Je n’ai pas lu La métamorphose de Kafka. Cela ressemble à une accusation et à un aveu terrible, une sorte d’incursion dans le monde des incultes, de ces autodidactes qui n’ont pas su mettre leur temps à profit et qui vont jusqu’à se faire une parure de leur imposture. Kafka, l’un de ces écrivains cultes qui auront marqué le XXe siècle tant par leur persona, leur œuvre que par leur figure devenue emblématique, une silhouette qui nous parle dans l’ombre avant même que ses traits ne nous soient révélés sous l’intensité aveuglante de lumières que les bourreaux n’éteignent jamais.Sans doute y a-t-il là l’une des raisons majeures et peut-être la plus importante à ce désistement, ce refus d’endosser une douleur historique, personnifiée par cette figure sombre, énigmatique et douloureuse qu’on identifie comme l’ange annonciateur de toutes ces horreurs. Le visage de Kafka, sa coupe de cheveux qui rappelle déjà la tonsure des camps de concentration, ses yeux d’une mélancolie indéfinissable et si prenante sont pour moi l’indice visuel d’une époque où la vie devient cette quantité négligeable dans l’engrenage des plans quinquennaux. Cette maigreur. Maigreur de Duchamp, de Burroughs, de Beckett, de Beuys, de Deleuze, ces spectres qui traversent le siècle comme autant de porteurs de mauvaises nouvelles. Empêcheurs de tourner en rond qui tels des sphinx à la voix éraillée nous remettent devant des énigmes autrement plus inquiétantes que celles qui donnent l’homme comme référence et point d’achoppement.
J’étais étudiant dans le cours de littérature étrangère qu’Antonine Maillet donnait à l’Université de Moncton lorsque je fis l’acquisition obligatoire de ce petit livre, édition modeste sur papier bon marché dans la collection « Livre de poche ». La couverture à dominante rouge montrait un cafard. C’est le souvenir qu’il me reste de ce livre que j’ai plus tard intégré à une œuvre visuelle qui a pour titre Autobiographie et qui s’articule autour de quatre axes : ce que j’ai fait, ce qui me préoccupait au moment où j’ai fait cette œuvre, ce que je me promets de faire, et ce que je ne ferai jamais, section que je n’ai évidemment pas réalisée. Dans la troisième catégorie, celle des actions que je me promets de faire, un des petits panneaux constituant de cette suite a pour titre : « Un livre à lire absolument » et contient, dans une sorte de niche taillée dans le bois, mon exemplaire du livre en question. Un livre à lire absolument. Ce titre en dit long sur ma culpabilité vis-à-vis de ma non-lecture de cette œuvre. La notion de l’absolu transformée ici en adverbe pour en augmenter le poids, lourd de conséquences comme celui d’une exigence qui, une fois accomplie, délivre et exalte. Ah ! le plaisir de pouvoir faire un crochet dans la case des chefs-d’œuvre et dire qu’on a lu Proust ou Balzac ou Racine. Le plaisir du paysan qui engrange. Comment faire pour voir si cette manœuvre ne va pas modifier notre perception du monde car au fond, un peu comme le souligne Borges dans la nouvelle qu’il consacre au Don Quichotte de Pierre Ménard, il faudrait reconstituer les circonstances du chef-d’œuvre pour en comprendre pleinement l’apparition. Autrement La métamorphose n’est plus qu’un livre, un grand livre certes, mais un livre dont l’impact réside dans sa réputation plus que dans son parti pris esthétique qui nous échappe.
Dans L’art du roman, Milan Kundera écrit que Kafka c’est « à la fois le regard le plus lucide posé sur le monde moderne et l’imagination la plus déchaînée. Kafka c’est tout d’abord une immense révolution esthétique. Un miracle artistique ». Dans le livre qu’il consacrait aux 70 créateurs qui ont marqué l’humanité, Daniel Boorstin a retenu au XXe siècle les noms de Kafka, de Proust, de Joyce, de Woolf et de Picasso. Ce n’est pas le genre de propos qui me rassure dans mon obstination à ne pas consacrer l’heure et quelques minutes qu’il faudrait à la connaissance de cette œuvre-phare de la littérature moderne. Kafka lui-même ne plaisantait pas avec la lecture, étant d’avis qu’il ne faut lire que les livres qui nous blessent et nous poignardent. « Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas comme un coup sur la tête, pourquoi continuons-nous de le lire. Mon Dieu que nous serions heureux si nous n’avions pas de livre et le genre de livres qui nous rendent heureux sont ceux qu’il nous faudrait écrire si nous avions à le faire. Mais nous avons besoin de livres qui nous touchent comme un désastre, qui nous chagrinent profondément comme la mort de quelqu’un que nous aimons plus que nous-même, comme si nous étions bannis dans la forêt loin de tous, comme un suicide. » Je suis plutôt de cet avis, ayant commencé des milliers de livres qui n’ont pas retenu mon attention jusqu’à la fin.
En fait, je connais les débuts de ce livre pour l’avoir lu dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton : « Un beau matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une formidable vermine. » Je connais aussi l’histoire pour en avoir lu des résumés, entre autres chez Boorstin. Au début, si Grégoire Samsa, qui travaille comme commis voyageur, tente d’ignorer sa transformation, sa famille, elle, ne peut en faire autant. Puisqu’il ne peut contribuer au soutien de ses proches, ceux-ci se voient dans l’obligation de prendre des pensionnaires mais ils ne pourront bientôt plus le garder dans sa chambre et le nourrir convenablement. Les pensionnaires, horrifiés, déménagent. Au grand désarroi de sa famille, Grégoire l’insecte meurt Ce n’est rien de savoir l’histoire d’un livre, c’est le traitement qui importe, le comment plutôt que le quoi faire. Le style c’est l’homme même pour réciter Valéry ; et pour connaître Kafka, il faudrait que je le rencontre dans ce rendez-vous qu’il a fixé à l’humanité quand il écrivit ce livre qu’il ne voulait vraisemblablement pas que nous lisions puisqu’il donna ordre à son ami Max Brod de brûler tous ses manuscrits. Je me dis souvent qu’en ne lisant pas Kafka, je respecte ses dernières volontés.
Kafka était d’avis qu’avec La métamorphose il avait produit une « histoire particulièrement répulsive », bien qu’on raconte qu’il y voyait plutôt une grande source d’hilarité, étant lui-même saisi d’un rire convulsif quand il en faisait la lecture à des amis. Il rejoint ainsi ces tragédiens malgré eux parmi lesquels l’on pourrait inclure Tchekhov qui en voulait à Stanislavski d’avoir monté son œuvre de manière si tragique et Beckett dont En attendant Godot fut présenté à New York comme l’éclat de rire de deux continents. Kafka est sans doute l’un de ces créateurs qui tentèrent de confronter la sauvagerie qui les habitait et qui bientôt déferlera impunément sur le siècle. œuvre prémonitoire à l’instar du Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene ou de la poésie brutale de Marinetti, elle se situe à la frontière de la fascination et de la dénonciation. Elle me rappelle en ce sens le dernier film de Pasolini, Salo ou les 120 jours de Sodome que je n’ai pas voulu voir non plus et à propos duquel le cinéaste affirmait dans une entrevue son ambivalence entre l’horreur et la jouissance vis-à-vis des tourments qu’il mettait en scène. Dans un autre ordre d’idées, je dois avouer que le monde des insectes ne m’a jamais particulièrement intéressé et celui des cafards encore moins depuis que je sais qu’ils ont tout le bagage génétique pour nous succéder advenant une conflagration nucléaire.