Ô douleur d’être seul et de broyer du noir,
De mutiler son cœur, de le mettre en poèmes
Et de jeter ce livre à d’autres faces blêmes
Qui pleureront peut-être en le lisant un soir !
Henri Desjardins, Les soirées du château de Ramezay
On introduit quand on pense s’introduire ?
Illuminations ? Jusqu’à nouveau désordre, ce matos sert à déprendre celui ou celle qui n’a plus de temps à perdre sur la terre de tous les enfers. Et les vraies illuminations, on ne peut les partager avec les aveugles.
J’admire les génies. Ils sont une excuse à l’existence de l’humanité. J’admire ce mariage contre culture de l’intelligence et de la sensibilité poussées à leur paroxysme. Mais cela s’avère souvent, trop souvent mortel pour ces porteurs véloces d’étrangetés quand leur fragile écologie ne peut maintenir le difficile équilibre entre deux effervescences poussées aux extrêmes, surtout quand leurs visions se frappent aux frictions imposées par les banales expositions sociales. Souvent, trop souvent, les visions viennent avec le vent et partent avec la tempête.
Eh ben oui, j’ai connu brièvement une jeune femme géniale, mais décédée avant que je l’aie vraiment aimée. Elle a eu la gentillesse de me quitter pour aller s’accrocher ailleurs qu’à la vraie vie. Voilà la tragédie des authentiques visionnaires hantés par cette pertinente observation d’un loustic anonyme : « Il y a ceux qui rêvent et qui ne savent pas. Il y a ceux qui savent et qui ne rêvent pas. Il faut craindre la parole de ceux qui rêvent et qui savent ».
Partout la société étouffe leurs visions profondes, telluriques ou célestes, brisées par la conscience de ne pas être au monde dans une humanité en constante dissonance cognitive sur une planète toujours menée par la logique prédatrice, malmenée par cette stratégie naturelle récoltant la cendre et les os, futur dépôt sédimentaire sur les carnassières. Tous les regards extraordinaires, pour ne pas dire excédentaires à la bonne marche de l’humanité aveuglée par la faible lumière lunaire, tous les authentiques visionnaires sont ostracisés, méprisés ou ridiculisés, tout simplement parce qu’ils ne sont pas nécessaires à l’existence et à la survie élémentaire entre les fonctions organiques buccales et anales. Et les rares génies québécois, on les pousse au silence ou à la déchéance avant la mort anonyme, avant de les ranger dans le tiroir aux miroirs brisés des idiots utiles férus d’idéologies futiles, liberticides ou mortifères.
On développe sans enveloppe corporelle ?
« Aujourd’hui j’ai joué aux échecs avec Charlotte Poulin1. » Avec, sous mon coude, l’extraordinaire Illuminations tout barbouillé, tout chiffonné, mais jamais ratatiné. Et Charlotte le regardait intensément pendant que je me cassais la tête à déjouer sa fine stratégie. Encore aujourd’hui, je m’interroge sur ce moment magique, sur le moment initial de mes premières fuites oniriques.
À seize ans, on n’est pas balèze. On essaie tant bien que mal tout et n’importe quoi avec n’importe qui n’importe quand. Pis après on compte les plaies dans les matins nains, pis après on compte sur le souvenir de nos plaies pour avoir quelques histoires à raconter au crépuscule de la vie, quand on n’a rien d’autre à faire que brûler ses dernières calories entre deux souvenirs plus ou moins glorieux, ceux de nos anciennes amours inachevées, brefs moments que l’on voulait éternels dans l’agitation futile d’un univers désordonné et de la vie à l’énergie toujours dilapidée.
Oui, à seize ans, à travers les ravages de mon âge, je lisais trop, je lisais Rimbaud, toujours Rimbaud, et surtout Illuminations entre deux soulographies orchestrées par des mauvais garçons. Puis redevenu à froid et à jeun, je fuyais vers ces nouveaux horizons où je ne voulais surtout pas m’effondrer. Illuminations déposé sur ma table de travail, toujours à composer avant de dire mes nuits d’insomnie. Ivre de ces nouveaux vertiges, je devenais taciturne, je voulais garder en moi les nouveaux rêves pour mes futures veillées merveilleuses, ce qui avait l’heur d’ennuyer ma parentèle parce que, d’habitude, je parlais sans arrêt en rimes railleuses, et cela les tenait cois tandis que mes petites amies désespéraient de ma langue bien pendue, jamais de mes fougueux baisers. On me dit aujourd’hui que j’assommais tout le monde avec mes assonances. Enfin je cherchais « l’inflexion éternelle des moments2 » loin des sages femmes (sans trait d’union ici, hihihi), car elles me compromettaient avec leurs désirs radieux, me ramenaient sans cesse à la tendresse de la chair à parfaire, malgré les ornières sociales qui menaient aux effeuillages de sous-vêtements dans les sous-bois aux mûres hormones.
Devant Rimbaud, je n’étais qu’un misérable vermisseau, qu’une flétrissure, qu’une vomissure, qu’une trace de graisse dans mon paysage rural ben banal du fanal. Encore aujourd’hui, il m’est impossible de quitter sa poésie, ni de s’en évader. Pourquoi ? Parce qu’il donne toutes les pistes pour fuir avec élégance, pour se fuir en puissance afin de ne pas mourir de honte ou d’ennui au bout d’une vie inaccomplie. Avant de mourir ? Oui. Car nous devons faire le plein d’images surréelles afin d’affoler la réalité, ce minuscule royaume de l’usage et de l’usure, pour ensuite les verser dans le vaste réservoir de l’univers quantique, réservoir toujours prêt à recevoir, après la vie, les rêves beaux et les empreintes mnésiques des authentiques créateurs. Bref, si au cours de l’existence nous n’accumulons pas un vaste capital de belles, grandes et profondes visions, eh bien, notre minable mémoire terrestre s’effacera à jamais, rien ne s’inscrira dans le grand livre ludique de la beauté éternelle et universelle.
Illuminations comme fracturation de la réalité objective, cette réalité qui occupe trop les émotions partielles et les sensations partiales. Pour les émerveilleurs, la réalité écœure, car nous y sommes tous soumis. C’est vrai : « La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère3 ». Et surtout : « Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui nous attend4 ».
Rimbaud et ses pistes. Rien que ses pistes. Toujours des pistes à relever dans l’obscurité de l’origine. Des bribes. Des bribes qui ne seront jamais brides aux rêves absolus quand nous quittons un bref instant le corps au paroxysme du véritable amour. Des bribes que la réalité ne peut jamais contraindre, car cette dernière ne peut pas sortir de l’ornière d’un univers de tout temps soumis à la déperdition énergétique. Qu’on se le dise : l’authentique illumination n’est pas soumise aux terribles lois de la thermodynamique, n’est pas une sensation, encore moins une émotion ; elle est la consécration du génie se libérant de sa biologie. Elle nous permet d’aller ailleurs que dans le rêve limité aux innombrables nécessités. Avant la fin de tout et de tous, il faut aller rejoindre les authentiques émerveilleurs.
L’illumination demeure avant tout un guide, un guide vers la surréalité, là où la conscience frôle la frontière subjective mais infinie du champ quantique constitué d’un vide… à la fantastique énergie, dont nous ne sommes que des porteurs de cendre à la recherche de la vraie vie au prix d’efforts oniriques impossibles à rationaliser. Sans l’illumination, nous ne sommes qu’un surplus d’énergie en déperdition, chassée du vrai paradis caché à nos sens communs comme à notre banal entendement naturel.
Fuir. Oui, mais surtout se fuir le plus loin possible. Pour rencontrer… son double au moindre détour afin de le défigurer, afin de ne pas croiser cet Autre muet devant son cénotaphe, où il regrette d’avoir refusé de s’éloigner de la vie imposée, de cette vie qui n’a pas le choix de voler l’énergie sous toutes ses formes, avec ou sans absolution et sans autre solution que de durer le temps qu’il faut pour se retrouver, à la fin, en défaut de paiement, « là où les autres se sont effondrés » (Rimbaud).
Puis je lis « Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences5 ». Voilà. Et je reste là entouré de mes rêves apparents et transparents avec lesquels je ne peux contaminer la réalité de l’Autre. Parce que tout est dit, rien n’est dit, et j’écris une poésie au-delà de la nature même, loin de la prédation et du pouvoir. Ce faisant, je confie à mes amours les amples mouvements de mon cœur sous constante tension philosophique, scientifique et poétique. Mais rares sont les personnes qui se laissent entrainer par mes verbes de mouvement… Et je souffle à mes amours que la poésie du corps et du cœur n’est pas l’expression d’une émotion, mais une évasion hors de l’émotion, ce prêt-à-porter accroché à la porte de l’authentique paradis à créer et sans cesse à recréer.
Bien sûr, en poésie, nous sommes au-delà de la gnosie. Là, en métaphore absolue, les cinq sens communs ne servent à rien, et cela est beau. La métaphore occupe alors tout le corps devenu glorieux, car heureux de s’évader de l’espèce, heureux de vraiment vivre hors de la prédation et du pouvoir. Et le cœur vit alors avec la plus belle énergie qui soit, celle de la liberté pure sans aucune dépense d’énergie vitale, tout simplement parce que la poésie authentique puise sa source dans l’infini univers quantique. Sachez que cet univers ne demande rien en retour, sauf de conserver dans ses archives tous les rêves beaux créés par les génies en pleine possession de l’authentique liberté.
C’est ça qui est ça parce que c’est toujours comme ça. Pis ça veut rien dire. Pis ça veut tout dire. Car il n’y a rien à faire avec le rêve quotidien de tous les jours à jour ; il est toujours là, pendu au bout de la nécessité, je veux dire par là que seul le rêve vrai peut sauver l’humanité de l’insignifiance et ce qu’il reste du peuple québécois de l’actuel rétrécissement cérébral mondialiste. Bref, s’il n’y a plus de rêve – je parle ici de sa virilité –, inutile de vivre la réalité avec son cortège de lois culturelles auxquelles nous devons obéir en échange de… rien, pas même de la mort. Le rêve authentique est la première étape vers l’illumination qui traverse en même temps le cœur et l’esprit des authentiques génies, malheureusement incapables de composer avec les « innombrables générations idiotes » (Rimbaud) aux vastes pouvoirs pourris.
Dans le jeu dangereux de l’extrême poésie propre aux authentiques génies, il n’y a pas de place pour les insignifiants, les lâches et les peureux, les jaloux et les envieux, car tous ces gens de peu seront effacés de la mémoire universelle. Il ne restera alors que leurs traces de graisse dans le paysage. Mais comme ces minables agents de pouvoir se comptent par milliards, ils encombrent et encombreront toujours la route de l’éternité.
Il est facile d’être avalé par le vide, surtout quand on n’a rien à dire. Et rien à dire, c’est le cas de la vaste majorité de l’humanité qui ne fait que répéter les exagérations idéologiques et les extrapolations à la mode des merdias, tous au service de délirants psychopathes. Et quand on écrit hors de ce cadre macabre, eh ben, on fuit le vide ambiant, on fuit ce vide permanent. Avant de se retrouver, au bout des confusions, réunis dans le vaste cimetière de la Terre avec comme seul viatique quelques mots vrais qui surgiront plus tard du sol noir afin de proliférer dans d’autres rêveurs.
Oui, il faut dire autrement la vie, celle qui nous a été donnée par défaut… avec tous ses défauts, même et surtout les plus sympathiques. Oui, avec la poésie authentique, nous allons ailleurs au-delà du rêve banal, je veux dire par là le rêve bas de gamme qui plie la vraie vie à des contraintes naturelles sans aucune possibilité de libération spirituelle. Car prisonniers nous sommes… du sommeil programmé par nos gènes défectueux pourtant essentiels à la conservation et à la reproduction.
On conclut avant de s’exclure ?
Et la vie, je l’aime, je l’aime par-dessus tout, avec ou sans parapluie, surtout quand elle fuit les crucifixions quotidiennes.
Bien sûr, à chaque instant, il faut rêver d’aller ailleurs dans un monde meilleur. Malheureusement, cela ne se fera pas à partir de la nation québécoise en état de décomposition avancée, avant sa mort sociologique déjà programmée. Je veux dire par là à la mort par voie d’étouffement de la poignée d’authentiques visionnaires enfermés dans l’actuel asile littéraire québécois dirigé et manipulé par de médiocres prédateurs et prédatrices, minables idéologues qui se prennent… pour des génies. Sans nouvelles illuminations québécoises, nous deviendrons « les ratés de l’histoire » (Gaston Miron).
1. Extrait de mon journal, le 2 septembre 1969.
2. Extrait de « Guerre ».
3. Extrait de « Bottom ».
4. Extrait de « Vies ».
5. Extrait de « Veillées ».