Fatal ! quand je repense au sort de ce livre chaque fois qu’il a été en ma possession, c’est le seul mot qui me vient à l’esprit. Je l’avais acheté il y a longtemps c’est à dire quand on a commencé à en parler et, souvent, de façon péremptoire : « Vous vous devez de lire cela ! » On n’osait pas ajouter qu’en cas de rébellion on me couperait les oreilles, mais on n’en pensait pas moins. « Comment ? Vous n’avez pas encore commencé ? Mais l’été s’achève ! » Je l’avais – l’instinct ! – prudemment entrouvert et le peu que j’en avais lu ne m’avais pas semblé propice à la lecture de plage ni même de balançoire. C’est un chef-d’œuvre, c’est entendu, mais ce n’est pas ma sorte.
Ce ne fut pas sans remords, toutefois, que je rejetai le livre de James Joyce – je parle toujours d’Ulysse – et patatras ! C’est ce moment-là que le sort choisit pour me rappeler la dédicace de Valéry Larbaud au début d’Amants, heureux amants… : « To James Joyce, my friend and the only begetter of the form I have adopted in this piece of writing. V. L. Paris, november 1921 ». Valéry Larbaud pour qui je nourrissais une petite passion qui mourut faute d’aliments, car mes goûts se tournèrent vers d’autres écrivains. Mais les passions laissent des souvenirs.
Ce fut longtemps après, je pense, que je tentai de nouveau d’entrer en James Joyce. Je ne dirai pas comme tout le monde le dit depuis quarante ans – ah ! Sacré Malraux ! – de sorte que c’est devenu le plus éculé des lieux communs « comme on entre en religion » mais, enfin, avec autant de doute, de répugnance, de tergiversation, de perplexité et quoi d’autre. Je crois me souvenir que je reposai la chose sur mon étagère et, par association d’idées, repris Valéry Larbaud. Cette fois-là, ce fut Fermina Marquez.
– Ah ! Vous avez lu Ulysse ? Vous avez aimé ? Pas encore lu ? Moi, qui allais vous demander de me le prêter.
– Prenez-le, chère amie, j’attends l’hiver pour le lire.
Quand l’hiver fut venu devrais-je mettre les guillemets ? je réclame mon roman car j’avais décidé d’y aller coûte que coûte.
– Je vous l’ai remis, voyons ! Mais vous avez mauvaise mémoire.
Il se peut. N’en parlons plus. Jusqu’au jour où, invitée à une fête nombreuse chez cette lectrice infidèle, j’entrai pour me reposer du bruit des conversations dans une pièce où une large bibliothèque prenait tout un mur. Mon Ulysse y tenait bien sa place, face à la porte, à côté de Jean-Pierre Jouve. C’était bien le mien, mon nom en page de garde en témoignait. Je le glissai dans mon sac qu’il bourrait de façon suspecte et pris congé. C’était un geste inutile puisque j’avais perdu tout désir. Je le rangeai sur l’étagère de ma chambre, cette fois, où il passa quelques mois jusqu’à ce qu’un jour il disparaisse mystérieusement car les disparitions sont comme ça. C’est leur nature.
J’imagine que l’amie en question est entrée dans ma chambre, un jour d’affluence, qu’elle a vu Ulysse. « Tiens ! Mon livre » et elle l’a mis dans son sac sans autre forme de remords. Il m’est déjà arrivé, quelques fois, de croire à mon mensonge. Pourquoi moi et pas elle ?
Les années ont passé, l’idée de lire Ulysse s’est éloigné de plus en plus, même si j’ai aimé Gens de Dublin, mais sans que j’aille plus loin.
Cependant, au Salon du Livre 2001 à Québec, apercevant le visage sans grâce de Joyce sur une couverture Folio, je me suis dit : « Tiens donc ! Le revoilà en poche cette fois. Cela fait bien trente ans que cela dure, il m’apparaît, disparaît, il revient au début en Gallimard, maintenant en Folio, je n’attendrai pas de l’apercevoir en Pléiade, je le prends tel quel, modeste, un peu mou, 1135 pages seulement, un rien, un nuage ! »
J’en ai lu quelques page au commencement, quelques-unes à la fin et j’en suis sortie, tenez, comme on sort de religion. Ah mais !
Le but caché de cette série « Le livre que je n’ai jamais lu », c’est peut-être de nous pousser doucement vers la lecture courageuse du livre délaissé ? Oui… Si j’essayais plutôt La vie de Rancé dont André Gide dit tant de bien – j’ai une passion pour Gide – c’est une histoire de conversion du pécheur devant quoi je suis toujours restée indécise. C’est peut-être le moment de se documenter.