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Voyage vers un massacre… Bagatelles pour un massacre de Louis-Ferdinand Céline

Ces temps-ci, on souligne un peu partout le soixantième anniversaire de la libération des prisonniers des camps de concentration nazis par une série de cérémonies officielles où les bons et les méchants se confondent – certains en excuses plus ou moins senties – dans un foutoir que les historiens n’ont pas encore réussi à démêler complètement.

C’est qu’il y a effectivement eu des résistants profiteurs, sortis de leur trou à la dernière minute pour enfiler le manteau des maquisards sans avoir participé concrètement à la libération. Ou d’autres qui ont d’une certaine manière sali la cause. Je pense à Jean-Paul Sartre entre autres qui, au lendemain de la guerre, a fourni un faux alibi à un collaborateur, un certain Mercier, pour protéger sa maîtresse (Simone Berriau, une actrice sans doute liée à ce Mercier par ses actes de collaboration). Sartre y a mis tout son poids de résistant notoire et Mercier a été relâché. Dans son roman Les mandarins, Simone de Beauvoir ira jusqu’à attribuer cette bassesse de son Jean-Paul à Albert Camus, ce qui fera écrire à ce dernier dans Carnets III que « [m]ieux : les actes douteux de la vie de Sartre me sont généreusement collés sur le dos. Ordure à part ça ».

À l’inverse, certains collaborateurs ont fait davantage pour sauver des vies que leurs compatriotes, pour la plupart soumis et silencieux. Il ne s’agit pas de réécrire l’histoire mais d’accepter que tout n’est pas toujours clair, que certains ont tenté de survivre comme ils ont pu, lâches ou résignés, parce que c’est ce qu’on leur avait appris, la lâcheté et la résignation. Il s’en trouve aussi chez nous de tels individus, et je n’oserais pas tenter un pronostic sur les résultats d’une éventuelle entreprise de « lavage de cerveaux » à caractère racial dans nos contrées paisibles. L’erreur serait de nous croire à l’abri de ce genre de dérapage…

Le cas qui m’intéresse aujourd’hui est celui de Louis-Ferdinand Céline, car il pose à l’écrivain et à tout honnête homme – tiens, me voilà ici obligé de pallier aux manquements de ma langue pour souligner que l’écrivaine et l’honnête femme sont aussi concernées – plusieurs questions intéressantes.

Ah oui, j’oubliais. Le livre jamais lu. Foutre ! Ce n’est pas Voyage au bout de la nuit, non. J’ai rencontré Bardamu, son personnage principal, il y a quelques années déjà. Un sacré bourlingueur ! Dans la merde jusqu’au cou ! Partout ! Tout le temps ! En France. Guerre de 14. L’Allemagne Le front L’enfer Quelle connerie ! Robinson, le réserviste. Un con, c’lui-là, j’te dis pas ! Et puis Lola, et Musyne. Des femmes, foutre ! Des vraies ! Et puis l’Afrique. La colonisation. De la merde partout. Robinson, encore là. Puis New York. Quel ennui ! Le spleen. Une flèche vers Détroit. Molly putain, Molly. Généreuse Molly Bardamu rentre à Paris et devient médecin, et enfin, tout le reste, la famille Henrouille, et Madelon, et le docteur Baryton, devenu fou. Et Robinson, ce con, qui réapparaît…

Le Voyage quelle histoire ! Philippe Sollers parle de la « vérité du siècle ». Le siècle, oui. Un siècle de merde ! L’absurdité de la vie humaine ! Deux guerres mondiales. La mort. Les hommes, des vaches. Et le style ! Débordant d’inventions verbales ! Écrire comme s’il était le premier. Avec du rythme, comme toujours à bout de souffle, comme toujours assis sur le bout de sa chaise.

Bon, je m’amuse. Il faut bien, parce que le sujet est grave. J’ai lu Voyage au bout de la nuit. J’ai aimé Voyage au bout de la nuit. Ceux qui n’ont jamais entendu parler de Céline ne verront rien de mal à ça. Les autres non plus d’ailleurs. Parce que le Voyage précède Bagatelles Bagatelles pour un massacre, un pamphlet au contenu antisémite écrit en 1937 et que je n’ai jamais lu. Pour des raisons morales, par refus d’appuyer, ne serait-ce que du regard, même dans l’intimité de mon bureau à l’abri du jugement des autres, par respect pour les victimes de l’holocauste et des autres génocides qui l’ont précédé ou suivi en Arménie, au Rwanda, au Darfour, en Irak 150 000 morts en Irak depuis trois ans, ce n’est pas suffisant pour parler de génocide ?

Bon, je m’éloigne. Pas tant que ça, en fait. Il suffit de se demander qui sont ici (je suis toujours en Irak, pardonnez-moi) les résistants et les collaborateurs. Les nouveaux Boches parlent-ils anglais ? Ils n’exterminent personne dans des chambres à gaz, non, mais je ne voudrais pas me retrouver dans leurs prisons. Quand organiserons-nous des visites au musée de Guantanamo pour ne pas oublier les horreurs qui y ont été perpétrées ? Et à celui de la Bande de Gaza ? Est-il indécent de poser ici la question ?

Mais revenons à Céline et à ses Bagatelles. Pour « remettre les choses dans leur contexte », on me dit qu’il n’était pas tout seul, que la littérature antijuive était très répandue en France depuis la fin du XIXe siècle, période faste pour les écrivains antisémites. On me cite Drumont et Vacher de Lapouge, des auteurs que je ne connais pas et qui ne manquent certes pas à ma culture.

L’argument ne prend pas. Pas avec moi. C’est celui de la LIBERTÉ usurpée si chère à mes concitoyens. Chacun est LIBRE d’exprimer son opinion, quelle qu’elle soit. « T’as qu’à lire autre chose si ça te choque. » Le raciste a le droit d’être raciste. Foutre ! Il faut voir ce qui se cache derrière tout ça ! Céline avait publié Mort à crédit l’année précédente et ce sombre tableau familial ne s’était pas vendu. Un bide ! Un échec commercial ! Ferdinand ne s’en remet pas et il veut donner un grand coup en espérant connaître avec ce brûlot un succès à la hauteur de celui du Voyage au bout de la nuit. De fait, l’ouvrage constituera un véritable best-seller pour les éditions Denoël, Bagatelles devenant un des titres qui se vendront le mieux pendant l’occupation.

On me parle d’inconscience. Ce serait sous-estimer Céline qui assume le caractère « abominablement antisémite » (ce sont ses propres mots) de ce bouquin quand il écrit à ses amis.

Certains ont prétendu, comme Gide, qu’il s’agissait d’une blague, d’un texte trop grotesque pour pouvoir être pris au sérieux. Je suis de ceux qui ne l’auraient pas trouvée drôle. Il est difficile ici de ne pas penser à certains de nos humoristes qui ne se gênent pas pour se vautrer dans le « black-bashing » ou le « gay-bashing » quand ils délaissent pour trente secondes leur créneau habituel, celui de la « joke de cul » pour ados nouvellement pubères. Je ne les trouve pas drôles non plus.

Bon, je m’emporte J’entends d’ici celui – ou celle – qui me reproche de parler d’un livre que je n’ai jamais lu. Je suis désolé et vous jure que je n’en prendrai pas l’habitude, mais il faut relire l’intitulé de cette chronique. C’est d’ailleurs l’argument des défenseurs de Céline, au demeurant facile à utiliser puisque Bagatelles pour un massacre n’a jamais été réédité et que sa dernière publication date de 1943. Ainsi la plupart le cite sans l’avoir lu. Je vous ferai tout de même remarquer que je ne l’ai pas encore cité même s’il est facile d’en trouver plusieurs extraits dans ce gigantesque réservoir de merde qu’est l’Internet.

Cela dit et répété, pourquoi en parler si c’est pour assumer la non-lecture de ce livre plutôt que de la regretter ? Car c’est ce dont il s’agit ici habituellement, non ? Je n’ai pas lu ce chef-d’œuvre de la littérature, mais un jour je m’y mettrai Je n’ai pas trouvé le temps ni la motivation nécessaires pour me coltiner cette œuvre gigantesque, mais je me suis bien promis de L’été prochain, peut-être, bien assis sur la véranda de ma maison de campagne ou les pieds dans l’eau de la Méditerranée…

Je pourrais vous parler de Faulkner que je n’ai pas assez fréquenté et que je compte retrouver sous peu. Ou de Geneviève Amyot que je veux relire aussi. Mais Bagatelles pour un massacre tout comme l’œuvre de Gabriel Matzneff me seront à tout jamais inconnus.

Mais disant cela, je n’ai pas posé la question essentielle qui est la suivante : Que fait-on de Céline, le monstre raciste infréquentable, mais aussi l’écrivain génial qui a redonné vie à la langue en l’inscrivant dans la modernité ? Devons-nous les ostraciser, lui et son œuvre ? Rayer son nom du grand almanach de la littérature ? Mettre ses livres à l’index ? Tous ses livres ? Les brûler dans un immense autodafé avec les enregistrements des symphonies de Wagner ?

Vous me demandez si je savais que Louis-Ferdinand Destouches dit Céline (c’était le nom de sa grand-mère) marinait dans la pire des abominations du XXe siècle quand j’ai lu Voyage au bout de la nuit ? Pour être franc, je ne me rappelle pas. Il ne s’agit pas d’une esquive, mais peut-être d’un oubli sélectif. Oh ! la belle formule de déresponsabilisation. En résumé, dois-je me sentir coupable – voilà le mot lancé – d’avoir dévoré Voyage au bout de la nuit et me flageller devant vous comme un rédemptoriste de Sainte-Anne-de-Beaupré ?

Je vous parlais plus haut de Gabriel Matzneff. Peut-être y a-t-il dans l’œuvre de ce poltron manipulateur quelques phrases qui me séduiraient si je me risquais à m’y attarder. Des pages entières, qui sait ? Or j’ai choisi de ne pas fréquenter ce monsieur pour ne jamais devenir complice, même de loin et passivement, de ses errements libidineux. Mais j’ai aimé Voyage au bout de la nuit

A-t-on le droit de lire Céline aujourd’hui, en 2005, soixante ans après la découverte des camps d’Auschwitz-Birkenau, de Belzec et de Chelmno, de Majdanek, de Treblinka et de Sobibor ? Après avoir vu les photographies de ces corps décharnés jetés en tas dans une fausse une fois gazés ? Je n’ai pas de réponse claire à donner à cette question.

Probablement parce que j’ai aimé Voyage au bout de la nuit et que je n’ai pas lu Bagatelles pour un massacre.