Pourquoi pas, me suis-je dit lorsque l’invitation m’a été lancée, sans me douter un seul instant de ce qui m’attendait. Car une fois le premier réflexe résorbé, l’enthousiasme du moment passé, les titres se sont aussitôt mis à virevolter dans ma tête, à papillonner en tous sens.
Une véritable machine infernale s’était mise en branle, ça tiltait joyeusement dans ma tête (oui, je sais, Le Robert boude cet emploi, mais vu les circonstances j’avais déjà fort à m’occuper). Les amateurs de machines à boules me comprendront, les vraies machines, celles qui vous retiennent prisonniers durant des heures, s’emparant de vos deux mains et de votre esprit, comme seul un livre peut le faire à d’autres moments, abolissant soudainement tout autour de vous, vous réclamant corps et âme, vous séquestrant des heures durant, voire des jours entiers, pour ne vous rendre à votre entourage, exsangues, éblouis, transfigurés, qu’une fois la dernière page atteinte, lue.
Dans la mêlée, les titres des livres qui m’avaient laissé en état de choc damaient le pion aux autres, ceux dont j’attends le même exploit, la même mise K.-O. effectuée par La crucifixion en rose d’Henry Miller, Le quatuor d’Alexandrie de Laurence Durrell, Le grand Meaulnes d’Alain Fournier – je vous ai prévenus, ça tiltait dans ma tête dans le plus joyeux désordre qui puisse être –, The Catcher in the Rye de J. D. Salinger, L’avalée des avalés de Réjean Ducharme, Sylvie et Bruno de Lewis Carroll, Octaèdre de Julio Cortázar, Tous les feux le feu de Cortázar, tout de Cortázar, de Jorge Luis Borges, Les trois roses jaunes de Raymond Carver, Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, La vie mode d’emploi de Georges Perec, La passion selon G. H. de Clarice Lispector, les lumineux essais d’Annie Dillard, L’invention de la solitude de Paul Auster, et tant d’autres titres qui s’entrechoquaient dans mon esprit, cherchant à se frayer un chemin, à marquer des points à ce jeu de mémoire où l’on finit immanquablement par crier grâce.
Une fois rentré chez moi, je me suis dit qu’il s’agissait nécessairement d’un livre que j’avais en ma possession depuis plusieurs années, un livre qui aura survécu à mes nombreux déménagements et que je me suis toujours promis de lire chaque fois que je défaisais mes cartons, n’en ayant jusqu’à ce jour retardé la lecture qu’en raison de contraintes indépendantes de ma volonté (hum !), de lectures plus urgentes à faire (hum ! hum !), un texte à écrire (un autre !), les enfants qui réclament ma présence pour en relire un (pour suppléer au Robert qu’ils apprennent plus facilement à bouder à leur tour qu’à utiliser, oui, j’ai regardé, mais j’ai pas trouvé), le manque de temps… Nous y voilà, la raison royale, l’Excuse parmi les excuses, celle qui absout tout mais n’explique rien, ne justifie rien, sinon notre propre dérobade. On se donne les raisons qu’on peut.
Je me suis donc mis en quête du livre jamais lu, m’interrogeant sur le sens à donner à cette expression, sur le vide à sonder, le singulier me faisant sourire et rendant le choix à venir d’autant plus épineux qu’il se devait, justement, d’être singulier. J’avais bien sûr une petite idée sur le livre recherché, soigneusement rangé, pour ne pas dire dissimulé, enfoui dans l’une de mes bibliothèques dont les titres sont tantôt classés par genre, tantôt par collection, par ordre alphabétique, par éditeur, selon la langue et la hauteur (le classement, quel cauchemar quand on y pense), parfois même par priorité de lecture, sans doute pour avoir le plaisir d’en modifier l’ordre à volonté, d’exercer ma liberté comme je l’entends, de reléguer une fois de plus au lendemain ce que je n’ai pu entreprendre aujourd’hui, et qui continuera, demain encore, à narguer mon emploi du temps, si tant est que j’arrive à préserver l’illusion d’avoir quelque contrôle sur ce qui me fait justement le plus défaut : le temps. M’y revoilà.
Et il était bel et bien là où je savais l’avoir rangé, deux fois plutôt qu’une, les deux tomes serrés l’un contre l’autre, s’appuyant l’un l’autre dans l’attente, véritables piliers de mon ignorance avouée. Ulysse m’avait rattrapé.
« Il est presque infini », dira Jorge Luis Borges de ce livre.
Presque infini. Comme si cela pouvait me rassurer, annihiler toute forme de résistance, me donner l’élan qui m’a jusqu’à ce jour manqué. Ernst Jung n’a pas donné dans la demi-mesure non plus : « Joyce connaît l’âme féminine comme s’il était la grand-mère du diable ». Comment, dès lors, expliquer, justifier ma tenue à l’écart d’une telle œuvre ? Une œuvre qui fait l’unanimité, autant de la part de ceux qui l’ont lue que des autres, ceux qui s’y sont frottés sans succès, l’abandonnant après trente, cinquante, cent pages, déçus de ne pas être du nombre des élus, mais assez lucides pour reconnaître qu’ils ne feraient que s’obliger à en poursuivre la lecture s’ils s’entêtaient à le devenir. Il en est des livres comme des rencontres : certaines ont lieu, d’autres nous échappent sans que nous en comprenions toujours les raisons. La chimie du moment n’opère pas, l’étincelle ne se produit pas, les vents ne nous sont pas favorables. Chaque fois que le nom de Joyce surgit dans une conversation – cela arrive, je n’ai pas que d’innocentes fréquentations ! –, le désir de m’y plonger me tenaille de nouveau. C’est bien d’avoir des projets, me dis-je à chaque fois pour faire bonne contenance devant mes interlocuteurs.
Que dire d’une œuvre, de surcroît gigantesque, qu’on n’a pas lue, qui nous a toujours intimidés, voire effrayés, et par là tenus à l’écart des initiés qui, nombreux, eux, l’ont lue, relue, commentée et analysée ? Bon an mal an, cent mille copies d’Ulysse sont vendues de par le monde, et voilà que j’ai l’audace de le présenter comme un livre jamais lu ! Audace ou inconscience, peu importe, le nombre joue en leur faveur. Mais combien l’ont véritablement lu ? Après tout, il ne suffit pas d’avoir le livre dans sa bibliothèque, preuve en est. Pour ma part, j’ai fait l’acquisition, un trois décembre 1977, d’un exemplaire paru dans la collection Folio (dans une traduction d’Auguste Morel, revue par Valery Larbaud et Joyce lui-même, ce qui m’inspirait alors la plus grande confiance ayant déjà renoncé à lire la version originale) à la librairie Garneau de Québec, au prix dérisoire de 1,69 $, l’étiquette autocollante apposée en quatrième de couverture en fait foi. Comme témoignent de ma désertion l’absence d’annotations en marge des pages, de soulignement de passages auxquels je serais incessamment revenu et qu’il me plairait sans doute encore aujourd’hui de relire, de reproduire ici pour vous convaincre de l’immense talent de Joyce, du plaisir auquel vous vous êtes soustrait durant toutes ces années. Mais il n’en fut pas ainsi. Après avoir vainement tenté d’être ébloui, j’ai rangé l’œuvre dans ma bibliothèque en me promettant d’y revenir un jour. Pour constater, vingt-cinq ans plus tard, que je n’aurai d’autre choix que de me procurer un nouvel exemplaire de l’œuvre, le papier ayant à ce point jauni et la reliure ne me semblant plus assurer à l’œuvre son intégrité matérielle. Il me faudra donc, le moment venu, faire à nouveau l’achat d’un exemplaire, en espérant trouver une édition qui sied mieux à ma vue, dans lequel je réinscrirai un lieu (encore Québec !) et une nouvelle date d’achat en page de garde (déjà 2002 !). Il est peut-être temps, tout compte fait, de mettre fin à une habitude qui souligne davantage la fuite du temps qu’elle ne garde trace de mon parcours de lecteur.
Lorsque mes enfants me demandent, d’un air à la fois admiratif et suspect, si j’ai lu tous les livres qui se trouvent rangés dans mes bibliothèques, je réponds invariablement : presque. Heureusement, ils ne m’ont encore jamais demandé de leur dresser la liste de ceux que je n’ai pas encore lus. Car il n’y a pas qu’Ulysse qui appartienne à cette dernière catégorie, l’y ayant un jour relégué en attendant le moment opportun d’entreprendre sa lecture. Ce qui soulève une autre question, en apparence anodine, mais qui ne l’est pas autant qu’il y paraît à première vue : quand se lance-t-on dans pareille aventure ? Sûrement pas un dimanche soir, me direz-vous, et je serais porté à vous donner raison. Quoique, réflexion faite, cela pourrait se révéler être un antidote puissant à l’impression d’apesanteur qui pèse, assez curieusement j’en conviens, sur les dimanches soirs. La question demeure : y a-t-il une conjoncture temporelle plus favorable qu’une autre ? Une saison propice à semblable lecture ? Les longs mois d’hiver s’y prêteraient-ils mieux que ceux d’été ? Va savoir. En d’autres mots, lit-on aujourd’hui Ulysse, comme tant d’autres livres d’ailleurs, uniquement lorsqu’on y est obligé ? Lorsqu’on est étudiant en littérature, par exemple, et qu’il importe d’avoir des repères littéraires, de lire les œuvres maîtresses d’une époque ? Lorsqu’on décide de se mettre à écrire et qu’il importe, là aussi, de se donner des balises, d’explorer ce qui s’est fait auparavant ? Ulysse appartient-il à ces livres qu’on donne à un ami (comme on offre Les lettres à un jeune poète ), ou ne s’agit-il pas plutôt d’une œuvre qui, lorsque délestée de son statut de lecture obligatoire, s’impose d’elle-même ?
Ce qui fait surgir une autre question : qu’est-ce qui motive nos choix de lecture ? qu’est-ce qui motive mes choix ? La lecture est si intimement liée à ma vie, à mon quotidien, que le choix des livres que j’emporte avec moi en voyage m’importe davantage que tout le reste. Qui veut me plonger dans l’embarras n’a qu’à me demander des suggestions de lecture, de surcroît de bonne lecture. Mon désarroi devient aussitôt visible, presque palpable. Si je parviens sans trop de mal, et parfois même avec passion, à parler des auteurs que j’aime, proposer la lecture d’un livre m’apparaît de plus en plus une entreprise risquée lorsque je ne suis pas au fait de ce que vit la personne qui m’adresse une telle demande. Rien de tel qu’un bon polar, et voilà pour l’esquive ! Au même titre que l’écriture, la lecture est pour moi une aventure avant tout personnelle. Sans doute cela explique-t-il, du moins partiellement, le classement anarchique de mes bibliothèques. Le désordre apparent reflète un parcours qui me ramène aujourd’hui à Ulysse. En ce moment même, je me berce de l’illusion – douce ? inconsciente ? ou tout simplement inéluctable ? – qu’une fois ce texte écrit je pourrai enfin (!) entreprendre la lecture d’Ulysse, comme si tous les obstacles allaient être miraculeusement levés. Le premier tome saille déjà sur ma table de travail.
Ulysse, donc, m’attend depuis bientôt vingt-cinq ans. Patiemment, sereinement serais-je tenté d’ajouter si j’avais la ferme conviction qu’il ne me résistera pas un autre quart de siècle. Je pourrais à la rigueur attendre encore deux ans et en entreprendre la lecture cent ans jour pour jour après le début de l’action du roman, le 16 juin 1904, et pourquoi pas à Dublin. Comme j’aurai cinquante ans cette même année, cela en marquerait le coup dignement. Cette double coïncidence mettrait de plus en perspective une autre simultanéité qui n’aurait sans doute pas déplu à James Joyce puisque le roman, qui se déroule en une seule journée, débute le jour même où l’écrivain épousa sa femme Nora, par deux petits déjeuners, l’un mettant en scène Stephen Dedalus et Buck Mulligan, le second, à la même heure mais dans un lieu différent, Leopold et Molly Bloom. James Joyce investit le quotidien comme nul autre ne l’avait fait avant lui, étirant le temps dans ses replis dimensionnels jusque là insoupçonnés. Pour une fois, je n’aurais pas à me casser la tête pour savoir quel livre glisser dans mes bagages. Cela mérite réflexion
« Majestueux et dodu, Buck Mulligan parut en haut des marches, porteur d’un bol mousseux sur lequel reposaient en croix rasoir et glace à main ». Loin de rebuter, la première phrase invite plutôt à poursuivre la lecture, à plonger dans cet univers que l’on affronte glace et rasoir à la main. « Le miroir fêlé du serviteur », c’est en ces termes que James Joyce définissait son rapport à la littérature. Qu’est-ce donc, j’y reviens, qui m’a tenu à l’écart de cette œuvre dont les dix-huit chapitres rappellent la construction narrative de l’Odyssée d’Homère ? La peur de m’y perdre, comme le laisse présager le nom d’un des protagonistes principaux ? Cette perspective, tout au contraire, avait tout pour me séduire, comme les sirènes appelant Ulysse de leurs voix enchanteresses. Je ne lis pas pour m’agripper au monde qui m’entoure, mais bien pour m’en détacher, m’en libérer, et découvrir d’autres horizons, d’autres rivages qui sauront faire surgir non pas des réponses, mais des questions qui auront peut-être l’avantage d’esquisser une nouvelle façon de voir, d’appréhender ce monde dans lequel nous vivons et que nous connaissons, tout compte fait, si mal. De savoir, de surcroît, que James Joyce a sciemment truffé Ulysse d’énigmes et de jeux de mots pour non seulement nous garder en appétit, mais pour nous occuper l’esprit pendant des jours, des semaines, voire des années entières, aurait dû suffire à lever mes hésitations, à piquer ma curiosité, à me faire tilter jusqu’à la racine des cheveux. Il n’en a pas encore été ainsi. Alors, force est de me rendre à l’évidence : d’autres raisons doivent être en cause.
Cela me ramène, une fois de plus, non pas à l’œuvre, mais à moi en tant que lecteur, boulimique et insatiable, ordonné et débridé tout à la fois. Si je ne peux imaginer vivre sans lire, sans livres, à l’évidence je peux vivre sans écrire, imparfaitement il est vrai. Enfant, je me souviens avoir un jour échafaudé le projet de lire tout ce qui s’était publié. Ma résolution me semblait d’autant plus raisonnable, voire réalisable et légitime que la somme des livres alors disponibles à la maison et à la bibliothèque de l’école ne pouvait en rien atténuer la détermination qui m’animait. Cette utopie, avant même que j’aie conscience de sa signification, n’est sans doute pas étrangère au fait que le livre me fut d’abord accessible comme objet de décoration dans un salon où, par ailleurs, mes frères et moi n’avions droit de présence que les dimanches et jours de fête. Deux crapaudières et une causeuse y trônaient. Manifestement, ces fauteuils n’avaient pas été conçus pour la lecture. À moins d’être un enfant, il s’agissait de s’y glisser pour s’en convaincre. Ou bien l’on y devisait gaiement après un copieux repas – et pourquoi pas un déjeuner pour rester dans le vif du sujet ! –, ou bien on s’y assoupissait. L’idée même de s’y réfugier avec un livre aurait paru inattendue, inespérée. Quand vous avez les genoux à la hauteur du front, lire s’avère une activité périlleuse, et impropre à la digestion. Je suis certain que Buck Mulligan serait le premier à me donner raison. Mais l’ameublement n’avait pas à tenir compte d’une activité qui était par ailleurs reléguée à la cuisine. Car si c’est au salon qu’on s’affaissait, c’est sur la table de cuisine qu’on étalait le journal. À la lecture succédait l’épluchure des pommes de terre, oignons et autres légumes qu’on retrouverait pêle-mêle dans la soupe le soir même. Tel était mon premier décor de lecteur. J’apprendrais bientôt les rudiments d’une autre science (une œuvre peut revêtir de multiples couches sémantiques), non sans me rappeler ce coin de table où l’on disséquait la vie autrement.
Je m’éloigne d’Ulysse ? Pas autant qu’il n’y paraît à première vue, puisque le fait de ne pas l’avoir encore lu m’oblige à en scruter les raisons, à me laisser porter par les mots, comme Ulysse par les flots. Tout comme ce dernier, je ne peux oublier mes origines. De toute évidence, James Joyce m’effraie. Je redoute, sinon d’être déçu ou de ne trouver qu’ennui là où j’espérais être ébloui, émerveillé, de ne pas être à la hauteur de l’œuvre, de ne pas l’apprécier à sa juste valeur. Alors, j’attends d’être prêt avant d’entreprendre une odyssée dont on sait que l’issue transformera peut-être notre façon de voir le monde. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : repousser les frontières du connu, redéfinir des repères selon un ordre qui échappe aux mesures et aux outils dont mon père aurait pu m’apprendre l’usage (l’encyclopédie du bricolage qui régnait dans le salon avait sans doute été acquise à cette fin). Mais j’ai opté pour des connaissances encyclopédiques d’un autre ordre pour m’aventurer dans un monde que je m’efforce depuis de comprendre. Tel Ulysse quittant Ithaque, j’ai entrepris un voyage, lui aussi presque infini, sans autre certitude que ce que je laisse derrière moi.