Léon Bopp est né à La-Chaux-de-Fonds le 17 mai 1896. Il entra à l’École Normale Supérieure de Paris à titre d’étranger, puis soutint une thèse sur son compatriote Amiel.
Très lié à la Nouvelle Revue Française, ami intime de Jean Paulhan et d’Albert Thibaudet, il publia d’épais romans dont le plus impressionnant est Jacques Arnaut et la somme romanesque (1933).
Les romans comme somme de la vie
Léon Bopp débuta en 1924 par Jean Darien qui, comme Confession de minuit (1920) de Georges Duhamel et Mes amis (1924) d’Emmanuel Bove, préfigure l’absurde. Le protagoniste, dont le patronyme traduit l’hésitation entre affirmation et néant, s’engage dans la guerre en prenant l’identité d’un autre, puis il se suicide. Les dernières phrases du roman, cependant, le font échapper à l’absurde par sa condamnation et une recommandation positive : « Il glissa dans la mare qui se ferma sur lui. / Cette existence est lamentable. / Il faut aimer, solidement. »
Après Jean Darien, Léon Bopp entreprit de dresser un tableau complet des activités humaines. Il sous-titra alors ses romans en désignant la qualité principale de ses personnages : Le crime d’Alexandre Lenoir (roman d’un moraliste) (1929), Est-il sage, est-il fou? (roman d’un savant) (1931), Jacques Arnaut et la somme romanesque (roman d’un artiste) (1933), Liaisons du monde (roman d’un politique)1 (1938-1944) et Ciel et terre (roman d’un croyant) (1962-1963).
L’addition de ces sous-titres manifeste le désir d’écrire une somme englobant tous les secteurs de la vie moderne, à la manière de Jules Romains dans Les hommes de bonne volonté, si ce n’est que Léon Bopp ne fait pas réapparaître ses personnages d’un roman à l’autre et que son approche est abstraite. Il publia, d’ailleurs, des ouvrages philosophiques où il défendit inlassablement la nécessité de l’unité dans le pluralisme : Catalogisme (esquisse d’une philosophie de l’omnipotence) (1946), Philosophie fédérative (1952). Léon Bopp fut un romancier d’idées.
Le roman comme totalité
Léon Bopp construit une somme prométhéenne : pour lui, le roman vise l’expression de la totalité, comme le montre Ciel et terre.
En quatre volumes et 1380 pages (!), qui racontent les tentatives de réforme que veut apporter au protestantisme genevois le pasteur Adolphe Boussier, l’écrivain, cherchant à saisir l’intégralité des individus, se livre à une psychologie pointilliste : les états d’âme, les prises de position éthiques, philosophiques et religieuses subissent des changements continuels et instantanés. À ce kaléidoscope mental, s’ajoute le compte rendu des événements sociaux et politiques, qui prennent une place d’autant plus justifiée que le récit se situe à Genève où siègent des organismes internationaux comme l’O.N.U. et le Bureau International du Travail. De plus, la religion apparaît sous tous les angles, puisque Adolphe Boussier adopte une sorte d’Scuménisme ; elle se manifeste aussi dans la pratique grâce aux diverses inventions du pasteur pour réformer la Réforme : Foyer du Bonheur, visant à faire la joie de quelques déshérités, Banque de Crédit, destinée à supprimer la pauvreté, etc. Enfin, Ciel et terre résume un nombre incalculable de vies privées, celles des pasteurs ennemis d’Adolphe Boussier, de l’entourage de celui-ci, de ses paroissiens et protégés ; comme dans Jacques le fataliste de Diderot, une foule de mini-romans s’enchâssent ainsi dans le récit principal.
La forme suit aussi la loi de la totalité. Comme si le vocabulaire disponible ne suffisait pas pour saisir le réel, Léon Bopp recourt à des néologismes : « plurhomme », « uniplurisme », etc. Il multiplie aussi les énumérations sous forme de catalogues. Peinant à terminer ses paragraphes, il va à la ligne en utilisant les deux points, les points de suspension, ou en redoublant les conjonctions de coordination. Enfin, Ciel et terre ressemble à un patchwork de styles : ceux des sermons, des conversations, des émissions de radio, des diatribes (contre Voltaire, par exemple), des saynètes édifiantes, etc.
Le roman-somme ainsi conçu présente des dangers réels. L’abstrait l’emporte sur le concret, si bien que le lecteur confond souvent les personnages secondaires et ne parvient pas toujours à percevoir l’unité des individus. Le risque principal réside dans l’ennui : en effet, la répétition des mêmes situations et des débats identiques finit par lasser, même si le narrateur manifeste une ironie certaine envers la plupart des comparses d’Adolphe Boussier et une certaine distance vis-à-vis de ce dernier.
Le roman comme somme du roman
Si Léon Bopp figure dans quelques ouvrages de critique littéraire ou dans certains dictionnaires de la littérature, c’est grâce à Jacques Arnaut et la somme romanesque, œuvre audacieuse et novatrice où le récit contient une réflexion sur le roman, ainsi que plusieurs romans composés par le protagoniste.
C’est, d’ailleurs, durant toute sa vie que Léon Bopp théorisa le roman. Dès 1927, dans un court récit, Interférences, un romancier faisait son auto-critique, déplorant l’impossibilité d’atteindre le « vrai en soi », « le raccourci, la compression que l’on inflige aux événements ». Après Interférences, Léon Bopp se montra beaucoup plus confiant dans les vertus synthétiques et synthétisantes de son art. Ainsi, en 1943, dans le numéro de la revue Confluences intitulé « Problèmes du roman », il proposait des fictions de tous les genres : d’« esprits », de « thèmes » et de « styles », et il souhaitait qu’elles jouent un rôle unificateur. De même, en 1953, dans la revue Le disque vert, il louait Albert Thibaudet d’avoir, dans ses analyses critiques, une « vue géographique », un « sens assez rare de la coexistence, à toute époque, d’une infinie variété, d’oppositions ou de contradictions littéraires ».
Dans Jacques Arnaut et la somme romanesque, le personnage éponyme, qui autrefois publiait des récits faciles, se convertit à un idéal périlleux : écrire une « somme » de six romans, chacun centré sur un « esprit » : « folie », « haine », « faiblesse », « force », « amour » et « sagesse ». Deux de ces œuvres sont brièvement résumées, quatre autres figurent en réduction (mais d’une cinquantaine de pages !). Ici aussi, on trouve la structure de Jacques le fataliste, avec les récits enchâssés, sauf que les six fictions entrent dans le même projet : montrer l’unité de l’homme dans sa diversité. Cependant, elles se font écho ou s’opposent et l’ordre de leur publication traduit une montée vers l’idéalisme. La technique narrative et l’écriture correspondent, chaque fois, à l’esprit choisi : « Folie » évoque un « Esprit de ratiocination démente » par un « style desséché, plein de chiffres et même de formules mathématiques » qui annonce La jalousie d’Alain Robbe-Grillet ; « Haine » parodie la violence et l’érotisme des films noirs américains et adopte le « style petit nègre, style d’étrangers écrivant le français » : on n’est pas loin des œuvres complètes de Sally Mara de Raymond Queneau. Jacques Arnaut multiplie aussi les projets de romans : ainsi, il fait une fiche préparatoire sur les habitudes des locataires d’un immeuble, comme s’il allait écrire La vie mode d’emploi de Georges Perec.
À ces récits qui coupent le récit premier, s’ajoutent les réflexions continuelles du personnage sur l’esthétique romanesque. Jacques Arnaut se préoccupe de poétique (choix du titre et de l’incipit ; onomastique ; structure spatiale ; insertion d’« affiches », de « prospectus commerciaux » à la manière de Dos Passos) et de rhétorique (utilisation des pronoms personnels, variété des tons). Il pense que les contraintes favorisent l’inspiration, et sur ce point il va plus loin que Paul Valéry : en effet, imaginant qu’« on formera de nouveaux styles en imposant à son ‘écriture’ n’importe quelle condition, n’importe quelle restriction visuelle ou auditive », il préfigure les expériences de l’Oulipo comme la suppression de la voyelle « e » dans La disparition ou l’emploi exclusif de celle-ci dans Les revenentes de Georges Perec. Ces considérations théoriques, prolongées par des listes d’exemples, trouvent leur application dans les œuvres de la Somme : dans « Faiblesse », journal intime d’une personne ressemblant à Amiel, une utilisation habile de la technique du point de vue permet au lecteur de deviner la manipulation dont est victime le diariste, alors que celui-ci par naïveté ne s’aperçoit de rien ; « Amours » est entièrement écrit à la deuxième personne du pluriel.
Malgré cette armature abstraite, Jacques Arnaut et la somme romanesque reste réaliste ; car Léon Bopp dresse un tableau de la vie littéraire, visant l’exhaustivité et l’ironie : rapports avec les éditeurs et les critiques (interview, articles), élections à l’Académie française, adaptations cinématographiques des romans. On devine même des clés : le solide et rationnel architecte Sourain, qui construit des maisons de verre, renvoie à Le Corbusier, ami de Léon Bopp, et Gustave Bloquet, « misanthrope célibataire qui vivait au milieu de chats », reflète Paul Léautaud. L’auteur ne se contente pas de montrer que la création littéraire influence la vie matérielle, dans la mesure où l’idéal d’Arnaut provoque l’appauvrissement continu de son foyer et les sacrifices plus ou moins librement consentis par sa femme et par ses filles ; mais, de manière plus originale, il considère que les livres modèlent l’existence privée : car « la nature copie l’art. Le mensonge, ou du moins l’imaginaire, le fictif, nous inspirent un grand nombre de nos gestes », en raison « du peu d’indépendance de la vie par rapport à la fiction ».
Jacques Arnaut et la somme romanesque est un chef-d’œuvre méconnu qui provoque le vertige par une structure étageant à l’infini les niveaux de lecture. Ainsi, le diariste de « Faiblesse », s’appelant Jacques Arnaut, reflète le protagoniste du roman que nous lisons qui, lui, ressemble en tous points à Amiel, auquel s’est intéressé l’auteur. Autre abîme : Arnaut prépare un Traité du roman dont quelques « Notes de l’auteur » nous présentent des extraits ; or, Léon Bopp publia en 1935 une Esquisse d’un traité du roman. Jacques Arnaut et la somme romanesque est riche aussi du regard ambigu jeté par l’auteur sur son personnage, qui peut paraître ridicule par sa monomanie du catalogue, par sa raideur intellectuelle, et odieux envers son entourage ; mais on imagine mal Léon Bopp condamnant un autre lui-même ; en fait, il grossit jusqu’à l’excès sa propre obsession encyclopédique et se projette dans son personnage qui affronte courageusement le martyre du roman. À l’alternative envisagée par Michel Raimond dans La crise du roman : « Dérision du roman ou religion du roman ? », il faut répondre par la seconde hypothèse : pour Léon Bopp, le romancier équivaut à Dieu.
1. Emmanuel Carrière étudie de manière éclairante Liaisons du monde dans Le détroit de Behring, Introduction à l’uchronie, P. O. L. , Paris, 1986, p. 109-113.
Œuvres de Léon Bopp :
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Première publication chez Gallimard : Romans : Jean Darien , 1924 ; Le crime d’Alexandre Lenoir (roman d’un moraliste, 1929 ; Est-il sage, est-il fou? (roman d’un savant) , 1931 ; Jacques Arnaut et la somme romanesque (roman d’un artiste), 1933 ; Liaisons du monde (roman d’un politique), 1938-1944 ; Ciel et terre (roman d’un croyant) , 1962-1963.
Essai : Esquisse d’un traité du roman, 1935.
Chez d’autres éditeurs : Nouvelle : Interférences, La Renaissance du Livre, Tournai, 1927.
Approche critique : La crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt, par Michel Raimond, José Corti, Paris, 1966, p. 251-253.
ROMAN 20-50
Par Bruno Curatolo
enseignant-chercheur à l’Université de Bourgogne
Le premier numéro de la revue française Roman 20-50 a paru en mars 1986. Revue universitaire, fondée et dirigée par des professeurs de l’enseignement supérieur, tous spécialistes de la littérature contemporaine, Roman 20-50 s’adresse davantage à des étudiants qu’au lectorat classique des revues littéraires. Cependant, et sans qu’il soit un instant question, bien au contraire, de contester l’intérêt du dossier critique de chaque numéro et d’autres rubriques de la revue, c’est une rubrique, modeste dans sa taille – une dizaine de pages au plus –, qui nous semble donner à Roman 20-50 son caractère vraiment original : il s’agit de la rubrique « La revie littéraire », animée depuis l’origine par Paul Renard. Voici les termes par lesquels il la définissait en juin 1987 : « Un phénomène marquant de l’édition contemporaine consiste en la remise à jour des romanciers oubliés des années 1920 à 1950. L’association Autour de la littérature a publié en 1983 un numéro dont le titre « La revie littéraire » désigne ces rééditions. Empruntant ce titre, cette chronique présentera régulièrement des romanciers des années concernées en utilisant uniquement les ouvrages disponibles en librairie. » L’entreprise consistait ainsi – et consiste encore – à écrire, au gré des enjeux éditoriaux, une histoire de la littérature qu’ignorent trop souvent les manuels, les dictionnaires et les anthologies, une histoire faite de beaucoup d’ombres et de quelques éclairs. Ainsi, semble-t-il, les chemins de la création vont vers des horizons que la courte vue d’une vie humaine ne sait pas toujours distinguer.