Elle serait longue la liste complète des auteurs que tout le monde cite et tutoie avec le naturel qu’autorise une longue familiarité, mais que je n’ai jamais voulu fréquenter au-delà du bonjour-bonjour. Elle comprendrait Derrida, Lacan, Habermas et bon nombre d’autres penseurs de comparable opacité. On publierait cette liste que, baignant dans mon inculture, je ne rougirais pas. Une autre liste, cependant, à peu près aussi longue me plongerait, sitôt diffusée, dans la honte. Elle révélerait les noms de tous ceux que, fils d’un enseignement vertical et pusillanime, je ne connais qu’en morceaux choisis. J’aurais honte, mais d’une honte quand même tempérée, car ils sont nombreux, j’aime à m’en persuader, ceux et celles qui ont interrompu Descartes sitôt proféré son je pense, donc je suis, nombreux aussi ceux et celles qui ne connaissent de la Chanson de Roland que… Roland, de l’Iliade que le cheval de Troie, de Spinoza qu’une référence à l’éthique, de Socrate que son emprunt au fronton de Delphes.
Ma honte, cependant, risquerait de culminer en ignominie si, par malheur, on localisait parmi mes ignorances iconoclastes tel auteur immense et compréhensible et dont, seul, je n’aurais pourtant jamais tourné les pages. Prenons un exemple (presque) au hasard : qui, aujourd’hui, avouerait sans invoquer le cinquième amendement ne pas tout connaître de Borges ? L’aveu serait si scandaleux que je ne l’oserai certainement pas.
On aura compris que l’exemple n’est qu’un exemple. Qui, en effet, ne connaît pas Borges ? Si, à l’occasion du Salon du livre de la Côte-Nord, je participe à un échange sur les écrivains qui nous ont marqués, c’est en veillant à hocher la tête de façon paterne et approbatrice que j’écoute Dany Laferrière faire l’éloge de Borges. Génie fascinant, dit-il, que ce Borges qui, pourtant, commentait une conférence où il devait parler de sa personne en disant : « Je ne sais à peu près rien de moi, pas même l’heure de ma mort. » Qui prétendra que je n’avais pas dans le regard toute la complicité du monde en approuvant du chef les propos d’ailleurs intelligents de Dany Laferrière ?
On aura également senti, lorsque j’ai dit autrefois à Marie-France Bazzo tout le bien que je pensais d’Adolfo Bioy Casares, à quel point je l’approuvais de faire de Borges « notre maître à tous ». Ce qu’Adolfo Bioy, j’allais presque le tutoyer, dit de son ami Borges, j’y concourais si volontiers que j’allais presque le dire moi-même. En louangeant Adolfo, vous voyez que le lien d’affection se resserre, c’est Jose Luis que je complimentais subrepticement. Je n’allais tout de même pas insister pesamment. D’ailleurs, comment ne pas associer ces deux géants dans une même admiration quand on sait qu’ils ont uni leurs efforts ( et peut-être bu le même rouge) pour pondre ensemble une nouvelle qui tient en onze mots : Ô « L’étranger monta l’escalier dans l’obscurité : tic-toc, tic-toc, tic-toc » ?
Quand Hector Biancotti rendait le même hommage à Borges, là encore j’approuvais discrètement, mais sans réserve aucune. Même endossement silencieux et enthousiaste de ma part quand Alberto Manguel évoquait, au Salon du livre de Montréal, les deux années pendant lesquelles, avec d’autres jeunes, il servit de lecteur à un Borges déjà presque aveugle. Comment, dès lors, ne saurais-je pas que Borges se faisait lire Stevenson, Kipling, Henry James, les poèmes de Marino ou de Banchs, mais qu’il avait vite fait d’interrompre la lecture des poèmes de Heine, car il les savait par cœur ? On aurait vraiment de grands efforts à déployer si l’on voulait démontrer que l’incontournable Borges a été contourné par mes caprices de lecteur.
J’admets cependant, par honnêteté, qu’une certaine pratique du journalisme électronique peut développer chez les paresseux doués l’aptitude à interviewer longuement des gens qu’ils n’ont pas lus. Pourquoi, d’ailleurs, le journaliste de la radio ou de la télévision lirait-il le rapport d’une commission d’enquête au complet quand il lui suffit de brandir son goupillon électronique sous le nez de l’auteur pour en obtenir un résumé de trente secondes ? Lire un bouquin avant une entrevue, c’est tout de même moins professionnel que de demander gentiment à l’auteur, à son arrivée en studio, quelles questions il souhaite recevoir. Chose certaine, il y a tant de chefs-d’œuvre à lire qu’on traiterait bien mal la littérature en lisant ce que d’autres ont lu et peuvent résumer pour nous. Ce mauvais emploi du temps et cette façon désinvolte de traiter la littérature, tant mieux si on ne peut les reprocher à tous ceux qui parlent des livres. Qu’on puisse ainsi lire par procuration, je n’en disconviens donc pas. Je répète, cependant, que cela n’est accessible qu’aux paresseux et aux paresseux doués. Deux conditions dont au moins une m’échappe.
Démontrer que je ne connais pas Borges serait d’autant plus malaisé que j’ai Borges à portée de la main. Un coup de sonde dans ma bibliothèque personnelle localiserait sans peine, car je ne m’enorgueillis que de quelques reliures de la « Pléiade », le premier tome de ses œuvres complètes. Bien sûr, on ne saura pas pourquoi les deux rubans jaunes qui servent de signets sont placés là où ils le sont plutôt qu’ailleurs, mais n’est-ce pas mon droit, à titre de propriétaire de cette merveille, de les faire intervenir plutôt au début qu’à la fin de l’ouvrage ? Et si j’ajoute que, fait rarissime dans la « Pléiade », la préface aux Œuvres complètes de Borges est signée de Borges lui-même et datée de 1986, on admettra, j’espère, que je puis parler de Borges avec une incomparable précision. Mon épouse savait d’ailleurs, en me donnant ce cadeau, qu’elle m’évitait la tâche de rassembler péniblement les œuvres complètes du maître. Quelqu’un contesterait-il que mon épouse me connaît bien et sait ce que j’aime et admire ?
Ma connaissance de Borges ne me conduit pourtant pas à l’outrecuidance, moins encore à la possessivité. Borges est si considérable qu’on peut, à son sujet, s’attacher à des facettes plutôt qu’à celles qui séduisent les autres lecteurs. œD’autres peuvent trouver dans Borges autre chose que ce que j’en retiens. Vous ne m’entendrez donc jamais contredire celui qui, naïvement fier d’un contact récent et sans doute superficiel avec le maître, entreprend de m’expliquer savamment l’Histoire de l’éternité. Avec tolérance, j’écoute déferler la ferveur du néophyte. Il arrive même, c’est la récompense légitime de la patience, que l’enthousiasme du novice ajoute quelque chose à ma connaissance de Borges. Je me rappelle ainsi avoir pris plaisir à demander à un tout nouveau borgésien comment il comparait l’Histoire de l’éternité et la fresque qu’a commise Jean d’Ormesson sous un titre tout aussi modeste, Dieu, sa vie, son œuvre. J’avais alors peu appris sur d’Ormesson.
Je ne prétends pourtant pas avoir tout assimilé de l’œuvre de Borges. Il se peut que, toujours porté par ma légendaire honnêteté intellectuelle, j’aille prochainement vérifier à la source même, dans les œuvres, ce que je crois avoir compris. Je ne m’interdis pas de faire des découvertes, peut-être même de remettre en question ce que je considère avéré depuis longtemps. Je m’engage même à lire alors Borges d’un œil neuf, avec une ouverture d’esprit et une curiosité qui, chez d’autres, caractérisent le premier contact. Ce ne sera pas facile, car les années de fréquentations enferment souvent l’amitié dans des ornières dont il est difficile de s’extraire, mais Borges, cela va de soi, mérite cet effort.
J’espère simplement que Nuit blanche n’ira pas publier ces quelques réflexions sous la mauvaise rubrique. Des gens pourraient s’y tromper et tirer de déplorables conclusions.