Je ne l’ai jamais acheté, il ne m’a jamais été offert. Il ne dort donc pas sur un rayon de ma bibliothèque sans avoir été lu, comme nul autre des livres qui l’honorent de leur présence, puisque je ne saurais aussi irrespectueusement y abandonner aucun. Aucun en effet ne tombe entre mes mains par hasard, chacun ayant été désiré, objet de mes goûts littéraires aussi bien que de mon besoin de connaissance. Innombrables, mes livres jamais lus emplissent plutôt les bibliothèques publiques et les librairies. Parmi eux, un ouvrage qui m’a sporadiquement tentée, au cours des soixante dernières années.
J’avais en effet quatorze ans, quand je l’ai vu pour la première fois, après en avoir entendu parler deux ans auparavant, en septième année du cours primaire, par la religieuse hors du commun qui m’enseignait. Adepte du « bon parler français » et apologiste de la littérature française, elle déplorait l’indigence de la nôtre qu’elle attribuait à la pauvreté générale de nos conditions de vie matérielles et culturelles. Comme appui à ses propos, elle citait souvent des phrases tirées des écrits d’un journaliste, mort depuis longtemps, disait-elle, mais dont la lucidité et le style maintenaient vivante la pensée. J’étais bonne élève mais jamais attentive avec autant de bonheur que lorsqu’elle ouvrait devant nous un grand cahier sur les pages duquel étaient collées des coupures de journaux qui avaient publié les textes du journaliste. Elle lisait quelques lignes qu’elle s’empressait de commenter avec enthousiasme, manifestement fière de partager les idées de l’écrivain et de les enseigner à ses élèves. Ce n’est pourtant qu’à la fin de l’année qu’elle nous révéla son nom et le titre du recueil dans lequel étaient colligés ses articles et quelques lettres adressées à ses contemporains.
Il s’agissait de Mon encrier de Jules Fournier. Un livre sans doute absent de la bibliothèque du couvent, car la religieuse ne nous le montra pas, ni ne nous en recommanda la lecture.
Le titre m’avait émue. Je crois que c’est lui qui m’a permis de ne jamais oublier l’enseignement de sSur Sainte-Rita-des-Anges sur l’importance de la littérature et m’a rendue sensible à la joie d’écrire comme à celle incommensurable de lire.
La première édition, publiée en deux volumes, à Montréal, en 1922, par madame Jules Fournier, devait déjà être considérée, en 1949, comme un ouvrage ancien, à tout le moins un objet rare, car les deux tomes occupaient, seuls, placés en son centre, la petite vitrine de la librairie Ménard, rue Saint-Denis, à Montréal, au sud du théâtre du même nom. Le cœur battant la chamade, je demeurai longtemps figée devant la belle présentation des volumes, sans oser entrer dans la librairie, comme cela allait de soi, en ce temps-là, pour une fille de père analphabète et de mère illettrée, interdite d’études classiques, qui ne suivait que quelques cours du soir dans une école privée.
Alors que j’avais dévoré dans le plus grand désordre et un égal bonheur les œuvres majeures de la littérature française, depuis Montaigne jusqu’à Camus, de toute la littérature canadienne-française, je n’avais lu, au milieu des années 1960, que Les Anciens Canadiens, Trente arpents, Menaud, maître draveur, plusieurs essais de Lionel Groulx, quelques poèmes d’Albert Lozeau et La petite poule d’eau. C’est à la sortie de Prochain épisode que je suis entrée en littérature québécoise. Et c’est en cette même année 1965 que j’ai revu pour la première fois, sur une étagère de la librairie Tranquille, Mon encrier, édité en un seul volume par Fides, dans son admirable collection du « Nénuphar ». Étonnée et plus encore ravie, je voulus le feuilleter, pour constater aussitôt que la majorité des pages n’était pas coupée. J’arrivai néanmoins, en soulevant par le bas, puis par le haut celles qui les couvraient, à lire les deux pages de la table des matières, sans qu’aucun titre ne me dise quelque chose. J’allai à l’introduction, signée Adrien Thério, et, usant du même procédé, je pus en lire certains passages dont je retins que Fournier était un redoutable pamphlétaire, un nationaliste passionné, un écrivain très littéraire qui maîtrisait parfaitement la langue française, « ce qui est un honneur que peu de nos écrivains peuvent réclamer », je cite de mémoire, certaine néanmoins d’être exacte, car c’est ce qu’avait souvent répété ma maîtresse d’école. J’appris aussi qu’en plus de lire et de faire connaître ici les écrivains français contemporains, il lisait et critiquait sévèrement les œuvres canadiennes-françaises de l’époque. Dans un autre passage, Thério insistait sur le fait que Fournier avait beaucoup d’esprit, très fin par surcroît, dont l’ironie, pour subtile qu’elle soit, n’en attaquait pas moins férocement la servilité de la classe politique canadienne-française au service de l’Empire. Toutes qualités fort appréciables, susceptibles de me plaire d’emblée.
Pourtant, je reposai l’ouvrage sur son étagère, probablement faute d’argent pour l’acheter, mais surtout et bizarrement parce que Thério, plutôt que de le stimuler, avait refroidi le désir qu’en le voyant, j’avais eu de le lire enfin.
En 1965, j’avais d’autres chats à fouetter qu’à me désoler de notre passé, m’activant à nous créer un nouvel avenir. Indépendantiste, j’étais indisposée par le vieux discours nationaliste.
Comme au temps de l’école, c’est par bribes que, depuis, je prends connaissance de l’œuvre de Fournier, abondamment citée dans leurs ouvrages par une pléthore d’historiens, de politologues, de sociologues et autres savants, aussi de quelques écrivains. Mon vieux dessein de lire Mon encrier n’en a pas été pour autant avivé, jusqu’à ce que je referme le premier tome de l’exhaustive biographie consacrée par Hélène Pelletier-Baillargeon à Olivar Asselin et dans laquelle l’auteure rappelle que ce dernier a été un compagnon de route de Fournier et qu’il a préfacé deux de ses livres : Souvenirs de prison et Mon encrier. Peu après, à l’occasion d’une visite à la Bibliothèque nationale du Québec, j’ai feuilleté les deux livres et lu les deux préfaces. Guère plus que l’introduction de Thério, elles ne m’incitèrent à plonger sur-le-champ dans l’œuvre de Fournier. Néanmoins, j’aurais emprunté Mon encrier si une distance de cent kilomètres ne m’en éloignant, j’avais été abonnée à cette bibliothèque. Je fus alors tentée de me le procurer dans la librairie la plus proche, mais il faisait un grand froid que mon manque d’enthousiasme ne m’encouragea pas à vaincre. Je m’engouffrai dans mon auto, pressée de rentrer chez moi.
Comme tout un chacun, je pense beaucoup en roulant sur nos autoroutes qui s’étendent à travers des paysages rien moins que distrayants. Je tentai donc de m’expliquer mon désintérêt immédiat, chaque fois que m’est donnée l’occasion de la lire, pour une œuvre qui, la première, à travers l’engouement passionné pour elle d’une sœur enseignante, m’a inculqué le désir à jamais inassouvi de lire, l’ambition d’écrire, le besoin de lutter.
Et j’ai compris. Introduction, préface, citations et commentaires, aussi élogieux qu’ils fussent tous, me donnaient à voir un journaliste désabusé et un homme de lettres amer. Une belle plume qui exhibait l’ignorance, l’inculture, l’étroitesse d’esprit et le mauvais goût des politiciens, du clergé, des intellectuels et des écrivains de la Province avec une ironie certes abrasive, mais qui, en bout de ligne, n’exprimait que la négativité de son regard, rien moins qu’un écrivain engagé dans une œuvre critique, porteuse d’une vision créatrice.
Le comparant aux Gaston Miron, Paul Chamberland, Gérald Godin, Jacques Ferron, aux Pierre Vallières, Michel Garneau, Victor-Lévy Beaulieu, Hélène Pedneault et autres écrivains indépendantistes, je comprenais qu’en m’abstenant de lire Fournier, je me protégeais du chagrin d’une immense déception appréhendée.
Bien sûr, je connais suffisamment bien notre histoire pour savoir qu’au début des années 1900, rien dans notre société ne permettait à Fournier d’en élaborer une conception révolutionnaire. À l’égal d’un grand nombre de ses compatriotes, il aurait pu néanmoins dénoncer les causes historiques objectives du dénuement matériel et spirituel de la condition canadienne-française qu’il déplorait. Il semble qu’il en ait, au contraire, profondément intériorisé les effets mortifères. Si bien qu’il attribuait les comportements aliénés de sa nation à la mollesse de son caractère, à son dédain de l’effort et à sa propension à se satisfaire de l’à-peu-près, plutôt qu’à sa dépossession et à sa dépendance. D’où les blâmes qu’il n’a cessé de lui adresser et qui constituent l’essentiel des textes colligés dans Mon encrier, si j’en juge par ce qu’il m’a été donné d’apprendre sur son contenu. Peut-être était-ce là, pour cet intellectuel et écrivain qui souffrait dans son être individuel de la pauvreté d’alors de notre culture et de notre littérature, un besoin d’exprimer, en forme de dénigrement de soi, son désir d’appartenance à une nation libre et créatrice.
Éprouvant un semblable besoin, sœur Sainte-Rita-des-Anges lisait certainement cela dans Mon encrier et elle voulait sans doute l’implanter dans nos jeunes cerveaux. Elle a réussi, dans mon cas, à faire de Fournier un porteur d’idéal. Un tel effet ne peut naître d’une volonté de tromperie, mais est susceptible de traduire une bonne volonté abusée. Ce soupçon alimente depuis plusieurs années ma réticence à lire ce héraut qui, par admiratrice interposée, a marqué mon adolescence, alertant ce qui en moi voulait déjà œuvrer à changer le monde et à croire à l’avènement d’un tel événement.
La vérité et ma franchise m’obligent à avouer que j’ai acheté, hier, Mon encrier dans l’édition trouvée dans la librairie de ma petite ville, soit celle parue, en 1996, sans la préface d’Asselin, à la Bibliothèque québécoise. Je n’en pouvais tout simplement plus de tenter d’expliquer ma non-lecture d’un livre, en invoquant les supposées imperfections de l’ouvrage dédaigné.
Avant de le ranger dans ma bibliothèque, je l’aurai nécessairement parcouru d’un couvert à l’autre. En attendant, j’en cite ici deux extraits, glanés au hasard. Le premier, tiré de « Réplique à M. Ab der Halden », paru dans La revue canadienne en février 1907, justifie ma crainte d’être déçue par son impuissant défaitisme nationaliste. Le second, tiré d’« Examen de conscience », paru dans Le Nationaliste le 28 février 1909, me donne tort, d’autant plus sévèrement qu’il contredit mon opinion sur la désuétude de Fournier.
Réplique à M. Ab der Halden
[…] Et d’abord, vous affirmez l’existence d’une littérature canadienne-française. Quelle preuve en donnez-vous ? Que Gaspé, Garneau, Crémazie et Buies ont laissé des pages de mérite Je n’ai jamais prétendu autre chose de ma vie, Monsieur, j’ai seulement dit qu’une douzaine de bons ouvrages de troisième ordre ne font pas plus une littérature qu’une hirondelle ne fait le printemps. […] Voilà le grand mal, Monsieur, et d’où découlent tous les autres. Voilà le grand obstacle à la création d’une littérature canadienne-française. […] Nos gens – et je parle des plus passables, de ceux qui ont fait des études secondaires – ne savent pas lire. Ils ignorent tous les auteurs français contemporains. Les sept-huitièmes d’entre eux n’ont jamais lu deux pages de Victor Hugo et ignorent jusqu’au nom de Taine. […] Ils n’aiment pas à lire, ils sont fort occupés par leurs affaires professionnelles. Ils n’ont pas de goût. Le sens des choses de l’esprit leur manque.
Examen de conscience
Aussi longtemps que les Canadiens français resteront plongés dans l’abrutissement où les tiennent leurs journaux ; aussi longtemps qu’ils porteront ce joug d’ignorance et de fanatisme, il ne servira de rien de renverser les ministères. […] Mais enfin, quand vous aurez changé de gouvernants, où en serez-vous si vous n’avez pas aussi développé parmi nos populations le sens du devoir civique. […] Le mal dont nous souffrons exige en effet plus que des changements de ministères. Il est profond et touche à la source même de notre vie nationale.
Andrée Ferretti : photo @Josée Lambert