Gatineau. Le lundi 12 mai 2014. Début de ma semaine de gardiennage. Soleil, ce matin. Soleil, tout éveillé. Mais soleil gâté par le sommeil ancestral. Voici que je rêve dans le jour les nuits passées à trépasser. Les enfants se préparent pour l’école. J’ai des mots en bouche sans la cendre pour les amender. Les mots neufs viendront plus tard, quand je m’assoirai à la table du patio pour les ajouter aux vieilles paroles quotidiennes.
On sonne ; je vais ouvrir ; c’est la gentille voisine, et sa fille. Elles viennent chercher Anne-Sophie pour l’amener à l’école. Nous nous présentons. La gentille voisine s’appelle… Isabelle Fortier ! Souffle coupé, je reste là, planté comme un cèdre de jardin. Puis je me penche pour câliner ma petite-fille avant de les regarder s’éloigner dans le matin. Sur le seuil, je demande à la fée Synchronicité de me foutre la paix. Une fois de plus.
Sur la terrasse, je regarde les feuilles du dernier automne se décomposer. Je contemple la pelouse où, hier, l’herbe houleuse s’inclinait sous les vents. Puis je lance la musique pour me laisser envoûter par Der Tod und das Mädchen de Schubert. Mais j’entends plutôt deux femmes crier après des hommes torturés par leurs semblables, ces derniers enchaînés au petit comme au grand pouvoir. Car j’ai deux photos devant moi. Et je frissonne. Des photos de Sylvia Plath et de Nelly Arcan, leur beauté suicidaire à plat sur la table, désormais immobile sous la brise fraîche et légère du matin. J’écris : « Vivre sur une Terre qui ne sera plus celle de Caïn ou d’Abel. Vivre ailleurs, sans heures et sans pleurs ». Puis je laisse de côté le manuscrit de « Quelques réflexions sur le pont du Titanic » pour me plonger dans le Journal1 de Sylvia Plath, avec en mémoire québécoise la fin illégitime de Nelly Arcan, pauvre fille honteusement manipulée et bassinée par les « merdias » et autres « pressetitués », tant parisiens que montréalais, pauvre fille transformée en poupée gonflable médiatique que, maintenant, des idiotes utiles glorifient en toute méconnaissance de ses causes mortifères. Quelle bêtise ! Quelle tristesse ! Nelly Arcan avait compris le matérialisme brut, pur et dur de mon Babelle amoral et anhistorique, mais…
À l’évidence, ces deux femmes n’ont pas trouvé le vide où accrocher leur vie à fleurir, seulement une réalité rugueuse à l’entropie définitive. Se donner, oui. Au temps à user comme au temps en abondance. Se donner la mort, oui, quand elle ne coûte rien, quand elle cautérise les plaies ouvertes à la naissance et celles, amoureuses, accumulées pour la pérennité d’un monde qui déchoit toujours de la joie. Se donner la mort, n’est-ce pas préférable à se donner à un monde déjà mort ?
Je prends une grande bolée d’air frais avant de continuer ma lecture. Aussitôt je me retrouve dans un monde étrange et étranger aux platitudes et aux mauvaisetés, loin, très loin de notre culture contemporaine de la Mort. Autant le crier tout de suite : nous sommes en présence d’une prose souveraine à l’incroyable beauté. Une prose dense qui se déroule comme un long poème lent sur des centaines de pages et des dizaines d’années, où l’on sent à la fois la fragilité et la force d’une femme constamment conviée à une fête des idéaux les plus élevés, mais toujours confrontée à la petitesse. Un long poème déchiré entre l’abandon à la solitude la plus atroce et le féroce désir d’accomplissement. Poème intime, certes, mais merveilleusement contrôlé, où même le quotidien n’est pas commentaires factuels ou circonstanciels, mais vigilance à être intègre en tout, partout, dans tout. Un journal poignant, d’une puissance et d’une authenticité absolues.
Sylvia Plath… Une voyageuse du dedans en première ligne, face au no woman’s land des jalousies corsetées où poussent quand même les fleurs éclatantes d’un jardin qu’elle a cultivées à force de rêves, jardin essentiel à l’écologie de la beauté, à la respiration des univers tirés du néant quand nous osons jeter sur la page blanche quelques mots chargés de sang, quelques vers qui donneront un sens à l’univers.
Son Journal lève en moi tant de sensations nouvelles, pour ne pas dire indescriptibles ! À la fois dramatique et tragique, il n’est pas énigmatique pour ceux et celles qui ont vécu l’enfer sous la burka de chair aux brûlures définitives. Devant une hypersensibilité aussi magnifique, on ne peut s’étonner de sa triste fin, la tête dans le four d’une cuisinière à gaz…

Certes, son Journal étouffe sous l’étreinte de la plus prenante névrose, trop souvent cyclothymique, mais une névrose étrangement sensuelle, sublimée et paroxystique. Soudain, je me souviens d’avoir murmuré à l’oreille d’une jeune romancière perturbée, mais au talent prometteur : « Nous sommes des mutants, mais nous nous adressons à de mornes mutilés, jaloux de notre liberté ». Je la mettais alors en garde contre la fatuité, la cuistrerie et l’incroyable fourberie de la gent littéraire contemporaine, cette fange décadente. Malheureusement, elle n’a pas suivi mon conseil… et a payé le prix fort.
Le cœur gros, je vois en Sylvia Plath la grandeur. Elle était un corps et un cœur en quête de liberté. Par contre, elle n’avait pas compris la nature entropique et prédatrice de la nature ; et pas un suicide ne bouleversera ce rude état de la matière vivante. Pour vous en convaincre, je citerai les extraits suivants, aussi tragiques que beaux, à l’image du dieu Janus : « Ce moment d’illumination, de fusion, de création […] : faire de l’instant quelque chose d’éternel ». Ce qui nous amène à : « Ce que je désire, c’est une pensée synthétique […] qui pousse avec fertilité et fabrique ses propres mondes avec plus d’inventivité que Dieu. Si je ne fais rien, le monde continue de battre comme un tambour mal tendu, dépourvu de sens ». À ces profondes pensées, nous opposerons ses plus noires réflexions, propres à un cœur intègre attiré par l’abîme : « Je désire les choses mêmes qui finiront par me détruire » parce que « [j]e ne peux ignorer ce moi assassin, car il est là ». Ce démon régnait sans aucun doute sur sa saison incessante de feuilles mortes : « Tout est devenu stérile. Je fais partie des cendres du monde, quelque chose dont rien ne poussera, ne fleurira ni ne deviendra fruit ». Même si elle avait « la certitude […] que toute [sa] vie ne sera qu’un chant d’amour et d’exaltation ».
Père manquant, suicide manqué
J’arrive au territoire des horribles monuments, sous lesquels se désintègrent les chers disparus. Je me vois dans la nuit la plus noire, dans la nuit de la mort de mon père. J’avais neuf ans, l’âge de Sylvia Plath au moment du décès de son géniteur. Je l’ai vu dans son lit, avec comme seul viatique un léger sourire sur un visage étonnamment serein. Il reposait, oui, il reposait pour toujours, loin des soucis infinis qui jalonnèrent sa vie. Mon père n’était pas cette race de Québécois lâches ou velléitaires que se plaisent à décrire à longueur de fictions boiteuses de jalouses écrivaines québécoises et autres écrivailleuses de téléromans graisseux. Il était de la race des bâtisseurs. À ses côtés se trouvait ma mère, en larmes et en cris qui déchiraient la nuit. Sur le coup, je n’ai pas compris sa mort, tout comme Sylvia Plath n’a jamais résolu l’équation de la disparition subite de son père. Dans la nuit la plus noire, j’ai cherché à comprendre le désespoir sans nom de ma mère… et la sérénité sur le visage de mon père. C’est pourquoi Sylvia Plath est ma grande sœur, celle que j’ai perdue à la suite de la fausse couche de ma mère, peu avant ma conception. Ma sœur en malheurs… Comme elle, j’ai appris à marcher dans la cendre. C’est pourquoi je la comprends, je comprends surtout le vertige derrière sa triste fin. Et cela m’enrage. Le très ancien traumatisme du cœur ne nous laisse que de l’ombre à partager, que de la réalité à irriter de nos cris. Écoutons-la encore : « Mais avec la mort de ton père, tu t’es tournée de manière anormale vers le côté ‘littéraire’ de ta mère. Et quand tu cessais de parler, tu entendais avec effroi l’écho de sa voix ». Jamais complètement rétablie de ses errances oniriques, elle écrit que « [l]e réveil, avec ses certitudes, est un paradis. Pourquoi ces rêves ? Derniers exorcismes des horreurs et des peurs qui ont commencé à la mort de mon père, quand le fond s’est dérobé ». Pour en arriver à cette poignante confession : « J’ai lu sa lettre et suis allée marcher ce soir sur le chemin humide assombri par les pins, la pluie chaude ruisselant, brillante, sur les feuilles sombres, dans la lumière des étoiles brouillée par l’humidité, et je pleurais, pleurais de cette douleur atroce. Je souffre, Père, je souffre oh Père que je n’ai pas connu. Le père qu’ils m’ont enlevé ». Et rien de plus puissant et de plus profond que cet extrait : « Moi, après l’âge de huit ans, je n’ai jamais connu l’amour d’un père, d’un homme solide à qui m’unissent les liens du sang… le seul homme qui m’aurait aimé toute ma vie avec constance. [Ma mère] est entrée un matin les yeux… pleins de larmes pour me dire qu’il nous avait quittés définitivement. Pour cela, je la hais ». À mon humble avis, son génie est né d’une trop longue fréquentation du vide qui broie les rêves sous le poids de souffrances indicibles, rêves qui ne peuvent plus jaillir en beauté souveraine.
Jalousie
Maintenant je pense à sa jalousie maladive à l’égard du génie de l’homme : « Je suis jalouse de ceux dont les pensées sont plus profondes que les miennes, qui écrivent mieux » ; elle avouera ensuite qu’elle est « une jalouse aux yeux verts gonflée de rancune ». Quant aux femmes, elles sont des rivales. Toutes des rivales. Surtout sa mère : « Je voulais la tuer, alors je me suis tuée », et elle conclut avec cette phrase : « Je hais ma mère, mais j’ai pitié d’elle ».
Jeune, elle a connu la gloire, mais pas la quiétude et la confiance des âmes d’élection convaincues de leur pérennité.
Mourir à Miguasha
Voici que je rêve. Je marche sur la grève de Miguasha avec nul autre horizon que la vie dans ses éternels et vains recommencements. Sur les strates du carbonifère, je dépose le Journal de Sylvia Plath ; et le livre s’enfonce avant de se mêler aux archives géologiques. Puis je m’étends de tout mon long, à l’écoute des paroles défuntes charriées par le vent du large. Je vois le ciel altéré dont je bois avec avidité les couleurs. Un jour, je me dissoudrai. De moi, il ne restera que quelques mots comme autant d’échos entre les vagues et le ressac, avant de se perdre dans la cacophonie cosmique. Mais je sais que Sylvia Plath ne sera jamais anonyme parmi les débris considérables qui jonchent toutes les grèves d’une planète Terre avant tout alimentaire.
Où je parlerai des étoiles
Bientôt, j’irai chercher Anne-Sophie à l’école. Son sourire radieux ramènera le soleil faiblard à de meilleures intentions avant l’observation, ce soir, de la Lune et des planètes joviennes. Hier, elle me posait mille questions sur la vie extraterrestre, et je n’ai su quoi lui répondre, tellement la vie ailleurs appartient à la surréalité, tout comme l’œuvre de rares écrivains d’exception qui me consolent de la médiocrité fabuleuse de mon époque. Mais je sais que je la borderai avant de lui conter une histoire de mon cru, dans laquelle les oiseaux de nuit disputent le ciel aux étoiles filantes. Je lui dirai que l’important n’est pas de rêver aux étoiles filantes, ni aux oiseaux. L’important est de rêver au ciel infini où nous devons tous nous perdre. Puis elle s’endormira avec son sourire radieux. Mais juste avant de sombrer dans le sommeil, je lui soufflerai à l’oreille que les étoiles, les jeunes étoiles, il ne faut pas les laisser mourir.
Maintenant je sais que je ferai ma vie avec les rêves des enfants endormis.
1. Sylvia Plath, Œuvres, Poèmes, romans, nouvelles, contes, essais, journaux, « Quarto », Gallimard, Paris, 2011, 1288 p. ; 45,95 $.