« – Une vie nouvelle s’étend devant vous.
– Oh non. Pas une autre. »
Douglas Adams
Je suis intransigeante.
Il y a des livres que je refuse tout bonnement d’ouvrir.
Les livres religieux, par exemple. Il fut un temps où j’étais sensible à l’idée qu’il faut lire la Bible, le Coran ou la Torah pour comprendre et tolérer le « phénomène de la croyance », mais plus j’ai lu, moins j’ai admis que des êtres dotés de raison puissent s’abreuver de principes et de vérités soi-disant révélés. Il se trouve des athées pour juger que les qualités poétiques de ces ouvrages justifient en soi leur lecture, mais le fait est que le charme littéraire de ces livres n’innocente pas leur dessein mal dissimulé : subjuguer, exalter, effrayer.
Jamais vous ne me verrez ouvrir un livre de psychologie populaire. Que ces ouvrages se vendent ne les disculpe pas, de façon générale, d’une effarante médiocrité. La quête de sens et la spiritualité existent certes – je les ai personnellement rencontrés – mais elles ne s’assouvissent pas à coups de « méthodes » ou de « révélations » infantilisantes (et parfois délirantes) qui exploitent à fond les logiques commerciale, abêtissante et narcissique de notre temps.
Je n’ai pas lu Harry Potter ni même vu les films.
Il se trouve, entre la lecture et moi, un rapport mixte de haine et d’amour, d’avidité et de prudence, de passion et de condescendance. Il me semble que lire, selon le jour, est un privilège ou un piège – et je m’efforce de ne pas lire n’importe quoi.
Mon conjoint, qui assume mieux que moi ses plaisirs coupables, défend parfois l’idée qu’il n’y a pas de sottes lectures, que tout est dans tout et peut toujours servir, que l’humanité trouve à s’exprimer jusque dans la chick litt hypersexualisée, mais je ne suis pas de son avis. Du moins ne l’étais-je pas jusqu’à ce qui m’est arrivé le mois dernier.
Je me trouvais à San Francisco afin d’assister à une foire du livre québécois. Il s’agissait d’une première sur la côte ouest des États-Unis, et de manière fort compréhensible, la machine promotionnelle de l’événement avait jeté son dévolu sur plus prometteuse que moi. Sandra Belleau. Lola Kramer. Isabelle Métivier. Leurs visages ravissants se déployaient partout : sur les bannières qui claquaient au vent le long des boulevards du centre-ville, sur le billboard rutilant de l’entrée principale du Moscone center, sur les panneaux digitaux au-dessus des comptoirs de billetterie, sur les écrans géants qui surplombaient le hangar de la foire et sur les dépliants numérisés que les visiteurs téléchargeaient à leur arrivée.
Pour une raison inconnue, malgré la splendeur de l’événement – ou peut-être à cause d’elle – je me sentais exclue.
J’avais obtenu qu’on soutienne financièrement ma participation à ce salon pendant trois jours, mais à vrai dire, je n’y suis demeurée qu’une demi-journée. Je deviens vite la proie, dans ces occasions-là, d’un sentiment de vide et d’inutilité. Le soin que je mets chez moi à choisir mes lectures, les ambitions évidemment fragiles dont j’investis le fait d’écrire, l’espoir de parvenir un jour à publier ou à lire quelque chose de sensé qui puisse ordonner le monde, ou à tout le moins le calmer, tout cela, confronté à l’agitation des salons, devient risible. Et à San Francisco plus encore qu’ailleurs, il m’est apparu vain d’imaginer réfléchir ou connaître alors que tout, autour de moi, n’était qu’amazon.com, auteures à la moue boudeuse, convergence médiatique et records de vente. Il me semblait que la foire, dans son immensité, agissait comme un déversement autocratique, comme une débâcle d’inculture, sur une foule avide de publications toujours plus standardisées.
J’ai fait mon possible, sur l’heure du midi, pour prononcer, entre les interruptions continuelles et malpolies de deux romanciers radio-canadiens dans la soixantaine, quelques phrases intelligentes. Sujet du débat auquel on m’avait invitée : « Les blondes dans la littérature ». J’aurais dû me méfier d’un thème dont la lubricité épaisse me frappa de plein fouet dès le commencement de la séance, mais j’avais bêtement cru qu’il s’agirait d’analyser le rapport au monde d’intellectuelles qui sont aussi des objets de désir, leur ambiguïté. Je trouvais que j’étais bien placée pour en parler. Sur place, il s’est plutôt agi – bien sûr – d’étaler les ego surdimensionnés des deux conférenciers qui ne trouvaient à énoncer, sur la blondeur, que des insanités égrillardes et fort peu conceptualisées.
Je suis demeurée assise pendant plus d’une heure, peu dérangeante, avenante et souriante, et j’ai fait de mon mieux pour paraître amusée, comme il sied à une femme dans ces circonstances subventionnées. Mais vous comprendrez qu’au fond, j’étais outrée et humiliée.
J’ai quitté la foire. J’ai passé l’après-midi à visiter la ville, et – oui – à magasiner. Puis je suis rentrée à l’hôtel et je me suis douchée.
– Alors, chérie, tu passes du bon temps ? s’est enquis mon conjoint lorsque je lui ai téléphoné.
– Ouin, hm hm, pas pire.
– Mais tu ne tripes pas.
– Non.
– As-tu écouté ce que j’ai téléchargé dans ton iPod ?
– Non.
– Tu devrais. Ça te ferait du bien.
Il s’agissait du Guide du voyageur galactique (Douglas Adams, 1982 [1979]).
– Ouin. Peut-être.
Évidemment, je ne le ferais pas. Je ne lis jamais de séries d’initiés. Je ne les écoute pas en baladodiffusion, et je ne les emprunte pas au club vidéo non plus.
– Ça te ferait du bien.
– Ça ne me fait pas de bien d’écouter des niaiseries.
– C’est pas des niaiseries.
– Mais j’ai pas le temps. Il faut que je passe à travers Lévi-Strauss, dans la Pléiade. C’est le seul livre que j’ai amené avec moi.
– T’es pas obligée.
– C’est pas une question d’obligation. C’est une question de temps bien employé.
Il y a eu un petit silence. Puis j’ai senti qu’il lui venait une idée.
– Écoute ça, chérie, tu vas apprécier. « Le monde a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui », a-t-il cité.
– Arrête, avec ton Adams, me suis-je emportée. Je ne le lirais pas, je te dis.
– Ce n’est pas Adams.
– Non ?
– Non.
– C’est qui, alors ?
– C’est Lévi-Strauss.
– Ha ha.
– Je te jure. Lévi-Strauss. Tristes tropiques.
– Tu viens juste de googler ça.
– Oui. Puis après ? Qu’est-ce que ça fait ? Tu viens quand même juste de confondre Lévi-Strauss et Adams. Preuve que Le guide n’est pas si niaiseux que ça.
– Hm.
Il s’agissait, au fond, de mon mépris et de mes préjugés. L’humour britannique était-il en mesure d’énoncer des vérités ? Devait-il en avoir la capacité pour être même considéré ? Valait-il l’anthropologie structuraliste française ? Fallait-il absolument que lire soit exigeant ? Au soir de la journée que je venais de passer, je doutais tout à coup de mes efforts intellectuels et de leur portée.
– J’ai pas le temps, de toute façon, ai-je faiblement argumenté. Il faut que je m’habille et que je descende. Une soirée est organisée. Il faut que je fasse l’effort d’y rencontrer des gens.
*
Il y avait foule dans le piano-bar du rez-de-chaussée. Les trois quarts de la délégation québécoise étaient descendus au même hôtel que moi. Il s’agissait d’un établissement assez luxueux, au charme à la fois contemporain et feutré. On me servit un zinfandel de la vallée et je me détendis un peu.
– Bonjour, ou hi, disaient les gens en passant près de moi.
Mais ils ne s’arrêtaient pas.
Une demi-heure, peut-être, s’écoula.
– Are you alone? demanda finalement un homme.
– Oui. Mais je suis québécoise. Comme vous.
– Oh. Encore mieux, alors. Vous permettez ?
Il prit place auprès de moi.
– Et qu’est-ce que vous faites à San Francisco ?
– La même chose que vous.
Il écarquilla le regard :
– Vous participez à la foire ?
– Oui.
– En tant qu’attachée de presse ? Secrétaire ?
– En tant qu’auteure.
– Oh.
C’était mal engagé. Une auteure qu’on ne lui avait encore jamais présentée : il n’y avait là, assurément, rien à gagner. Mais il s’était assis et m’avait regardée. Il lui était difficile de, sans plus, s’en aller. Il se mit donc à me raconter sa vie et à s’en vanter. Cinq minutes max à tirer, semblait-il imaginer. Et déjà son regard s’égarait, au-delà de moi, sur des têtes plus fameuses debout près du bar, et déjà son BlackBerry vibrait sans arrêt, et déjà il se retenait de ne pas consulter l’heure et de ne pas se lever.
Contrairement à lui, je savais qui il était. Jean-Sébastien Trudel. Président fondateur des éditions Amréal. Les journaux et les magazines littéraires débordaient d’enthousiasme à son propos, le qualifiant de visionnaire surdoué à la culture colossale, mais il me parut plutôt imbu et faux, et j’ai passé, en sa compagnie, un quart d’heure au moins aussi déplaisant que le sien.
– Et François-Mathieu Vanasse, vous l’avez lu ? s’enquérait-il.
– Non.
– Les prix littéraires ne veulent rien dire, mais il est quand même en nomination pour les GG, les libraires et Archambault.
– C’est impressionnant.
– Oui. Mais nous misons surtout sur Serge Desbiens. Tout le monde en dit beaucoup de bien. Mes bons amis – Frédéric Legrand, Gaspard Vaudreuil, Jean-Philippe Vasconcelos, vous connaissez, sans doute – m’assurent qu’il est le meilleur auteur québécois du début du siècle.
Son arrogance agissait sur moi comme un repoussoir puissant et je me taisais. Il s’est bientôt tu à son tour pour ne plus s’occuper qu’à me dévisager.
– Qu’est-ce qu’une belle blonde comme vous peut bien publier d’intéressant ? a-t-il finalement lâché.
Le souffle m’a manqué. Mon regard s’est figé.
– Excusez-moi, ai-je enfin murmuré en me levant.
J’ai quitté le lobby et je suis montée à ma chambre, plus nauséeuse encore que je ne l’avais été pendant toute la durée de cette journée-là.
Je me suis dévêtue. J’ai appuyé les minuscules écouteurs de mon iPod contre mes tympans. Je me suis abandonnée. J’ai écouté Le guide du voyageur galactique jusqu’à deux heures et demie du matin.
Au début, annonça immédiatement la voix, l’Univers fut créé. Cela offusqua bien des gens et fut largement considéré comme un mauvais choix.
Merci pour le poisson.
42.
Pas de panique.
Ha ha.
J’ai plongé dans cette œuvre comme dans le calme immense et rassurant de mon chum. Pendant de longues heures, il a été allongé près de moi. Son regard sur l’univers, amusé et distant, sa capacité de neutraliser l’angoisse et de se sentir bien se communiquait à moi. Tout s’énonce et s’envisage fort simplement, tout peut prêter à l’étonnement, murmurait mon chum à mon oreille, par le canal d’une œuvre que j’avais jusque-là envisagée comme une perte de temps. Le chaos et l’incompréhension. L’inculture et l’affront. Tout n’est au fond que fabulation.
Moque-toi de tout ça, ma belle. Envisage les choses un peu moins sérieusement.
Nous partageons notre vie depuis plus de quinze ans. Mais il a fallu que je me sente seule et honteuse à l’autre bout du continent pour que je me blottisse dans une œuvre qu’il admire et qui le réconforte, qu’il me demande de partager depuis longtemps.
N’allez pas croire que je me gave désormais de fantasy ou d’humour grossier. J’ai déjà oublié la trame déjantée de H2G2. Je ne veux pas m’en souvenir. L’incident est clos, et je suis déjà replongée dans Critique de la raison pure. Je termine l’œuvre de Lévi-Strauss. Je l’assimile. La synthétise.
N’allez surtout pas croire non plus que Le guide est un chef-d’œuvre qui vous a échappé ! Je ne suis pas là pour vous en recommander la lecture. Il s’agit au final d’une œuvre peu peaufinée et impossible à qualifier dont l’absurdité s’apprécie au mieux avec quelques verres dans le nez.
Subsistent pourtant quelques notions d’humilité : c’est le mépris de toute chose qui est une imbécillité – et il arrive que ce mépris se retourne brutalement contre soi. Au plus profond de l’absurdité se terre quelque chose comme de la vérité. La vie humaine, la sagesse et l’émotion se tissent aussi d’humour et de légèreté.
C’est ce savoir-là de mon chum, son admirable simplicité, qui m’ont tenue dans leurs bras, cette nuit-là et qui m’ont apaisée.
The Hitchhiker’s Guide To The Galaxy (H2G2 pour les intimes) du Britannique Douglas Adams, a d’abord été créé sous la forme d’une série radiophonique pour la BBC. Depuis sa parution sous forme de romans à partir de 1979, l’œuvre a fait l’objet de nombreuses adaptations partout dans le monde, de la comédie musicale à l’incontournable film hollywoodien (2005). Avec un humour cynique, peu raffiné et absurde à la Monty Python, la série transpose les travers humains à l’échelle cosmique et insiste sur le caractère fictionnel et obsessif des croyances et des religions. Bien qu’elle fasse appel à un sens de l’humour particulier, la série a touché, au fil des années, un public varié et nombreux qui l’a élevée au rang d’œuvre-culte. Plusieurs répliques et situations de la série sont devenues des slogans ou des blagues d’initié qui font rigoler ou qui interloquent selon qu’on est familier ou non avec cet univers biscornu.
Voici les principales expressions susceptibles de fuser en votre présence lors d’un cinq à sept ou d’un party de Noël : « Pas de panique », « Quarante-deux », « Accroche-toi à ta serviette », « Merci pour le poisson » et « Marvin est déprimé ».
Vous voyez le genre.