Je n’avais pas cinq ans. Assis sur le lit de mes parents, je regardais la télévision diffuser en boucle les images des Jeux olympiques de Calgary. Le présentateur s’enthousiasmait de cette compétition d’envergure mondiale qui avait lieu dans notre pays. Cela aurait pu me surprendre car il ne parlait que du Canada et je pensais, en ce temps-là, que mon pays s’appelait Montréal mais qu’importe, il avait la fierté contagieuse. On s’accommode de bien des bizarreries quand on n’a pas cinq ans.
Je ne sais plus de quelle discipline il s’agissait, sans doute de patinage artistique. C’est sympa, le patinage artistique : il suffit de faire de belles choses. Voilà enfin un sport dont je comprenais les règles ! Sans doute est-ce, encore à ce jour, le seul. Avec le bobsleigh, évidemment : tout le monde sait que le bobsleigh ne comporte aucune règle. (Penser à vérifier ce dernier point avant d’envoyer le papier.)
Revenons-en au patriotique présentateur. Il venait de se trouver un nouveau motif de ferveur dans la biographie du jeune médaillé. Elle débutait comme suit : « Après avoir commencé le patin à l’âge de deux ans… »
Temps d’arrêt. Deux ans ? J’avais plus du double de son âge et je n’avais jamais chaussé de patins de ma vie. Le couperet venait de tomber : le patinage artistique devenait la première discipline dont je ne serai pas champion du monde ; le mien s’effondrait ! Non pas que j’en eusse la vocation, simple affaire de principe. S’agissant du seul sport dont je maîtrisais les règles, cela n’augurait rien de bon pour ma carrière sportive. Elle fut, logiquement, assez médiocre.
De ce premier coup de vieux, j’ai retenu une chose : je n’aurai jamais le temps de tout faire. Je n’exercerai pas tous les métiers, ne verrai pas tous les pays, ne parlerai pas toutes les langues. Je me heurterai souvent à cette réalité puisque la vie, à la différence du bobsleigh, est faite de règles qu’elle aime, parfois cruellement, nous rappeler. C’est une évidence, je ne dévorerai pas non plus tous les romans. D’autant que je lis peu, laborieusement, et qu’il se publie chaque heure plus de livres que je ne pourrai en ouvrir d’ici ma mort. Je sens bien que vous brûlez de me faire remarquer que, sur ce point, nous sommes tous logés à la même enseigne. Sachez que cela ne m’est d’aucun réconfort.
Si la vue d’une pile de bouquins inentamés me laissait déjà maussade, le problème n’a fait qu’empirer récemment. La publication de mon premier roman en début d’année a occasionné nombre d’échanges avec auteurs, chroniqueurs littéraires et professionnels de l’édition. Tous étant des lecteurs autrement plus aguerris que moi, il arrivait fatalement ce moment de la conversation où ils évoquaient avec enthousiasme, qui sa dernière œuvre en date, qui son roman préféré. Puisque l’envie de prolonger la rencontre était souvent la plus forte, je cédais à la tentation de me procurer le livre en question. Comme on pouvait s’y attendre, quelques mois ont suffi pour que je me retrouve avec plus d’ouvrages sur mes tablettes que je n’en avais lus au cours de la dernière décennie…
Et c’est là que le piège se referme : faute de les avoir ouverts dans l’euphorie suivant l’achat, les chances de m’y reprendre sont minces. Je les regroupe alors bien en vue sur une table basse, espérant que ma mauvaise conscience finisse par en sauver un ou deux de l’oubli. Je les regarde, ils me méprisent. Je les devine pleins de reproches, avec leurs tranches lisses et leurs pages intactes. Et je finis souvent par les désaimer avant d’en avoir parcouru la première ligne.
Parmi ceux-là, Le parfum, de Patrick Süskind. Il me suit depuis l’adolescence sans que nous ayons pris le temps de faire connaissance. Un vrai rendez-vous manqué. En voilà pourtant un qui avait toutes les raisons de me plaire. Pensez donc, une intrigue policière ! Moi qui ai toujours eu un goût immodéré pour les histoires de meurtres, j’avais de quoi être comblé. D’autant que je suis bon public : assassinats crapuleux, crimes d’ivrognes en bord d’autoroute, querelles familiales noyées dans le sang… tout me passionne. Je peux revoir pour la dixième fois l’adaptation de Mort sur le Nil, ingérer sous perfusion des heures d’émissions criminelles, me passionner pour le fait divers le plus sordide, mon appétit reste intact. J’ai quand même développé avec le temps une préférence pour les vieilles empoisonneuses. Celles qui vous servent d’un même élan leur sourire mielleux et un bouillon d’onze heures. D’autant que, pour une fois, le fumet de celui-ci promettait d’être plus vrai que nature : Le parfum passe pour être un remarquable exercice de littérature olfactive. Écrire les odeurs. Quelle idée fabuleuse ! Sans doute s’agrippait-elle à mon subconscient lorsque je me suis lancé, bien des années plus tard, dans la rédaction de Ce que je sais de toi. L’envie de rendre les senteurs du Caire à travers un récit s’était tout de suite imposée à moi, au point que le roman a manqué de s’intituler Ce que je sais de toi sentait l’ail et l’anis.
Mais l’argument qui, à lui seul, aurait dû suffire à motiver ma lecture est le suivant : ce livre m’avait été recommandé par cette prof de français que j’appréciais tant. Il faut dire que je lui devais mon premier coup de foudre littéraire : Les trois mousquetaires, d’Alexandre Dumas ! Elle était donc de bon conseil. Peu importe si elle retirait des points à mes rédactions au prétexte que mes phrases étaient trop longues tout en me gratifiant d’un « Éric, tu n’es pas Proust ». Je précise d’ailleurs que je n’ai pas (non plus) lu Proust dont je ne sais finalement pas grand-chose, sinon que je ne suis pas lui. D’ailleurs, quel curieux procédé : définir quelqu’un par ce qu’il n’est pas. Cela aurait pu être méprisant, venant d’elle ça ne l’était pas. Au contraire, c’était tendre, presque pudique. En ce temps-là, j’avais l’adolescence fragile. Sans doute pressentait-elle suffisamment celui que j’étais pour s’en tenir à celui que je n’étais pas. Pas plus Proust que patineur artistique, donc.
Il y a tout de même quelque chose qui me chiffonne. Dans cette époque où les gens commentent péremptoirement les articles dont ils n’ont lu que le titre, chroniquer un livre sans l’avoir ouvert me contrarie un peu. Je me console en me disant que les amours les plus belles sont sans doute celles qu’il nous reste à vivre. Peut-être qu’avec ses effluves d’inachevé, ce Parfum est un sérieux candidat pour devenir mon roman préféré. Encore faudrait-il que je le lise.