L’œuvre publiée de l’écrivaine française Jeanine Garanger (1908-1998) tient sur le fil de quelques années seulement : des poèmes en vers libres, Bouts d’essais (1936), des tableaux en prose, La petite haie (1937), puis deux romans, Déroute (1938) et Crescendo1 (terminé en avril 1940 mais publié trois ans plus tard, probablement à cause de la guerre), dont la qualité d’écriture lançait une carrière qui n’a malheureusement pas eu de suite.
Après la guerre, Jeanine Garanger cesse d’écrire, sinon de publier. Pourtant, en 1943, elle annonçait deux romans « en préparation » dans la page « Du même auteur » de Crescendo : Belle-saison et Vedette de patinage. Que sont devenus ces romans ? On l’ignore. Toute sa vie elle restera liée avec l’écrivain Henry Poulaille, à qui est dédié Déroute, au succès duquel il a contribué. Dans sa présentation du roman, Poulaille écrivait : « Ce qui frappe chez elle, c’est la mesure. Dans Déroute, malgré la hardiesse de certaines phrases et une multitude d’images, il n’y a point de fausses notes ni de fautes de goût. Sa vision réaliste des choses sait l’arrêter quand il sied. On sent là l’écrivain de race. Et quel sens de la nature, quelle intelligence de la psychologie des êtres montre-t-elle2 ! » L’hebdomadaire Le Libertaire, organe de l’Union anarchiste, confirme : « C’est un livre curieux qui révèle un talent certain et une expérience déjà grande des hommes et des choses, un livre vigoureux, bien écrit, plein de sève, un peu acide, un peu amer, capable d’émouvoir le lecteur et parfois même de l’étonner3 ». Jugé sur manuscrit, le roman obtint le Prix du premier roman du cercle littéraire français (ex-æquo avec un roman de Fernand Lot). « La nouvelle révélation française ! » annonce la publicité.
On peut s’étonner que Déroute ait été loué dans la presse anarchiste. De même que l’œuvre de Jeanine Garanger est à mille lieues du profil prolétarien des écrivains que, à l’époque, défend Poulaille dans la revue Nouvel-Âge, qu’il a créée en 1931. Les personnages de ses romans sont plutôt des oisifs à loisir. Quant à l’écrivaine, elle est née dans une famille commerçante très aisée. Son père, Maurice Hagnauer, est président de la chambre syndicale des négociants en automobile. En novembre 1931, elle épouse André Garanger, un rentier dont le père a fait fortune dans l’alimentation et de qui elle va divorcer en 1938. C’est leur château en Normandie, La Petite-Haye, qui a inspiré les pages de La petite haie et qui sert de décor à l’intrigue de Déroute.
À l’époque, Jeanine Garanger est plutôt célèbre pour sa carrière de patineuse. Le journal Le Figaro du 21 décembre 1935 nous apprend que, pour le réveillon de cette année-là, elle prépare un ballet sur glace d’après un de ses contes. Pendant vingt minutes, des poupées, des soldats, un polichinelle et un Père Noël transforment la patinoire du Palais des sports de Paris en piste de cirque. Deux mois plus tard, elle participe aux championnats du monde de patin artistique qui se tiennent à Paris les 21-22 février 1936. Elle obtient toujours d’excellents résultats dans les championnats de France, à une époque où Gaby Clericetti est la championne incontestée. Pour la fête de Noël de la même année, elle se trouve à New York pour l’inauguration de la patinoire construite au milieu du square Rockefeller. Trente ans plus tard, à l’occasion des Jeux olympiques de Grenoble en 1968, où elle siège comme juge pour la compétition de patin artistique, elle publiera (sous son nom de jeune fille, Jeanine Hagnauer) un ouvrage qui retrace l’histoire de cette discipline, Le patinage sur glace.
Parallèlement au patinage, elle écrit. Plus tard, elle sera peintre. Dans les années 1970, elle collabore aux expositions de l’Union des femmes peintres et sculpteurs. Elle faisait aussi de la tapisserie. « C’était une artiste, une rêveuse », m’a dit d’emblée sa fille que j’ai rencontrée récemment à Asnières-sur-Seine, dans la petite couronne parisienne.
Déroute
Artistes et rêveurs, les personnages de Déroute le sont certainement ; surtout le roman baigne dans un certain climat onirique qui peut rappeler Le grand Meaulnes (1913), classique d’Alain-Fournier. On songe aussi à l’univers de Colette à cause de la sensualité et de la présence souveraine de la nature, du soin avec lequel l’auteure se penche sur cette nature, nomme les plantes, s’enthousiasme pour un rayon de soleil sur le pré. Le roman met en scène trois personnages. Humberto, âgé de 23 ans, est le régisseur d’un château normand entouré de vastes bois, de jardins, de prés, de mares ; cet espace champêtre et solitaire est pour lui un havre de paix. Philippe, dans la cinquantaine, est le propriétaire de ce château ; ancien diplomate, c’est un esthète qui possède à Paris un appartement digne d’un musée et qu’on voit rarement sur ses terres. Emmanuelle, la jeune femme de Philippe (à peine 20 ans), vit dans l’ombre de ce mari qui lui a tout appris et qui a un ascendant troublant sur elle. « Il me grandit », confiera-t-elle à Humberto. Curieusement, leur rapport se limite à peu près à cette dimension éducative, car ils n’ont jamais consommé leur mariage. Ainsi posées, ce sont les pièces d’un canevas quelque peu rebattu : l’opposition entre nature (Humberto) et culture (Philippe), puis la relation amoureuse que ne peut manquer de faire naître la mise en présence, dans cet espace enchanteur, d’un jeune homme venu s’isoler dans la nature pour fuir les femmes et d’une jeune fille délurée, froissée par un mariage blanc. Mais la romancière va contourner ces écueils d’une manière inattendue.
Philippe n’avait jamais amené Emmanuelle au château : il préfère de beaucoup jouer au casino, à Deauville. Or, dès qu’elle y met les pieds, elle est conquise par la chambre Empire, par les meubles capitonnés, par les dépendances, par la nature luxuriante, les bois, les arbres fruitiers, l’espèce d’inconfort rustique qui ressort de l’ensemble. Dès lors elle y revient régulièrement, s’y installe même pendant quelques semaines sans Philippe. Cette fois-ci, c’est la nature qui l’instruit : « De bavarde, elle devint silencieuse, et ses yeux s’habituèrent à découvrir les infinies richesses de la nature. C’est sur de petits riens qu’elle rebâtissait un bonheur vrai. Elle apprit à écouter le vent, les cris d’animaux, le bruit des feuilles : ‘Il me semble que j’ai des oreilles neuves.’ » Ainsi se rapproche-t-elle d’Humberto, qui au début admet difficilement qu’elle vienne troubler sa quiétude, puis qui peu à peu s’éprend d’elle.
Mais Humberto a des principes : s’il devait aimer Emmanuelle un jour, ce serait dans le cadre du mariage et pour avoir des enfants. Il ne saurait construire sa vie en dehors de la religion et des devoirs que l’Église impose. Or, sur ce terrain, ils ne sont pas faits pour s’entendre. Emmanuelle est vive, portée par le désir et la fantaisie, elle incarne la liberté de la nature hors des préceptes de la morale chrétienne. De sorte que le conflit nature et culture, d’abord orienté en fonction de Philippe, se trouve à ressurgir dans cette étrange relation amoureuse. Comme le dit Emmanuelle à Humberto : « Nous cherchons, vous et moi, notre bonheur dans la nature, mais nous ne pourrons aller le cueillir ensemble. J’y plonge nue et vous, vous restez vêtu de vingt siècles d’une morale asservissante ». Aux règles, qu’elles soient prescrites par l’Art ou par l’Église, Emmanuelle oppose un refus net. Humberto n’est somme toute pas très différent de Philippe, pour qui l’art est une véritable religion. Libre, c’est Emmanuelle qui aura le dernier mot.
Crescendo

De Déroute à Crescendo, écrit quelques années plus tard mais dont l’écriture rappelle celle des Années folles, la manière d’un Paul Morand ou de la romancière Titaÿna, le pas à franchir n’est pas tellement grand, malgré un décor différent et surtout un style qui marque un progrès. L’intrigue, mieux synthétisée, se développe à la faveur de petites scènes et d’une économie narrative qui fait mouche. Encore une fois, l’écriture est alerte, pleine de fraîcheur.
L’héroïne, Anaïs Tessier, dite Jazz, a à peine dix-huit ans. Dans ses cours de danse, elle a rencontré Roger, que seuls intéressent les livres, la culture et l’art ; ils pourraient s’aimer, mais la spontanéité et la frivolité de Jazz, son refus de tout conformisme, ses manières qui heurtent l’étiquette et les préjugés sociaux, compliquent trop l’existence de Roger pour que les malentendus, puis la mésentente ne finissent pas par ruiner leur relation.
Qu’à cela ne tienne, Jazz rencontre un autre jeune homme sur une plage, Thomas. En quelques lignes, avec cette virtuosité d’écriture qui fait écho à la fraîcheur de Jazz, la romancière scelle leur sort : « Elle partit en vacances sur une plage à la mode. Elle en avait assez des ‘philosophes écrivains’. Elle choisit un sportif : 1m80, des muscles épatants, un Hispano. Et celui-là, l’année d’après, elle l’épousa ». Parce que, auprès de Thomas, elle acquiert une certaine maturité, Jazz se fait maintenant appeler Anaïs. Pendant quelques années, ils sortent beaucoup : cinéma, galas, théâtre, dîner, etc. Le jour, elle s’occupe en mondanités : thé, cocktails. Puis parce qu’elle s’ennuie, elle se découvre un intérêt dévorant pour la lecture, ce qui lui rappelle les livres que Roger lui conseillait en vain de lire.
C’est alors qu’elle se met à relire les lettres que Roger lui avait écrites, leur accordant une importance croissante qui finit par influer sur sa vie. « Si Roger lui parlait d’elle-même, Anaïs se comportait selon l’image qu’il se faisait d’elle ce jour-là. » Ou encore elle choisit de relire telle lettre parce qu’elle correspond à son état d’âme. Parce que Roger lui avait écrit des lettres d’Italie, où il avait séjourné quelques semaines, elle convainc même Thomas de faire un voyage en Italie. À Venise, tandis que son mari se rend en Corse, elle loue le meublé que Roger avait occupé, comme si elle vivait avec lui. Ainsi se recrée-t-il entre cette Bovary d’un nouveau genre et son ancien amant une entente parfaite qui répare les défauts de leur relation passée.
Quelque temps après, alors qu’elle a vainement cherché à retracer Roger, le hasard les réunit lors d’une réception. Alors… Mais pour paraphraser Jacques le fataliste de Diderot, il n’en tient qu’à moi, lecteur, de te faire attendre un an ou deux la suite de cette aventure. Bon joueur, je préfère te laisser imaginer la suite.
Mais le titre ? Il faut attendre la toute fin du roman pour en avoir la clé. La sagesse, c’est de vivre « dans les limites de son destin », en se créant une vie conforme à ses aspirations et « en essayant un crescendo pour atteindre le fortissimo le plus élevé dont on se sente capable », nous dit-on. Autrement dit : on fait de son mieux, la vie est déjà assez compliquée comme ça. C’est une sagesse qui aurait bien servi Humberto s’il n’avait pas cherché à faire la leçon à Emmanuelle. Ayant traversé l’âge ingrat, Anaïs, autrefois Jazz, sait au moins une chose, c’est que sa place dans le monde, il faut s’efforcer de la combler avec le meilleur de soi et au meilleur de sa volonté.
Tous ces personnages ont pourtant beaucoup en commun. La romancière écrit : « Entre Tom qui matérialisait la vie et Roger qui l’intellectualisait trop, Anaïs restait seule ». Cette phrase si belle et si juste, elle jette aussi un bel éclairage sur Déroute, dont le propos n’est pas différent, somme toute. Une femme entre deux hommes qui ne la comprennent pas, qui ne sont pas à la hauteur de la liberté à laquelle elle aspire pour et par elle-même.
Jeanine Garanger n’a rien publié ensuite, je l’ai dit. C’est dommage, mais il reste tout de même ces deux romans séduisants, vifs, perspicaces et remplis de fines observations. La littérature passée foisonne d’excellents romans oubliés. On ne les lit plus parce qu’ils sont à peu près introuvables. Peut-être un jour rééditera-t-on les romans de Jeanine Garanger, comme bien d’autres œuvres qui sont en attente de renaissance. D’ici là, lecteur curieux et passionné, précipite-toi sur La coalition (1928) et Un homme qui savait (1942) d’Emmanuel Bove, Faillite (1928) et Monsieur Ladmiral va bientôt mourir (1945) de Pierre Bost, Le joug (1925) de Marion Gilbert, Pique-Puce (1928) de Louis Chaffurin, Des hommes passèrent…(1930) de Marcelle Capy, Cure-Bissac (1930) de Georges David, Madame 60 bis (1934) d’Henriette Valet, Village noir (1937) de Madeleine Vivan, Hôtel de la solitude (1944) de René Laporte, tous ces titres, parmi d’autres, ayant été réédités4 : tu verras qu’il reste de grandes œuvres à redécouvrir.
Romans de Jeanine Garanger :
Déroute, Paris, Librairie des Champs-Élysées, 1938.
Crescendo, Paris et Bruxelles, Mercure de France/Éditions N.R.B., 1943.
Légendes des images :
* Jeanine Hagnauer, nom de jeune fille de Jeanine Garanger, aux Jeux olympiques universitaires (années 1920).
** Idem.
1. Crescendo comporte une coquille gênante, puisqu’il est publié sous le nom de Jeanine Garenger (au lieu de Garanger).
2. Henry Poulaille, La littérature et le peuple (Nouvel âge littéraire 3), Les Amis d’Henry Poulaille & Plein chant, Bassac, 2013, p. 230.
3. Jean Rémy, « Déroute par Jeanine Garanger », Le Libertaire, 27 avril 1939, p. 4.
4. Faillite, Pique-Puce et Des hommes passèrent… ont été réédités aux éditions La Thébaïde en 2013, 2022 et 2023 ; on peut se les procurer à l’adresse suivante : [email protected]. Cure-Bissac et Village noir ont été réédités aux éditions Plein chant en 2018 et 2021 ; La coalition et Madame 60 bis aux éditions L’Arbre vengeur en 2017 et 2019 ; Le joug aux éditions L’Apprentie en 2023 ; Hôtel de la solitudeaux éditions Le Dilettante en 2012 ; Monsieur Ladmiral va bientôt mourir dans la collection « L’imaginaire » des éditions Gallimard en 2005 ; Un homme qui savait dans la collection « La petite vermillon » des éditions La Table ronde en 2017.
EXTRAITS
Si l’on m’avait dit il y a quelques années : « Après ton service militaire tu iras t’enterrer en pleine campagne, régisseur d’un petit château », je n’aurais même pas répondu à mon interlocuteur, pensant qu’il avait perdu sa raison. Car à cette époque, j’étais Humberto de Villaverde, étudiant, décidé à le rester le plus longtemps possible. Je préparais une école d’agriculture en vue d’un retour vers les terres sud-américaines. Je recevais des pesos de Vénézuéla, et j’aimais les filles.
Déroute, p. 13.
Maintenant, Roger en voulait à Jazz d’être différente des autres jeunes filles, de sa trop grande personnalité. Elle lui compliquait son existence ; elle l’obligeait à douter de son entourage qui lui avait semblé jusqu’ici parfait car il connaissait le bon cœur de Jazz, sa franchise, sa spontanéité, ne doutait pas de ses qualités profondes et pourtant ses parents n’aimaient pas la fillette. Son amour était à la fois un bonheur et un remords soudés ensemble.
Crescendo, p. 42.