Écoutez ici la version audio de ce texte lu par Daniel Luttringer
Quelques années après l’effondrement de l’Union soviétique, ma grand-mère maternelle a atterri à l’aéroport de Mirabel avec, dans ses valises, les vestiges de son ancienne vie et des manuels d’histoire et de grammaire russes. Elle venait de prendre sa retraite comme institutrice ; moi, j’avais atteint l’âge scolaire, et elle était bien décidée à faire mon éducation. Deux ans auparavant, mes parents, ma sœur et moi avions émigré à Montréal de Saint-Pétersbourg – jusqu’à récemment connue sous le nom de Leningrad – et à présent, mes grands-parents s’y installaient à leur tour. Nous accusions déjà un an de retard sur le programme pédagogique, et baboulia était pressée de rattraper le temps perdu. Chaque fin de semaine, je m’asseyais donc près d’elle à sa table de travail et récitais, à la lueur d’une lampe verte comme celles d’une bibliothèque, des déclinaisons, des poèmes de Pouchkine ou de Lermontov et les dates de la christianisation de la Rus’ de Kiev. C’est ainsi que dans un appartement de Côte-des-Neiges, j’ai reçu une éducation digne d’une parfaite petite Soviétique – à quelques exceptions près.
Après le souper, une fois les tasses de thé noir vidées jusqu’aux rondelles de citron, c’était l’heure du programme cinéma. À l’affiche, un film que mon grand-père avait gravé sur une cassette à partir de la chaîne de télé russe qu’il captait par la magie du satellite. C’étaient tantôt des films patriotiques, tantôt des comédies ou des adaptations d’œuvres littéraires, comme la Partition inachevée pour piano mécanique, rapiécée de Tchekhov, ou encore le somptueux Guerre et paix de Sergei Bondartchouk. De cette série de huit heures, je ne retiens aujourd’hui qu’une seule scène, que je revois clairement – la salle de bal éclairée aux chandelles, le tourbillon des danseurs, les yeux bleus pleins d’eau de Natacha et la superstition de Bolkonski, tandis qu’il la regarde s’éloigner : « Si elle s’approche d’abord de sa cousine, puis de l’autre dame, alors elle sera mon épouse ». Malgré la dévotion de ma grand-mère, c’est à cette scène que se résume essentiellement ma connaissance de l’œuvre maîtresse du « miroir de la révolution russe », pourtant une lecture obligatoire pour tous les écoliers soviétiques. Car dans les lectures éperdues de la fin de mon enfance, pendant cette période d’envoûtement que Barthes appelle « l’adolescence liseuse », si j’ai suivi fiévreusement les déboires de Raskolnikov et souffert tout mon saoul avec Anna Karénine, j’ai levé le nez sur la grande œuvre de Tolstoï et n’ai jamais valsé avec le prince Bolkonski.
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Après la mort de baboulia, j’ai récupéré certains objets qui lui avaient appartenu – une bague avec une pierre d’ambre, un châle d’Orenbourg, de la vaisselle en bois peint, un ensemble de thé de la manufacture de Lomonossov, quelques livres, la fameuse lampe verte et la statuette de Pouchkine qui avait trôné sur une tablette de sa bibliothèque. En vidant l’appartement, dans un tiroir du bureau où j’ai appris à écrire le cyrillique en lettres attachées, ma mère a découvert deux journaux intimes. Le premier, un cahier d’écolier aux pages jaunies et gondolées, est une chronique de 1953, l’année où ma grand-mère termine ses études en histoire et se marie. Elle s’inquiète des longs départs et des trop rares permissions de mon grand-père, ingénieur de la Marine, sort à la symphonie et au théâtre, fait de la propagande dans les usines, se réjouit de nouvelles robes, désire un enfant… C’est aussi l’année de la mort de Staline, qu’elle pleure à chaudes larmes, tout comme, pense-t-elle alors, l’ensemble de la nation. L’autre carnet, beaucoup plus récent, est un grand cahier Clairefontaine à carreaux, où elle a consigné pendant une quinzaine d’années sa vie montréalaise, ne notant souvent que quelques lignes par jour, le noircissant des détails de son existence réglée au quart de tour. Mon grand-père et elle, n’ayant jamais renoncé aux habitudes inculquées par le Komsomol, observaient une discipline rigoureuse : exercices le matin, leçons de français et d’anglais l’après-midi – une tâche titanesque pour deux retraités qui n’avaient eu pour langue seconde que le yiddish oublié de leur petite enfance.
Dans un rare moment d’épanchement au milieu de cette litanie de faits et gestes, ma grand-mère dresse une sorte de bilan de ce qu’elle lègue à ses descendantes (nous sommes une lignée matrilinéaire). Elle déplore le fait que, contrairement à ce qu’elle a su faire pour ma mère et ma sœur aînée, elle a échoué à m’inculquer le goût de la lecture. Ma mère et moi, en lisant ces lignes dans sa chambre, avons éclaté d’un grand rire sonore, qui a dû faire sursauter les voisins et amis qui s’affairaient à vider le salon. C’est là la dernière chose que l’on puisse me reprocher : j’ai consacré une douzaine d’années aux études littéraires, et toute ma vie tourne autour des livres. Mais je me rends compte aujourd’hui que si ma grand-mère faisait ce constat amer, c’était parce qu’à l’époque, je rechignais à lire certains classiques russes, et notamment Guerre et paix.
Je me souviens de son désarroi quand je lui racontais, à sa demande, mes cours de français à l’école. « Toujours aucun auteur russe ? », demandait-elle sur un ton dépité. « Encore la littérature française ? » J’avais beau lui expliquer que c’était là le cursus scolaire, puis le titre du programme auquel j’étais inscrite, puis l’objet de mes recherches – rien n’y faisait. La déception était palpable. Quant à la littérature québécoise, elle doutait fortement de l’existence même d’une telle chose. Ma grand-mère voyait l’immigration comme une perte de la culture, de la langue, une dissolution de mes origines qu’elle s’était donné pour mission d’endiguer et qui était malgré tout en train de s’opérer sous ses yeux.
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Je pense à la bibliothèque de mon enfance, à toutes ces collections d’œuvres complètes, des volumes reliés en cuir d’une même couleur, avec leurs lettres d’or gaufrées traçant les signatures des grands écrivains le long de dizaines d’épines – Boulgakov. Essénine. Gogol. Akhmatova. Dostoïevski. De ces livres transportés dans nos bagages, qu’ont lus ma grand-mère, ma mère et ma sœur, quelques-uns accumulent chez moi la poussière, drapés dans un silence chargé de reproches. Sur mes tablettes, loin de former des rangées strictes aux tons harmonieux, ces monuments déchus occupent un petit coin, voisinant les Folio usagés et les livres québécois – ceux de la vieille garde, qui imitent la sobriété blanche des français, et ceux des jeunes éditeurs, rivalisant de couleurs vives. À côté, il faut pencher la tête dans l’autre sens pour lire les titres – ce sont les livres en anglais, surtout de la littérature américaine, toutes époques confondues. Il y a même, auprès de quelques romans tchèques, une petite section en espagnol, qui rappelle les fois où j’ai péché par excès d’optimisme, enhardie au retour d’un voyage.
Cette bibliothèque bigarrée, souvent déménagée, élaguée, puis regarnie, avec ses enthousiasmes et ses désamours, peut sembler chaotique en regard de la bibliothèque ordonnée de mon enfance, toute en autorité impérieuse. Mais si mon éducation ne sera jamais complète, si je ne serai jamais l’élève modèle dont rêvait ma grand-mère, celle qui a lu tous les classiques de sa mère-patrie, ma culture fragmentaire, assemblée au gré de mes passions changeantes, est loin de représenter une dissolution – elle ressemble plutôt à ce patchwork dépareillé, à ce joyeux désordre qui règne sur mes tablettes. Là où ma grand-mère voyait une perte, je vois au contraire un métissage fructueux. Grâce à la langue qu’elle m’a transmise – ma langue grand-maternelle, en quelque sorte –, je peux toujours revisiter à ma guise les grandes œuvres russes, et m’attaquer un jour à Guerre et paix. Mais grâce à notre émigration, je peux étendre plus loin encore mes desseins de lectrice dans les deux langues qu’a absorbées comme par osmose mon cerveau d’enfant.
Sans ce déplacement, je n’aurais sans doute jamais, par ailleurs, pratiqué le métier de traductrice, qui a fini par s’imposer à moi avec une clarté désarmante et qui me permet de poursuivre ce va-et-vient linguistique incessant. C’est un métier qui est, lui aussi, préoccupé de trajectoires de migration et de ce qui, entre deux cultures, se perd au moment de la traversée. À ce sujet, la traductrice Corinna Gepner écrit : « Si j’en reste à une vision myope de la perte, elle m’apparaît trop lourde. Si je la considère à l’échelle du texte dans son entièreté, elle s’inscrit dans un ensemble de pertes et de gains, de déplacements, d’appauvrissements et d’enrichissements qui échappe à toute comptabilité1 ». Il en va de même pour la translation de l’immigrant. Ce qu’on laisse derrière et ce qu’on acquiert de l’autre côté relève d’une algèbre obscure qui se passe d’équivalences.
1. Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, La contre allée, Lille, 2019.