J’ai trouvé le livre dans un Croque-livres de la rue Saint-Vallier, l’été dernier. J’ai souvent voulu l’acheter pour le lire, mais chaque fois, je me disais « à quoi bon ». J’ai toute l’empreinte puissante laissée par le film depuis vingt ans dans la tête.
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J’avais vingt et un ans. Ma sœur faisait Katimavik cette année-là. Quelques-uns de mes amis voyageaient en Europe, mon frère partageait un appartement en ville avec trois colocs. De mon côté, j’étais caissière au Musée de l’abeille, sur le boulevard Sainte-Anne. Le cégep, l’université, la vie, c’était trop pour moi.
J’avais les yeux qui tiraient vers le bas, vers ma chambre dans le sous-sol de chez mes parents, vers pas grand-chose. Je rentrais d’un séjour de quelques mois dans l’Ouest canadien où j’avais travaillé comme femme de chambre dans un hôtel de luxe. J’avais pensé rester là, essayer de monter les échelons, passer de housekeeper à public area houseperson à serveuse, peut-être même à gérante d’un des restaurants du chic et rustique Fairmont Jasper Park Lodge.
Faire ça ou autre chose.
Vivre ou mourir.
J’étais revenue au bout de cinq mois, après une soirée beaucoup trop arrosée dont je n’ai aucun souvenir. J’avais repris mon travail à l’Économusée du miel.
La case « trouver une job » était cochée dans ma tête.
Quelques mois plus tard, j’allais rencontrer un garçon qui me ferait oublier tous les autres, une bombe d’amoureux dont la confiance et l’amour me donneraient la force de croire en moi et avec qui je mettrais le pied pour vrai dans la vie adulte.
J’étais aussi sur le point de voir un film qui me bousculerait tout entière. Dès les premières paroles j’ai été soufflée : « Avez-vous déjà confondu le rêve et la réalité ? Ou volé quelque chose en ayant l’argent pour l’acheter ? Avez-vous déjà eu le cafard ? Ou eu l’impression que votre train bougeait quand il était toujours à l’arrêt ? Peut-être que j’étais folle, peut-être que c’était les années soixante ou peut-être que j’étais juste une fille interrompue ».
Peut-être que j’étais folle, peut-être que c’était le passage à l’an 2000 ; je n’étais pas une fille interrompue, je n’avais encore rien entrepris.
Fin janvier, au cinéma Charest, dans Saint-Roch. Il neigeait. Sous mon manteau d’hiver, je portais un cardigan rose de chez Jacob et un parfum Yves Rocher à la noix de coco. Oui, début 2000.
J’y accompagnais M, un homme plus vieux que moi dont je me croyais amoureuse, malgré le début de bedaine, les cheveux clairsemés et la veste de style Cuirs Curzo.
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À l’écran, Winona Ryder est Susanna, une jeune femme qui se retrouve à l’hôpital psychiatrique à la suite d’une tentative de suicide. Winona/Susanna a les cheveux courts et fume comme une cheminée. Elle a de grands yeux tristes et intelligents. Elle pense à la mort, tout le temps. Elle est brillante, en crise, mais solide, émouvante et magnétique. Je suis frappée par chaque réplique qui sort de sa bouche. Toutes les scènes me prennent à la gorge parce que ce que je vois, je le vis.
La main sans os au début du film, c’est mon corps vide, une peau sans rien à l’intérieur pour la retenir debout, quand la panique se déclenche et que je n’ai aucune idée de ce qui m’arrive. Les doigts engourdis, le sang qui circule au ralenti, les sons comme des lames qui déchirent les tympans, le souffle qui s’accélère, le cœur sur le bord de lâcher. La peur et l’envie de vivre, la peur et l’envie de mourir, soudées l’une à l’autre et m’étirant dans tous les sens. Mon absence de but.
Ma culpabilité d’exister.
La mort de ma cousine, quelques années plus tôt, dans un accident de voiture, m’est rentrée dedans, a exacerbé la mélancolie qui m’habitait déjà au début de l’adolescence, la nette sensation d’être à part et tellement banale en même temps, le besoin d’inventer, de m’inventer, d’exagérer, l’impression de ne cadrer nulle part, jamais.
Je me suis demandé mille fois pourquoi j’avais changé d’idée quelques minutes avant de monter dans la voiture, avec elle et mon oncle, pourquoi j’étais si soulagée d’être restée à la maison avec mes parents.
J’avais treize ans. J’étais un monstre.
Je n’en ai pas fait le deuil. Je me suis juste vautrée dans la douleur, me suis repliée sur moi jusqu’à devenir cette peine. Je n’en ai pas encore fait le tour, en ai tout juste esquissé la forme. Je l’ai écrite, dans chaque poème, chaque livre, maladroitement, à mots couverts, beaucoup trop couverts.
Un jour, je l’affronterai pour vrai.
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L’été dernier, c’était comme si le livre m’attendait. Je l’ai ramené chez moi, l’ai nettoyé. J’y ai écrit mon nom, ce que je ne fais qu’après avoir lu le livre d’habitude.
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Susanna obsédée par la mort, Susanna qui se place elle-même à l’hôpital, se fait des amies, apprivoise sa maladie.
Nous sommes sans doute nombreuses à nous être dit : « C’est moi cette fille à l’écran qui préfère se cacher dans sa folie, qui ne sait pas si elle veut vivre ou mourir, qui veut écrire, qui ne sait pas habiter ses jours ni son corps, qui fait l’amour saoule ou déconnectée, sans amour, du moins sans amour de soi, juste pour avoir l’impression d’exister un peu ».
Susanna veut être écrivaine. L’affirmer comme elle le fait dès les premières minutes du film m’impressionne. L’idée d’une vie consacrée à l’écriture est la seule chose qui m’ait jamais attirée, mais je suis beaucoup trop coincée pour oser le dire et de honte, je déchire chaque page que j’écris.
Quand je la vois, elle, le dire de façon si claire, choisir de ne pas aller à l’université, écrire son journal tous les matins, parler, parler, parler avec sa psy, quitter l’hôpital, quelque chose se met en marche à l’intérieur de moi.
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J’ai placé le livre sur la tablette des précieux, les livres-permissions, dans ma bibliothèque, aux côtés des Sylvia Plath, Clara Dupuis-Morency, Lynda Dion, Colombe Schneck, Annie Ernaux, Maggie Nelson, Annie Lafleur et Anaïs Nin.
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« Qu’allez-vous faire ? »
C’est la fin, Susanna passe devant un comité qui doit décider si elle peut quitter l’hôpital ou non. Elle redit qu’elle sera écrivaine. Une dame coincée insiste : « Mais qu’allez-vous faire ? », comme si écrire n’était pas suffisant ou adéquat. Susanna répond qu’elle travaillera à mi-temps dans une librairie. Je pense souvent à ce passage quand je marche vers le boulot aujourd’hui. Je travaille dans une bibliothèque et j’écris.
La vie, même trouée et imparfaite, a pesé plus lourd que la mort dans la balance lorsque, pour la première fois, je me suis assise devant celle qui serait ma psy pendant plus de dix ans.
Je me suis mise à écrire des poèmes et des fictions qui parlaient d’amour, de soi et des autres, de relations compliquées avec soi, avec les autres, avec la réalité, des poèmes tristes, des poèmes de mort, de rage et de colère, de passage à l’âge adulte, de dualités intérieures, d’une multitude de deuils. Après quelques lettres de refus, j’ai préféré publier mon premier livre de poèmes dans une maison d’édition très confidentielle : je voulais être lue, que mes textes existent et non qu’ils pourrissent dans le fond de mes tiroirs.
J’ai continué à écrire mon journal sans en déchirer les pages. Me suis mise à lire ceux de Sylvia, Virginia, Marie, Anaïs, Nancy.
J’ai écrit, et je le fais toujours, par essais et erreurs, intuitivement, parce que sinon, quoi ?
J’ai voulu être visible tout à coup et non plus terrée dans mon bordel d’esprit.
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Je n’ai lu aucun de ses livres. Susanna m’a quand même donné du souffle, du jus, du courage. Elle m’a appris que c’était possible de vivre autrement qu’avec des mains sans os et un cri dans la gorge ; autrement que du lundi au vendredi de neuf à cinq ; qu’il était possible de vivre tout court. Qu’au prix d’un travail acharné, je verrais plus clair en moi. Jamais lu, Girl, Interrupted1 reste un précieux talisman, une invitation à me donner, à me dédoubler, à dérailler et à m’enligner, à vivre pour écrire, à cesser de me vouloir autre et différente, et la rage au cœur, à embrasser le temps qui m’est donné, mes défauts, mes contradictions et celle que je suis.
* Valérie Forgues photographiée par Anna Quinn en septembre 2020.
1. Susanna Kaysen, Girl, Interrupted, 1993.