Tous les ans, paraît un livre que je m’obstine à ne jamais lire : le dernier Goncourt. Je lis volontiers l’avant-dernier Goncourt, ou celui d’avant, ou un Goncourt d’il y a dix ou vingt ans. Mais jamais le tout dernier.
C’est vrai : après vérification, je constate que je n’ai jamais lu le dernier roman couronné par l’Académie Goncourt pendant qu’il était encore le dernier. Je n’en tire aucune gloire, puisque des milliards d’individus sur cette planète ont fait comme moi. Mais n’allez pas imaginer que j’ai pris en grippe ce prix littéraire, puisque c’est beaucoup plus le hasard qu’autre chose qui est responsable de cette non-lecture.
Pour commencer, il y a tous les prix Goncourt publiés avant ma naissance ou avant que j’aie appris à lire et qu’on ne peut pas m’accuser d’avoir négligés volontairement. J’en cite trois, que je n’aurais pu lire pendant qu’ils étaient encore le dernier Goncourt, mais que j’ai lus plusieurs années ou décennies après qu’ils eurent cessé de l’être : Le feu d’Henri Barbusse (prix Goncourt de 1916), que j’ai lu avec beaucoup de plaisir aux environs de 1956, alors que la guerre était un sujet fascinant pour l’adolescent que j’étais ; La condition humaine d’André Malraux (Goncourt 1933), lu en 1958 ; et À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust (1919), que je n’ai lu qu’en 2002, et qui aurait fait un excellent sujet pour cette chronique si on m’avait invité à l’écrire trois ans plus tôt.
J’ai pris l’habitude de lire les gagnants du prix Goncourt avec un certain retard lorsque j’étais un étudiant fauché, forcé de n’acheter que des livres de poche. À cette époque comme aujourd’hui, tous les prix Goncourt ou presque finissaient par aboutir en poche, mais cela prenait un an ou deux, le temps qu’un nouveau Goncourt soit désigné. J’en cite encore quelques-uns, dont je garde un excellent souvenir, et qui prouvent (du moins à moi) que l’Académie ne fait pas que de mauvais choix : La loi de Roger Vailland (1957), Le dernier des justes d’André Schwart-Bart (1959), Les champs d’honneur de Jean Rouaud (1990) et Le rocher de Tanios d’Amin Maalouf (1993).
Je ne citerai pas tous ceux, moins nombreux, dont je garde plutôt un mauvais souvenir. Je ne donnerai qu’un exemple : Les grandes familles de Maurice Druon (1948).
Par contre, il y en a quelques-uns que j’ai envie de lire sans trop tarder, après avoir consulté la liste des 101 lauréats. Le premier accroc coûte deux cents francs d’Elsa Triolet (1944) et Week-end à Zuydcoote de Robert Merle (1949) sont de ceux-là. Je suis sensible aux titres que je trouve bizarrement jolis.
Je pourrais ajouter à ma liste de Goncourt découverts plus d’un an après leur couronnement les romans de la catégorie « Je n’ai pas lu le livre, mais j’ai vu le film », comme Les racines du ciel de Romain Gary (1956) et Saint-Germain ou la négociation de Francis Walder (1958).
Il y a encore la catégorie « J’ai lu le livre et j’ai vu le film, mais le livre était meilleur » : Un aller simple de Didier Van Cauwelaert (1994), L’amant de Marguerite Duras (1984), Les noces barbares de Yann Quéffelec (1985), et La vie devant soi d’Émile Ajar (1975). J’ai beau chercher, je ne trouve rien à mettre dans la catégorie « J’ai lu le livre et j’ai vu le film, mais le film était meilleur ».
Force m’est donc de constater que, bien que je n’aie jamais lu le dernier prix Goncourt, je suis incontestablement influencé par le jugement des membres de l’Académie du même nom.
En examinant la liste des gagnants, je constate que j’en ai lu vingt-deux, presque tous jusqu’à la fin. J’en ai acheté cinq ou dix de plus, que je n’ai pas lus, ou quelques pages seulement. Ça fait à peu près un sur quatre – plus du tiers pour les cinquante dernières années. C’est beaucoup. Trop ? Je ne crois pas. Plusieurs de ces livres m’ont marqué profondément, même s’ils sont quasiment oubliés aujourd’hui, comme certains des titres que j’ai mentionnés plus haut (en particulier La loi pour l’influence que ce livre a eu sur ma manière d’écrire et Le dernier des justes pour le sujet). Mais tous ces livres, je les ai lus longtemps après leur parution, une fois que les critiques eurent été publiées et que mes amis m’en eurent dit du bien ou du mal.
Pourquoi me hâterais-je de lire un livre primé par dix écrivains dont la plupart, sinon tous, sont encore plus vieux que moi et avec lesquels j’ai bien peu d’affinités (à part le fait que le jury actuel compte un François et deux Françoise) ?
Avant d’aller plus loin, je dois faire un aveu et reconnaître qu’il m’est arrivé à quelques reprises d’acheter le dernier Goncourt alors qu’il était encore le dernier Goncourt. Mais ces livres-là, je ne les ai pas lus.
Par exemple, je me suis hâté de me procurer Pélagie la charrette d’Antonine Maillet (1979), dès l’annonce du prix. Mais je n’ai lu que dix pages (par paresse linguistique, sans doute). C’est également le cas du Testament français d’Andreï Makine (1995). Ceux et celles qui ont adoré ce roman ne comprendront pas que j’aie dès les premières pages jugé – prématurément, peut-être – ce livre comme étant du « tétage de Français ».
Je dois aussi avouer qu’il y a un Goncourt que j’ai lu l’année dès sa parution.
Il s’agit de Rouge Brésil, de Jean-Christophe Rufin (2001). J’avais rencontré Rufin au Salon du livre de Montréal, l’année précédente. Et je l’avais revu alors que nous arrivions tous les deux au même instant chez Gallimard, au 5, rue Sébastien-Bottin, à Paris (tant qu’à faire du name-dropping, aussi bien faire de l’address-dropping). Je venais de publier L’ennui est une femme à barbe, il venait de publier Rouge Brésil. Nous avions échangé et dédicacé des exemplaires de nos livres offerts gratuitement par l’attachée de presse qui aurait été malvenue de refuser de nous les donner. Et j’ai lu son roman cette semaine-là (et suis forcé de reconnaître que j’avais gagné au change). Mais il n’avait pas encore reçu le prix Goncourt. Mon dossier de zéro-dernier-Goncourt demeurait vierge !
Il y a d’autres derniers Goncourt que j’ai achetés pendant leur règne, si on peut dire. Je les ai d’abord confiés à ma compagne, Francine. Ceux qu’elle n’a pas terminés, je ne les ai pas commencés. Pour ceux qu’elle a lus jusqu’à la dernière page mais dont elle m’a dit : « Je pense que tu n’aimerais pas ça », j’ai suivi son conseil implicite. C’est ainsi que je n’ai lu ni Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl (2000) ni La maîtresse de Brecht de Jacques-Pierre Amette (2003).
Mais n’allez pas croire que je me précipite régulièrement chez mon libraire pour acheter le dernier Goncourt. Une fois sur deux, pas plus.
Par exemple, je n’ai pas acheté le dernier Goncourt décerné au moment où j’écris ces lignes, Le soleil des Scorta, de Laurent Gaudé (2004), dont on a dit beaucoup de mal. Ce qui devrait exciter ma curiosité, mais je préfère attendre que le prochain Goncourt soit proclamé ou que celui-là sorte en poche. Il est moins frustrant de trouver mauvais un livre à 10 $ qu’un livre à 25 $.
L’idéal, c’est encore de découvrir un livre par hasard, dans une librairie d’occasion à l’autre bout du monde, comme Je m’en vais, de Jean Echenoz (1999), déniché dans une boutique de Trang, en Thaïlande, et que j’ai lu avec grand plaisir, sans me souvenir qu’il avait obtenu le Goncourt. Mon plaisir aurait-il été plus grand si je l’avais su ? J’en doute. Un lecteur a beaucoup plus de plaisir à repérer tout seul un livre inconnu ou qu’il croit tel. C’est peut-être de là que vient ma réticence à lire le dernier Goncourt.
Mieux vaut le laisser décanter quelque peu. De toute façon, ce ne sont pas les bons romans qui manquent et si j’essayais de dresser la liste de tous ceux qui n’ont pas remporté ce prix (à commencer par Voyage au bout de la nuit), ce numéro de Nuit blanche serait plus gros que l’annuaire téléphonique de Québec.
Je m’y suis résigné : je ne pourrai jamais lire tous les bons livres, puisqu’il s’en publie toujours plus que je n’ai le temps d’en lire. Je suis d’ailleurs ravi lorsque je constate qu’un roman (qu’il ait ou non remporté le Goncourt) me déplaît dès les premières pages. J’interromps là ma lecture. Ça m’en fait un de moins à lire. Ça fait de la place pour un autre.
Et je vais vous faire un dernier aveu : j’adore trouver des livres mauvais. C’est peut-être pour ça que je préfère lire un Goncourt une fois qu’il n’est plus le dernier et qu’il s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires, en plus de valoir à son auteur les dix euros du prix, sans compter la vente des droits d’adaptation cinématographique. Le plaisir de trouver ce roman triomphant plus mauvais (à mon pas si humble avis) que les miens est alors décuplé.
Au point que je dirais qu’il s’agit là d’un des deux plus grands plaisirs de la vie.