le C en grappe) ; de l’addition des deux, une joyeuse collection de queues de rechange pour le Q !

    E peigne
    E peigne

    L’exercice, pour aussi gratuit et désintéressé qu’il paraisse, dénote un profond respect du métier de typographe qui, s’il n’est encore en voie de disparition, se voit aujourd’hui relégué à une catégorie marginale de « livres d’art » (on souligne cette fois). Il ne suffit pas de mettre à la portée de chacun des catalogues condensés de polices de caractères existants. Encore faut-il savoir les utiliser à bon escient. L’ouvrage de Marc Pantanella est un véritable petit bijou de la première à la dernière page. Si l’on ne craignait de paraître précieux, on le qualifierait certes de soigné. Comme quoi lorsqu’on se donne le peigne de bien faire les choses, l’intelligence et le plaisir nous réservent de bien belles surprises. L’on ne saurait insister davantage : faites-vous plaisir en mettant la main sur cet abécédaire pantanellasque !

     


    1. Marc Pantanella, Typographie inusuelle d’aucune aide pour les gens qui rédigent & fabriquent des imprimés de toutes sortes, L’Oie de Cravan et Finitude, Montréal/Bordeaux, 2011, non paginé. ; 14 $.

  • MillĂ©nium, Stieg, Eva, et les autres

    Millénium, Stieg, Eva, et les autres

    L’histoire1 est connue. Et banale. Ă€ tel point que l’on pourrait se demander si elle ne s’inscrit pas dans la suite de la trilogie qui s’est vendue Ă  plus de quarante millions d’exemplaires dans le monde (après tout, ne devait-il pas y avoir sept tomes Ă  l’aventure MillĂ©nium ?).

    Mais rappelons les faits : Stieg Larsson, journaliste suĂ©dois qui peine Ă  vivre de son mĂ©tier (on lui refusera mĂªme Ă  plusieurs reprises des postes de journaliste sous prĂ©texte qu’il n’Ă©crit pas . . .

    Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ?

  • Le dernier exil de Stephan Zweig, Correspondance 1932-1942

    Le dernier exil de Stephan Zweig, Correspondance 1932-1942

    Ă€ la fin de son roman M. (L’instant mĂªme, 2010), Hans-JĂ¼rgen Greif Ă©voque une photographie qui a Ă©tĂ© conservĂ©e au musĂ©e historique de Vienne. On y aperçoit Stefan Zweig et sa femme Lotte Ă©tendus sur le lit d’une chambre Ă  PetrĂ³polis en 1942, après leur suicide. Zweig, malgrĂ© une tenue dĂ©contractĂ©e, est Ă©lĂ©gant, comme Ă  l’accoutumĂ©e : complet sport, cravate noire, chemise marron. Lotte Altmann Ă©treint le cou de son Ă©poux « dans un geste de mauvaise tragĂ©dienne », Ă©crit Greif. Zweig, rĂ©solu de . . .

    Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ?

  • Émancipation et dĂ©cimation : Le VLB nouveau quitte les ornières nationalistes

    Émancipation et décimation : Le VLB nouveau quitte les ornières nationalistes

    Antiterre, tel est le titre du remarquable nouveau roman de Victor-Lévy Beaulieu. Avec Bibi, publié en 2009, Antiterre forme un diptyque qui vient clore, apparemment, les aventures d’Abel Beauchemin inaugurées il y a une quarantaine d’années avec Race de monde !

    Il y a deux grandes périodes romanesques chez Beaulieu. La première va de Don Quichotte de la démanche (1974) aux trois volumes de Monsieur Melville (1978) en passant par N’évoque plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel (1976). La seconde a été entam . . .

    Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ?

  • HĂ©lène d’Å’ttingen, dite Roch Grey (1887-1950)

    HĂ©lène d’Å’ttingen, dite Roch Grey (1887-1950)

    Pour ceux qui frĂ©quentèrent son salon du 229, boulevard Raspail, tels Modigliani, Picasso, Cendrars et Max Jacob, elle Ă©tait la baronne HĂ©lène d’Œttingen. Or, une seule vie ne suffisait pas Ă  cette mystĂ©rieuse aristocrate ukrainienne, car elle s’inventa trois alter ego masculins. Sous le nom de LĂ©onard Pieux, elle Ă©crivait des poèmes. Sous celui de François Angiboult, elle Ă©tait peintre. Sous celui de Roch Grey, elle signa des romans d’une remarquable facture poĂ©tique.

    À ces identités fictives, toutes trois masculines, on peut . . .

    Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ?

  • Darwin et la libertĂ© humaine (L’origine des espèces)

    Darwin et la libertĂ© humaine (L’origine des espèces)

    J’Ă©cris pour tenter d’apprĂ©hender le grand mystère de la vie. Dans un dĂ©sir irrĂ©pressible de saisir le monde tout en l’embrassant, je cherche un ordre dans le grand dĂ©sordre des astres. La plume Ă  la main, je me sens aspirĂ© par le vide cosmique. Le ciel, Ă©clairĂ© de mille feux, envahit l’espace.

    La terre, pourtant, me retient comme un aimant. Bien ancré sur ma chaise, je reviens donc à notre planète.

    Darwin
    Caricature et citation tirées de Darwin, 1809-1882 : autobiographie, Belin, 1992, p. 109.

    J’en arpente les monts, les vals, les forĂªts. Je m’affaire Ă  sonder l’immense Ă©tendue de nos racines. Une vie ne me suffira pas : la terre est vaste, l’horizon, inaccessible et le silence, vertigineux.

    Qu’est-ce que cela signifie qu’Ăªtre humain ? EspĂ©rant l’improbable rĂ©vĂ©lation, je reste immobile, silencieux, aux aguets, tous les sens en alerte. L’Ă©blouissement, cependant, ne vient pas, comme s’il ne pouvait surgir dans l’attente. Je devrai lui forcer la main, comme le fait un romancier en inventant, puis en laissant vivre, ses personnages. Mais par oĂ¹ faut-il commencer ma quĂªte ? Tout autour de moi, il y a le ciel muet. Plus près, comme un Ă©cran, je vois des champs, des bois, des rivières, des animaux, « toutes choses inutiles », comme l’Ă©crivait Paul Morand.

    Des choses bien inutiles… J’aurais dĂ» y penser plus tĂ´t. C’est par ces Ă©lĂ©ments a priori futiles, sans objet apparent, que j’aurais dĂ» dĂ©buter. Toutes les civilisations de la planète n’ont-elles pas commencĂ© par lĂ  ? Le monde animĂ©, le fĂ©tiche tutĂ©laire, l’animal des songes : femme-poisson et femme-faucon, homme-grenouille, homme-lĂ©opard… homme-singe !

    Je n’ai pourtant mĂªme pas lu L’origine des espèces1 de Charles Darwin. Pour quelqu’un qui, comme moi, aime Ă  se rĂ©clamer de la biologie, c’est plutĂ´t embarrassant. C’est un peu comme si un thĂ©ologien de la chrĂ©tientĂ© avouait n’avoir jamais lu la Bible. Certes, cela ne signifie pas pour autant que ce que l’on trouve dans l’ouvrage du grand naturaliste anglais me soit totalement inconnu. Parmi tout ce que j’ai feuilletĂ© dans ma vie, je ne compte plus les manuels didactiques, les pĂ©riodiques scientifiques, les articles de vulgarisation qui y faisaient rĂ©fĂ©rence. Je me suis passionnĂ©, adolescent, pour les rĂ©cits d’Ă©thologues comme Karl von Frisch, Konrad Lorenz et Jean-Henri Fabre. Plus tard, je me suis intĂ©ressĂ© aux Ă©crits des nĂ©o-darwiniens, de la thĂ©orie neutraliste de l’Ă©volution Ă  celle des Ă©quilibres ponctuĂ©s, de la sociobiologie au nĂ©o-lamarckisme, sans oublier tout ce qui concerne la sĂ©lection culturelle. Comptes rendus Ă©clairants sur l’Å“uvre, jugements critiques, mises au point, prĂ©cisions, amendements ; apologies et dĂ©nonciations : bientĂ´t, j’en vins presque Ă  prĂ©tendre que la science de l’Ă©volution n’avait plus aucun secret pour moi. Pourtant, je n’ai jamais lu L’origine des espèces !

    On me rĂ©pliquera que cela n’est pas bien grave. Pourquoi chercher chez un naturaliste un quelconque Ă©clairage sur notre existence quand tant de grands hommes et de femmes admirables, thĂ©ologiens, philosophes, sociologues, anthropologues ont eu Ă  ce sujet des commentaires Ă©difiants ? MĂªme si je n’arrive plus Ă  me concevoir sans cette part de biologiste en moi, peut-Ăªtre par la faute de ces grands lacs aux eaux sombres de la forĂªt borĂ©ale qui ont forgĂ© mon identitĂ© – goĂ»t de l’eau, odeur de sapinière, plainte du huard Ă  collier, et ces becs-scies qui vont Ă  la queue leu leu, les gamineries de la loutre, un orignal qui s’Ă©broue, des herbes plein la gueule –, ne puis-je pas me satisfaire de Henry David Thoreau ou de Robert Lalonde ?

    D’ailleurs, s’agit-il bien de littĂ©rature que ce pavĂ© dans la mare qu’a jetĂ© Darwin ? Je n’entrerai pas ici dans des dĂ©bats esthĂ©tiques ou moraux oĂ¹ je ne saurais que me ridiculiser. Admettons tout de mĂªme ceci : comme dans les plus grandes Å“uvres de fiction – car nous savons tous qu’il n’y a pas que la raison pour nous aider Ă  saisir le monde : il y a aussi le son, le rythme, la rime, et la palette, la texture, le motif, la ligne des pinceaux –, on trouve dans le livre de Darwin, du moins selon ce que je retiens des commentaires de ceux et celles qui l’ont lu, un certain nombre d’intuitions particulièrement remarquables sur ce que c’est, fondamentalement, qu’Ăªtre humain.

    Darwin, pourtant, aura longuement hĂ©sitĂ© Ă  appliquer la thĂ©orie de l’Ă©volution au domaine des comportements humains. Il finira mĂªme par retirer de son livre tout ce qui faisait mention de façon trop explicite Ă  notre propre Ă©volution. Sans doute tenait-il Ă  sa peau. Il ne souhaitait pas finir au bout d’une corde, lynchĂ© par une foule en colère : certaines vĂ©ritĂ©s, trop lourdes de sens, sont difficiles Ă  entendre. Cependant, il aura beau Ăªtre restĂ© Ă©vasif, on aura vite compris certaines implications de son Å“uvre : il suffit pour cela de jeter un coup d’Å“il Ă  toutes ces caricatures qui le dĂ©peignent avec un corps de singe… L’Ăªtre humain tombait de haut !

    Il s’est relevĂ© depuis en tentant d’oublier qu’il appartient Ă  la communautĂ© animale, d’autres diraient en niant sa nature animale. Vacillant, chancelant, mais toujours debout, avec la fiertĂ© obstinĂ©e de celui qui ne veut surtout pas se laisser arrĂªter, il marche droit devant : un cheval fourbu ne finit-il pas par accepter ses ornières et devenir complètement angoissĂ© lorsqu’on les lui enlève ? Il est toujours rassurant de se trouver devant une route rectiligne, mĂªme si c’est la courbe qui nous habite : on prĂ©fère souvent ne pas trop savoir ce qu’il y a en nous, ce qui motive nos actes, de quel bois on est fait.

    Il est pourtant certaines Ă©vidences. L’air qui m’entoure ne se trouve pas Ă  l’extĂ©rieur de moi : il est en moi et je suis donc fait de l’air que je respire comme cet air est issu de moi. L’eau dans laquelle je me dĂ©tends en nageant quelques brasses fait partie de la moindre de mes cellules ; je suis constituĂ© de l’eau que je bois et, quand y dĂ©ferle une marĂ©e noire, elle se dĂ©verse en moi. Mais l’animal ? Et la raison Ă  laquelle nous nous accrochons pour pouvoir mieux nous en distinguer ? La drĂ´le de bĂªte qui fut notre ancĂªtre, anthropopithèque, australopithèque ou pithĂ©canthrope, en arborait-elle dĂ©jĂ  les commencements, de premiers balbutiements ?

    Cette Ă©ventualitĂ© entraĂ®ne Ă  sa suite un certain nombre de questionnements qui sont parmi ceux qu’il nous plaĂ®t de qualifier de fondamentaux. Si mĂªme la raison n’est pas Ă©trangère Ă  ma nature animale, d’oĂ¹ provient – si elle existe – ma libertĂ© ? Il nous a plu de croire que c’Ă©tait la raison qui faisait de nous des Ăªtres libres – dĂ©livrĂ©s de nos pulsions, de nos envies, de nos dĂ©sirs –, que c’est d’elle que dĂ©pendait un libre arbitre insĂ©parable, depuis saint Augustin, de la volontĂ©. Pourtant, il y a aussi, chez les grands singes, prohibition de l’inceste, et si certains d’entre eux assassinent leurs semblables, il serait difficile de prĂ©tendre qu’ils le font dans l’indiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale. Faudrait-il porter un peu plus d’attention Ă  nos cousins animaux pour mieux saisir ce que signifie qu’Ăªtre libre ? La libertĂ© humaine, plus que jamais, est insaisissable.

    On jugera peut-Ăªtre que je m’Ă©loigne ici un peu trop du livre de Darwin. Après tout, si je ne m’abuse, celui-ci n’a jamais abordĂ© de plein front, ni mĂªme de biais, la question de la libertĂ©. Tel n’Ă©tait pas son propos. Mais quel Ă©tait-il ? Qu’en sais-je : je ne l’ai pas lu ! Tout ce que je peux en dire, c’est ce qu’en ont dit d’autres que moi ; ou ce que j’aimerais y dĂ©couvrir le jour oĂ¹ je me dĂ©ciderai Ă  le lire…

    J’espère bien sĂ»r y trouver des arguments pour rĂ©futer l’opinion trop largement rĂ©pandue selon laquelle la thĂ©orie de l’Ă©volution par sĂ©lection naturelle est une apologie de la « loi du plus fort ». Comme s’il n’y avait pas Ă©galement, dans cette thĂ©orie, la loi de celui qui court le plus vite, qui est parfois un redoutable prĂ©dateur, mais est aussi, Ă  l’occasion, un incorrigible poltron ; la loi de l’expert en guet-apens, mais aussi de celui qui dĂ©couvre le meilleur refuge pour se protĂ©ger ; la loi du plus visible, du m’as-tu-vu, ou de son contraire, celui qui sait se camoufler ou se faire tout petit pour ne pas Ăªtre repĂ©rĂ© ; et leurs multiples versions sans cesse remaniĂ©es : loi du plus gros, du plus petit, du plus long, du plus court, du pressĂ©, de l’attentif… Ne serait-ce pas d’un hommage Ă  la diversitĂ©, finalement, qu’il s’agit ? Plus encore que les sociologues ou les anthropologues, les biologistes l’ont compris : la mère de l’adaptation, c’est la diversitĂ©. Cultivons nos diffĂ©rences, soignons nos particularitĂ©s, accordons du prix Ă  ce qui nous distingue les uns des autres. Si nous voulons survivre, prĂ©servons cette diversitĂ© qui est la nĂ´tre !

    Si la thĂ©orie de l’Ă©volution est un hommage Ă  la diversitĂ©, elle pourrait bien Ăªtre de surcroĂ®t, malgrĂ© ce que certains ont voulu nous faire croire pour leur propre bĂ©nĂ©fice, un hommage au « vivre ensemble ». Partout, les Ăªtres vivants coopèrent. Dans tous les lieux, par tous les temps, ils se partagent la planète et ses ressources en s’appuyant mutuellement : des plantes et des bactĂ©ries s’associent au sein de symbioses rhizobiennes ; des algues et des champignons s’unissent pour former des lichens. Leur relation est parfois si intime que mĂªme muni du plus puissant microscope Ă©lectronique, on peine Ă  distinguer Ă  qui appartient telle ou telle cellule. « Je ne sais pas oĂ¹ tu commences, tu ne sais pas oĂ¹ je finis », chantait Moustaki dans ce qui aurait bien pu Ăªtre une cĂ©lĂ©bration de la symbiose mycorhizienne. Trop souvent, nous n’envisageons l’interdĂ©pendance des Ăªtres vivants qu’en songeant Ă  la chaĂ®ne alimentaire oĂ¹ les uns se nourrissent aux dĂ©pens des autres. Avons-nous pourtant bien saisi toutes les implications du fait que c’est Ă  l’abeille que de nombreuses espèces de plantes ont confiĂ© la rĂ©ussite de leur propre reproduction ? Les voilĂ  Ă  prĂ©sent partenaires insĂ©parables d’un processus de coĂ©volution. Est-ce lĂ  le rĂ©sultat d’une lutte acharnĂ©e pour survivre ? Ou bien simplement le fruit du hasard ? Darwin penchait plutĂ´t, semble-t-il, pour la première explication ; mais son Å“uvre n’a pas totalement fermĂ© la porte Ă  la deuxième : il se pourrait mĂªme que hasard et sĂ©lection naturelle agissent bien souvent de concert. J’ai encore le privilège de pouvoir me dire que je jouis d’un certain espace de libertĂ©, tout en Ă©tant soumis aux alĂ©as de l’existence.

     


    1. Charles Darwin, On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life, John Murray, Londres, 1859.

     

    EXTRAIT

    « OĂ¹ s’arrĂªteront les magnificences de l’Hippodrome ? On y parle de l’engagement du cĂ©lèbre Darwin qui viendrait fournir la preuve de sa gĂ©nĂ©alogie en exhibant l’agilitĂ© prestigieuse qu’il tient de ses aĂ¯eux (les singes). – M. LittrĂ©, qui partage la foi et les ancĂªtres du savant anglais, le seconderait dans ses exercices. » (J.-L. Charmet)

     

     

     

    Â