Il y a quelques mois paraissait une des publications les plus importantes des dernières années : les œuvres complètes de la romancière vaudoise Catherine Colomb (1892-1965), réunies sous le titre Tout Catherine Colomb1 par les éditions Zoé et le Centre de recherche sur les lettres romandes, où cette édition a été menée sous la supervision de son directeur Daniel Maggetti.
Hors de Suisse, on ne la connaît pas. Elle est pourtant une des plus grandes écrivaines du XXe siècle. Le mot n’est pas exagéré : elle est de celles qui se comptent sur les doigts d’une main. Elle a peu publié. Mère de famille d’abord, elle consacre son temps à son ménage, à son mari avocat et à ses deux garçons. Elle écrit entre neuf et onze heures le matin, quand les enfants sont à l’école et le mari au bureau. Jamais en dehors de ces moments. Comme, en outre, elle est plutôt lente, les choses n’avancent pas très vite : un premier roman est publié en 1934, Pile ou face, que suivent, chaque fois à une dizaine d’années d’intervalle, Châteaux en enfance (1945), Les esprits de la terre (1953) et Le temps des anges (1962). Elle décède trois ans plus tard, le 13 novembre 1965.
Cela suffit-il pour faire une œuvre ? Quand les romans ont la qualité de ceux-ci, non seulement cela suffit, mais l’œuvre s’impose avec la puissance impérative des plus grandes dès Châteaux en enfance, qui marque un tournant décisif : une écriture à l’imaginaire débridé et aux riches métaphores qui décloisonnent l’espace et restructurent le temps. Un roman de Catherine Colomb, ça se décrit moins que tout autre. Il faut le lire, le vivre, le recevoir comme un don, dans les deux sens du terme : le don d’écriture d’une femme qui manquait pourtant d’assurance, et le don qu’elle fait au lecteur le plus exigeant.
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Le mot clé de l’œuvre de Catherine Colomb, c’est « mémoire ». Trop de mémoire, tel est le titre auquel elle avait d’abord pensé pour son premier roman (Pile ou face), comme Chemins de mémoire était le titre initial de Châteaux en enfance et aurait pu servir, selon l’écrivaine elle-même, à coiffer sa « trilogie » (les trois derniers livres). Lire Catherine Colomb, c’est suivre le développement d’une écriture où les caprices souverains et pour autant non moins cohérents de la mémoire dictent les règles. L’équilibre du monde qu’elle met en scène semble précaire, instable, car la mémoire donne sa forme aux textes : d’abord de façon accentuée, et donc sous une forme particulièrement déconcertante dans Châteaux en enfance, puis d’une manière qui se laisse plus facilement apprivoiser dans les romans suivants. « Catherine Colomb ? Elle est vraiment impossible à comprendre. Il y a un tel fouillis de personnages… À la quinzième page, on ferme le livre, on renonce. » C’est l’auteure elle-même qui se caricature ainsi, deux ans avant son décès.
Mais il n’y a chez elle aucune recherche délibérée de style, lequel, dira-t-elle, est le sien depuis toujours, depuis même ses premières compositions à l’école. Elle écrit comme elle pense, sous la dictée de ses souvenirs, décrivant un événement, se rappelant une anecdote, dérivant dans ses pensées, cultivant une verve décapante, et tout cela, qui repose sur l’incertain et le lacunaire, finit par prendre une forme harmonieuse et néanmoins fuyante, à l’intérieur de laquelle la romancière fait entrer une quantité toujours plus grande d’émotions très pures, des images ensorcelantes, des intrigues multiples, qui vont et reviennent, comme le font les vagues, toujours présentes dans l’univers de l’écrivaine, imposant un rythme, une saveur, une certaine violence aussi. « Dès que je saisis ma plume, tout un monde s’ouvre pour moi. Alors j’écris, j’écris beaucoup, avec des tas de digressions et des retours en arrière. Sans doute parce que je puise sans cesse dans mes souvenirs. Quand j’en ai terminé, je ne corrige pas, je recommence tout. » Tout reprendre : une vraie pulsion d’écrivain. C’est bien, ici encore, l’image de la vague sur le sable à laquelle on pense, la vague qui efface la trace des mots ; cette écriture-palimpseste, impulsive et jouissive, livre une véritable leçon de littérature.
Les personnages de Catherine Colomb évoluent entre les vignes et les rives du lac Léman, ils sont inévitablement aux prises avec des malheurs qui les affectent pour la vie. Quelques figures reviennent avec insistance, comme celles de l’orphelin et du déshérité, marquées parfois par une mélancolie douloureuse, ainsi que le montre le beau personnage de César dans Les esprits de la terre, qui est impuissant à triompher de ses malheurs et à pallier l’absence des êtres aimés. La spoliation de l’héritage, la vengeance, la ruine, la fatalité, l’amour filial traversent ces chroniques familiales, où la mort finit toujours par avoir le dernier mot, sans doute parce que l’écriture de l’auteure s’abreuve au souvenir de la grand-mère qui l’a élevée, au sentiment de la perte qui s’y trouve liée et derrière laquelle se profile l’image de la mère, décédée alors que l’auteure était âgée de cinq ans ; figure chérie, la grand-mère subsiste dans l’écriture par le motif récurrent de la pèlerine noire. « C’est une foule, innombrable, des morts, des vivants, qui déferlent sur les chemins de mémoire, ils ont quitté les uns leur fragment de temps, les autres leur fragment d’espace : l’espace, lieu des vivants, le Temps, royaume des morts », dira-t-elle encore magnifiquement à la fin de sa vie.
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Tout Catherine Colomb, cela veut dire aussi beaucoup d’inédits. La nouvelle édition inclut des articles, des fragments, des conférences de l’auteure ; on y trouve même la thèse de doctorat que Catherine Colomb rédige après la guerre sur Béat Louis de Muralt, écrivain romand du XVIIe siècle ; thèse que, devant l’incompréhension de son directeur de recherche face à son travail, elle ne soutiendra pas. Avec le recul, cette thèse apparaît comme « un jalon significatif dans l’évolution littéraire de son auteure », comme le dit Auguste Bertholet, qui présente et annote ce texte.
L’ensemble comporte encore deux romans inédits. Des noix sur un bâton a été écrit vers 1935, donc peu de temps après Pile ou face. « Aligner des noix sur un bâton », selon une expression vaudoise bien connue, « c’est s’efforcer de réaliser un équilibre improbable », nous informe Claudine Gaetzi, à qui on doit l’édition de ce texte. La formule convient à merveille à l’écriture de Catherine Colomb. Par rapport à Pile ou face, l’auteure prend ici des risques de composition et de style, sans encore atteindre à l’extraordinaire distinction des romans subséquents. Des noix sur un bâton est un roman de transition, qui n’ajoutera pas à la gloire de la romancière, mais où il est fascinant de trouver ce qui caractérisera Châteaux en enfance : l’accumulation rythmée des détails, les interventions soudaines de la narratrice, les irruptions historiques (parfois inventées) en plein cœur du récit, le retour des motifs, une esthétique manichéenne, etc. Tout est déjà là, mais sous une forme un peu trop brute, sans la finesse poétique ultérieure, mais avec surtout, dans le dernier quart du roman, un souci parfois explicite qui ne ressemble pas à la Catherine Colomb qu’on connaît.
Le second roman inédit, Les Malfilâtre, c’est autre chose. Écrit entre 1961 et 1964, c’est le dernier auquel l’auteure a travaillé. Pour l’essentiel, il développe une anecdote qu’on trouvait dans Le temps des anges : l’adoption par un dénommé Ernest d’une petite orpheline surnommée Lauraispasdû et à qui le prénom Électre impose un destin qui la condamne prématurément à mourir. Pour faire vivre cet enfant et sa femme acariâtre, Ernest fantasme de monter une combine pour escroquer une riche aristocrate. Ce qui est particulièrement remarquable, dans ce roman, ce sont les multiples digressions de l’écriture qui font éclater le cadre narratif, puisque la romancière elle-même y inscrit ses observations sur l’état d’avancement de son manuscrit. Mais, en fait, à qui appartient cette voix accessoire ? À la romancière ou à la narratrice ? Il me semble que la voix vacille entre ces deux postures narratives, et que, somme toute, et même si l’auteure considérait ce manuscrit comme un « brouillon », le roman s’enrichit de ces commentaires comme s’ils lui appartenaient de plein droit, un peu à la manière d’André Gide dans Les faux-monnayeurs. À partir de Châteaux en enfance, Catherine Colomb prend tellement de liberté avec la forme romanesque que les digressions singulières des Malfilâtre ne déparent guère le style de l’auteure…

Au contraire, ses interventions s’intègrent quasi naturellement à l’histoire, ils acquièrent une portée « littéraire » qui les situe bien au-delà du commentaire. Lorsque je lis : « Une bande de personnages s’enfuit dans le brouillard, je les poursuis, c’est eux, je les devine, je les sens, et ils se retournent, ils ont changé leurs visages », je songe aux enfants que cherche César dans Les esprits de la terre. Lorsque je lis : « Plus tard il deviendra l’amoureux de Julie, il partira le soir pour Clarens, avec son château, sa tour, son horloge, et reviendra balancé sur les eaux, les eaux dorées, mais où en étais-je ? Voilà ce que je dois dire sans cesse, où suis-je ? », je ne peux pas oublier l’entreprise foncièrement mémorielle de l’auteure et que supportait le personnage de Galeswinthe dans Châteaux en enfance. J’y trouve ainsi, davantage qu’un « brouillon », la puissance de création inimitable d’une romancière de génie qui, après l’expérience d’écriture vertigineuse de Châteaux en enfance, choisit de mêler sa voix à ce qu’elle raconte, l’expérience littéraire abolissant toutes frontières entre le récit et l’auteure, comme si le destin de la petite orpheline se saisissait du malheur même de l’orpheline qu’est restée toute sa vie Catherine Colomb, douleur inépuisable qui d’ailleurs revient encore ici impérativement : « Quand on pense qu’il y a des mondes ignorés, des étoiles qui bêtement éclairent des univers vides, et je continue à parler des travaux des vignes, et d’une pèlerine, unique, en dentelle de laine noire », écrit-elle vers la fin des Malfilâtre. Le roman devient un espace de deuil enrichi par un travail d’écriture caractérisé par la plus haute conscience littéraire, par un imaginaire des mots comme on en aura rarement vu dans la littérature.
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On peut donner bien des définitions de la littérature. La mienne ne se passe pas de l’émotion. Un grand texte, un grand écrivain, c’est ce qui émeut son lecteur. Sinon, on passe, ça ne compte pas. Lire Catherine Colomb, c’est éminemment exigeant, mais c’est aussi extraordinairement émouvant. Elle a cette façon comme personne de nouer, au sein d’une phrase, à travers sa pirouette syntaxique et la couleur des images, les événements les plus étonnants et l’émotion la plus vive. C’est de la très grande littérature, on ne le dira jamais assez et on ne se lassera jamais de répéter que Catherine Colomb est le secret le mieux gardé du panthéon littéraire du XXe siècle.
Il semble pourtant, avec ce Tout Catherine Colomb, que l’auteure soit enfin à même de reprendre ses droits. Que les éditions Zoé, Daniel Maggetti et son équipe soient très chaleureusement remerciés pour cette publication formidable ! J’ajoute qu’un lot de parutions helvétiques toutes récentes sur Catherine Colomb confirment la reconnaissance toujours plus grande dont elle jouit dans son pays, faute, pour l’heure, d’être internationale. Ceux qui craignent de se jeter tout de go dans l’œuvre colombienne pourront lire l’utile introduction d’Anne-Lise Delacrétaz2. Ceux qui voudront aller plus loin peuvent se mettre sous la dent deux excellentes études universitaires3.
On peut entendre la voix de Catherine Colomb lors d’un entretien qu’elle a accordé à la Télévision Suisse Romande le 14 décembre 1962.
* Catherine Colomb, Yverdon, 1926, par Ottoline Morrell ©CLSR/UNI.
** Catherine Colomb ©CLSR/UNI.
1. Tout Catherine Colomb, édition dirigée par Daniel Maggetti, avec la collaboration d’Auguste Bertholet, Valérie Cossy, Anne-Lise Delacrétaz, François Demont, Claudine Gaetzi, José-Flore Tappy, Zoé, Genève, 2019, 1677 p. ; 74,95 $.
2. Anne-Lise Delacrétaz, Catherine Colomb. En plein et lointain avenir, Presses polytechniques et universitaires romandes, coll. « Savoir Suisse », Lausanne, 2019, 167 p.
3. Sylviane Dupuis, Anne-Frédérique Schläpfer et Jérome David (sous la dir. de), Catherine Colomb. Une avant-garde inaperçue, MétisPresses, coll. « Voltiges », Genève, 2017,173 p. ; Philippe Geinoz, Un temps désancré. Trois essais sur la trilogie de Catherine Colomb, Genève, MétisPresses, coll. « Voltiges », 2019, 176 p.
EXTRAITS
Elle, Galeswinthe, la balsamine, elle était morte et désormais s’appuyait comme les mères de cette époque sur une colonne brisée à l’entrée d’une forêt pâle ; la lampe de cuivre jaune fut reléguée au galetas, posée dans un coin, maladroite dans ses chaînes comme une hirondelle à terre.
Châteaux en enfance dans Tout Catherine Colomb, p. 756.
Dans le petit bois le sable affleure, les saules sont gris et verts. S’il allait retrouver les enfants sur cette grève-là ! Entre eux et les adultes qu’ils sont devenus, Eugène sous la pantoufle bossuée d’oignons de Madame, l’hypocrite Adolphe, Zoé folle ou qui fait semblant de l’être, lui César réfugié au fond d’une obscure demeure, il n’y a plus aucune ressemblance. Or les enfants ne sont pas morts, on le saurait, ils sont donc quelque part.
Les esprits de la terre dans Tout Catherine Colomb, p. 994.
Gaston entrait dans le cirque étonné de sa victoire et chancelant comme une poule qu’on enivre avec des morceaux de pain trempés dans du vin, on trace un cercle à la craie, elles n’osent pas en sortir quand on banquette sur la terrasse aux premiers jours de mai, le vigneron a rendu les comptes, quelle année ! Elle est là, pour la dernière fois, elle ramène sur ses épaules sa pèlerine de laine noire, les cygnes prennent leur élan, s’étirent en poussant des cris rauques et se poursuivent sur les vagues comme des chevaux blancs.
Le temps des anges dans Tout Catherine Colomb, p. 1143.
Catherine Colomb ? Elle est vraiment impossible à comprendre. Il y a un tel fouillis de personnages… À la quinzième page, on ferme le livre, on renonce.
— Mais, bien sûr. Savez-vous pourquoi ? Elle ne se comprend pas elle-même. Elle écrit au hasard, sans plan, sans but.
Mais pourquoi comprendre ? Est-ce qu’il ne suffit pas d’aimer ceux qui vivent à vos côtés ? La vie… Est-ce qu’elle agit conformément à un plan ? Est-ce que la mémoire n’intervient pas sans cesse, créant une vie parallèle, qui amène des centaines de souvenirs, de visions fugitives, des rêves, et soudain, on ne sait pourquoi, tout s’efface, et seul subsiste pour un instant ce souvenir de pervenches autour d’une tombe, ou dans un salon, le bruit mat des pétales de rose blanche qui s’effeuille lentement sur le tapis de velours beige brodé de fils dorés ?
« Chemins de mémoire » dans Tout Catherine Colomb, p. 1657.