J’ai rêvé presque toute la nuit que j’étais, avec d’autres personnes, emprisonnée dans un camp nazi. Il nous fallait veiller à ne pas tomber entre les mains d’un soldat de mauvaise humeur : le moindre écart de conduite, et nous risquions l’exécution sommaire. Vers la fin du rêve, je marchais sur la grève d’un des plus beaux villages du Québec, Notre-Dame-du-Portage – que j’ai découvert il y a quelques années à la faveur d’une résidence d’écriture. Je tirais de ma poche une cigarette dont le filtre était un bout de papier enroulé et contenant le message secret d’un codétenu. Nous vivions dans la terreur.
Tout cela à cause de François Cheng ! Hier, j’ai visionné l’entretien qu’il donnait voilà quelques semaines à La grande librairie, à TV5. Vers la fin, il a fait allusion aux nazis. C’était après avoir longuement parlé de la notion de beauté, laquelle nous donnerait le sens. D’après son discours, j’ai conclu que le contraire de la beauté n’est pas la laideur, mais le mal. Tu sais cela depuis toujours, je suppose, toi qui as tant cherché la beauté, toi qui vis depuis près de quatre décennies devant ce fleuve qui t’est nécessaire.
Moi, je n’ai cherché et apprécié la beauté que très tard. Longtemps j’ai craint qu’elle ne m’avale et ne m’empêche d’écrire. Je crois que cette peur est très répandue chez les écrivains. Maintenant que je vis au bord de la mer, je sais que je n’avais pas complètement tort. Dans la grande ville, je pouvais recourir à une certaine « laideur » pour me pousser à débusquer la beauté, à l’inventer par l’écriture. Ici, il me faut tourner le dos à la mer pour travailler, comme le préconisait Françoise Bujold, car le dehors m’appelle, le paysage m’invite à le rejoindre et à le célébrer. Bref, la beauté m’avale, ou presque ; mais, je dois le dire, c’est un avalement si merveilleux que chaque jour je dois trouver en moi la force de lui résister. Je sais que tu ne vis pas les choses ainsi. Toi, tu es un véritable écrivain, et rien ne peut te détourner de tes tâches ! Le retour au paysage de ton enfance t’a peut-être sauvé.
Il y a cinq ans, en route pour la Gaspésie, je me suis arrêtée chez toi, aux Trois-Pistoles. J’apportais pour ton anniversaire le roman de Louise Erdrich : La malédiction des colombes. On ne s’est pas revus depuis, mais je suis convaincue que ce livre t’a rejoint au plus profond du cœur avec ses histoires de Métis des États-Unis d’une autre époque. Ah, le fabuleux style de Erdrich, une des plus grandes écrivaines contemporaines de ce pays. Tu m’as offert en retour ton plus récent livre : 666 Friedrich Nietzsche1. Ta dédicace est pleine de tendresse et d’affection, comme toujours. J’étais très curieuse de ce que je trouverais dans ton livre, curieuse de ce que Nietzsche m’apprendrait. J’ose étaler ici mon ignorance : de lui, je ne sais toujours que peu de choses (cette affaire du surhomme – et j’ajouterais de la surfemme). Surtout, il devait me conforter dans l’idée que nous ne sommes pas des victimes. Personne ne peut nier le mal qui balaie le monde jour après jour de son souffle nauséabond. Nous sommes cernés par lui, broyés, soumis aux pires souffrances. Mais nous avons la force de dénicher la beauté partout, et donc de trouver le sens de nos vies, de ne plus craindre la mort.
Cheng dit que les épreuves de la jeunesse nous conduisent à la vraie sagesse. Mais je ne cherche pas la sagesse, elle est pour moi un vain miroir aux alouettes. Il m’a fallu des années pour comprendre que ce que je cherchais n’est rien d’autre que l’équilibre. Entre le mal imposé par les circonstances et l’indéniable beauté de la vie, entre mes erreurs de parcours et mes maigres réussites, je veux l’harmonie plus que tout. On ne recommence rien, on continue, et c’est ainsi que s’affrontent en nous la part de mal et la part de beauté pour créer un minimum d’équilibre, le contrepoids de toute douleur et de toute joie. N’est-ce pas d’ailleurs Nietzsche qui a écrit cette phrase entrée dans la culture populaire : « ce qui ne me tue pas me rend plus fort » ? C’est ce que dit Cheng lui aussi, à sa manière et en d’autres mots.
J’ai donc, après l’avoir reçu de tes mains, commencé à lire ton livre et à admirer ses images. C’est un prodigieux contrat de lecture (presque 1 400 pages), et je sentais cette lecture si importante pour la connaissance de ma vie que je me suis arrêtée après une trentaine de pages, car je n’étais pas encore en mesure de rendre justice à tes phrases. Ça te paraîtra contradictoire que j’aie refermé ton si beau livre, mais je n’étais pas prête à cela. J’ai plongé dans d’autres grandes lectures, des romans fabuleux venus du monde entier, qui étaient proposés à ma soif de sens et de compréhension. Malgré ce qu’en disent certains poètes (« Le roman, c’est de l’anecdote ! »), les romans que j’ai lus m’ont appris beaucoup de choses dans la quête qui est la mienne et dans ma propre recherche du meilleur style.
De la limite et du manque
Je viens d’écrire les derniers poèmes d’un long recueil qui paraîtra au début de 2021. Te dire comme la beauté m’a nourrie dans le petit pavillon que j’ai occupé durant quatre ans au-dessus de la mer, sur un domaine éloigné de cette route 132 qui ceinture la péninsule et où l’on voit, où l’on entend passer les rutilants VUS et les longs camions-citernes, et aussi les camions remplis de marchandises ou du bois de nos forêts qu’ils emportent dans un ailleurs inconnu ! Durant les périodes d’écriture, il m’a fallu, comme je l’ai dit, tourner le dos à la mer, dont la splendeur m’avalait. J’ai eu de grandes périodes de silence, surtout en été, quand on cède à la beauté. Mais j’ai été patiente devant le livre à faire.
Aux quelques amis qui m’assuraient avoir besoin de Montréal, de ses quartiers, de tout ce qu’elle offre, j’ai parfois répondu que nos vies sont faites d’époques diverses, qu’il y a un temps de vie à passer dans la grande ville et un autre temps, celui qui me rend désormais heureuse, à passer dans la beauté et à en jouir avec d’autres amis. Un jour, il y a longtemps, ma sœur m’a dit : « Si j’étais restée en Gaspésie, je sais que je n’aurais jamais manqué de rien, car il y aurait toujours eu quelqu’un pour se montrer solidaire ». Je ressens cela ici. Malgré les grands espaces et le vaste horizon, il y a beaucoup de promiscuité entre les gens ; mais ce n’est évidemment pas la raison de ma présence dans la baie des Chaleurs. Je crois que j’avais simplement épuisé toutes les ressources qui m’étaient offertes par une grande ville que j’aime encore pourtant – les sources possibles de ma joie, s’entend.
Dans cette longue entrevue diffusée à TV5, Cheng aborde le sujet de l’âme. Il en parle si bien que je ne peux que m’incliner et admettre son existence. Mais la notion de Dieu – un mot qu’il ne prononce qu’une fois – me reste totalement étrangère. À Benoît Lacroix, je disais : « Je vous préviens, je suis athée ! » Ce à quoi il répondait : « Je sais ! », puis il riait, probablement convaincu que je n’y croyais pas moi-même. J’aurais pu lui dire qu’il y a eu dans ma vie d’incroyables bigots et qu’ils ont fait mille fois plus de tort que de bien autour d’eux. Mensonges, vols, fraudes, et j’en passe. Inconscience et ignorance totale ! Obscurantisme total ! Benoît m’aurait répondu que la bigoterie n’a rien à voir avec la foi, en quoi il aurait eu raison.
Dans son magnifique livre La mer, la limite, le regretté Thierry Hentsch déplore que l’histoire sainte nous soit présentée comme un témoignage et non comme une représentation. À propos de Dieu, il écrit : « Je voudrais tant qu’il soit pour nous cette ‘ métaphore du vide ’ dont parle Jabès ». Pour nous ramener à ton cher philosophe, Hentsch dit encore : « Dieu n’est pas mort, il est usé. Nietzsche n’était pas dupe de la clameur de son décès. Une métaphore aussi puissante, aussi nécessaire, ne se laisse pas tuer ». Je te recommande vivement ce tout petit livre. Ce n’est pas un livre sur Dieu, mais plutôt sur notre ambition et notre ignorance de la fragilité du monde. Face à ton fleuve, il te répétera ce que tu sais déjà, que l’Occident refuse l’idée de la mort, qu’il est aveuglé par son désir de croissance et qu’il méconnaît sa propre limite : « Je vis une civilisation à ce point réfractaire à la finitude qu’elle va jusqu’à offusquer la mort ».
C’est ce que m’enseigne la philosophie de Thierry Hentsch, qui en appelle à l’éthique de la limite – l’éthique du manque, et c’est ce que m’apprend mon paysage de mer. Devant la limite sans cesse mouvante et déplacée de l’horizon, j’apprends à mourir, j’apprends chaque jour à vivre.
Je reprendrai ma lecture de ton livre bientôt. L’été y sera propice.
1. Victor-Lévy Beaulieu, 666 Friedrich Nietzsche, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2015, 1 382 p.