C’est un livre, un livre ou un château. En haut d’une étagère, au bord de la mer, c’est Au château d’Argol de Julien Gracq. Pour s’y rendre, il faut quitter sa propre route, atteindre ce mur d’arbres où, dans ce roman écrit en 1938, la forêt est, paraît-il, un élément insonorisant.
Mais tout ne se veut-il pas insonorisant chez cet écrivain ? J’ai toujours craint d’entrer dans l’intimité de Gracq, dans le velours épais de ses pensées. Peur du silence qui règne entre ce mur de mer et ce mur d’arbres, peur que cette écriture d’un autre siècle finisse par m’insonoriser aussi, je déteste être insonorisé. Tiens, j’ai déjà traversé la forêt sans m’en rendre compte, j’aperçois le château.
Dans la cour d’un château, le vrai gardien c’est toujours le passé. Les tourelles se tiennent fières, se tiennent pierres, leur forme circulaire échappe au temps. Je suis un parfait intrus et le tapis de gravier sur lequel j’essaie de marcher pourrait m’aspirer comme un rien, le sol non plus n’échappe pas à cette insonorisation. On dirait que les personnages du livre sont déjà là, des ombres, des ombres qui cherchent leurs contours, se mettent en place dans des grandes fenêtres du château, fenêtres dont on ne sait qui lave les carreaux tant elles sont hautes. Ces mêmes ombres qui courent toujours après leur source originale avec un décalage d’horloge atomique. Du lierre, du gravillon, des petits carreaux et des ombres, ça sent la bourgeoisie. Mais il est peut-être temps pour moi de faire demi-tour avant de devenir un voyeur de romans, il n’est jamais très poli de regarder par les fenêtres des romans.
– Comment, vous partez déjà ?
Est-ce une forme d’acouphène générée par cette enclave sonore ? Une voix, c’est bien une voix.
– Bonjour, je me présente, Françoise Mérol, fidèle lectrice de Gracq. Je devine votre surprise, nous sommes bel et bien dans son roman. Mais ce qui m’étonne le plus c’est votre présence ici, vous qui ne l’avez jamais lu. D’habitude, vous savez, ce sont les inconditionnels de l’auteur qui atteignent la forêt. Vous êtes le premier non-lecteur à dépasser les grilles. C’en est presque frustrant. Aussi, ne partez pas tout de suite, attendez ! Votre présence m’intrigue.
– Madame Mérol, je flânais dans une librairie, devant une armoire en verre fermée à clef de la collection « La Pléiade » et puis, soudain.
– Oui je sais, soudain, soudain est la porte de toutes les entrées, c’est la grande arche de la surprise, soudain vous vous retrouvez dans le roman de Julien Gracq, troublant, n’est-ce pas ? Et si jamais l’envie vous prend de regagner l’ancien monde, pas de panique, c’est un jeu d’enfant.
– Je reprends la porte du soudain ?
– Ah non, vous n’y êtes pas du tout mais pas du tout alors, on ne quitte un roman que par une seule porte, celle du déjà, cher clandestin. Chut, ça commence, il arrive et n’oubliez pas, vous et moi n’avons pas le même statut, je suis lectrice et vous, voyeur.
– Vous parlez du paysage ?
– Comment pouvez-vous savoir que le paysage est un des personnages principaux de Gracq alors que vous n’avez même pas lu la première page ?
– Un voyeur a toujours un taux de pénétration très important.
– La politesse m’empêche de vous dire que vous n’êtes qu’un voleur de résumés.
– Oui, mais permettez-moi de vous dire qu’il n’est pas nécessaire de se taper deux cents pages pour comprendre qu’ici, le paysage est un personnage.
– Cent quatre-vingt-quatre exactement, dans la première édition José Corti, pirate !
– D’ailleurs madame Mérol, si vous voulez je peux vous parler de ce personnage-là, il se perd souvent dans ses pensées nuageuses. Il préfère les fonds sales, les cieux mal rangés, le tout-soleil l’ennuie. En proie à une douce bipolarité, tiraillé entre océan et continent, un instant mer un instant terre, il va jusqu’à remettre en question l’ordre des marées. Ne voit-on pas parfois le continent se déverser dans les eaux ? Un beau matin, vous verrez, la forêt aura gagné la mer et les pêcheurs deviendront des bûcherons.
– Il est une zone en moi où je crois vous détester !
– Souhaitons que ce soit un no man’s land, mais je n’ai pas terminé ma fiche de non-lecture. Les arbres, donc, disais-je, qui un à un se jettent dans la mer depuis de fausses falaises comme des moutons de Panurge.
– Je vous déteste encore.
– Continuez, vous le faites si bien. Mais il semble qu’une autre personne se soit librement invitée à venir se promener dans ce roman.
– Impossible, nous sommes les deux seuls intrus, moi en ma qualité de tourneuse de pages et vous en votre qualité de tourneur en rond.
– Merci !
– De rien !
– Bien, alors madame Mérol, regardez la forêt, avant que tous les arbres ne se soient suicidés dans la mer et vous verrez le long d’un sentier une silhouette enroulée dans une écharpe, un béret bien enfoncé sur la tête, regardez !
– Bon sang, vous avez fichtrement raison. Qui peut donc se promener dans un roman de la sorte ?
– Peut-être son auteur ?
– Non !?
– Après tout c’est son roman, il fait ce qu’il veut.
– Seuls les fantaisistes font ce qu’ils veulent et monsieur Gracq n’est pas un amuseur public.
– Il nous a vus, je crois, en tout cas il vient vers nous.
– Mon Dieu, que vais-je bien pouvoir lui dire, cela fait plus de cinquante ans qu’il fait partie de ma vie, cinquante ans que je tourne régulièrement les pages du Château d’Argol, vous imaginez cela, cinquante ans et toujours fidèle au poste.
– Non je n’imagine pas.
– Bien entendu, oh il arrive, faisons semblant de rien. Bonjour monsieur Gracq, quelle surprise de vous voir là.
– Bonjour mes amis, bonjour bonjour. Je n’étais pas retourné dans ce roman depuis des années, que dis-je des siècles et j’avais oublié l’empressement de ma plume à décrire le vent, j’ai, c’est amusant, failli perdre mon béret si je ne m’étais pas accroché à lui comme à mes illusions autrefois. D’abord, j’aimerais m’adresser à vous, madame Mérol. Comment pourrai-je vous remercier de m’avoir tant lu. Si j’avais su que vous me liriez tant, je me serais mieux écrit, pas de doute. Et votre présence en ces pages me touche profondément. Et vous jeune homme, vous ne savez rien de moi, vous ne m’avez jamais lu et croyez-moi, vous le faites si bien. Continuez donc à ne pas me lire, tout écrivain a besoin d’un non-lecteur absolu. Autrefois j’aurais signé votre plastron avec un fleuret d’orgueil. Aujourd’hui je suis admiratif devant cette virginité.
Rendez-moi ce service, passez votre chemin quand vous verrez mon nom sur la couverture d’un livre. Quand bien même seriez-vous sur une île déserte totalement déserte avec pour seul accessoire l’un de mes bouquins, promettez-moi au plus fort du Vendredi de ne pas en effleurer la couverture. Et dans l’attente d’une cheminée flottante au large, vous écrirez au son des vagues votre propre livre ! Mais il est tard et les promenades dans mes romans me fatiguent toujours beaucoup, vous savez l’autre jour, j’ai même trébuché sur une virgule qui n’avait pas sa place. Les éditeurs sont comme cela, que voulez-vous. Ils vous disent oui le jour et la nuit, en douce, à la clarté de la lune, vous chapardent quelque ponctuation çà et là.
Et puis je m’inquiète de tous ces arbres qui se jettent dans la mer, je me sens terriblement coupable, vous savez. Allez, un écrivain ne doit pas trop traîner dans ses romans, Marcel Proust avait cette sale maladie de hanter ses écrits. Adieu donc !
J’ai toujours beaucoup prisé cette formule, le solennel c’est l’adieu mais c’est le donc qui ferme la marche, comme au moment du trépas.
La petite silhouette de monsieur Gracq s’évanouit dans le tourment comme une écharpe et un béret peuvent s’évanouir dans le vent. Contrairement à ce que l’on croit, l’horizon n’avale rien, on lui prête un faux appétit, l’horizon n’avalerait même pas une mouche. Si les poètes n’étaient pas si myopes, ils arrêteraient de dire des conneries.
– Bien, madame Mérol, je ne m’attarde pas davantage ici, je dois aussi vous quitter.
– Déjà ?!
– Oui déjà !
Max Férandon est né en 1964 dans une jolie carte postale du centre de la France, un petit village du département de la Creuse. Il garde de son enfance un imaginaire poétique dont il s’inspire pour écrire ses histoires. En 1988, une première traversée de l’Atlantique l’amène au Québec où il réside depuis et où il a pratiqué plusieurs métiers. Il vit aujourd’hui à Québec.