Né en 1897 à Deusto, près de Bilbao, d’un père d’origine béarnaise natif du Mexique, et d’une mère andalouse, Jean Cassou est mort à Paris en 1986. Personnage aux multiples facettes, il fut non seulement un homme de culture et un homme d’action engagé dans la lutte antifasciste et la Résistance, mais également un écrivain, un critique et un traducteur de l’espagnol et du polonais.
De son œuvre littéraire, saluée notamment par Max Jacob, Joë Bousquet et Louis Aragon, on tend aujourd’hui à ne retenir qu’un livre de poésie, Trente-trois sonnets composés au secret (1944), laissant dans l’ombre une production de romancier et de nouvelliste qui, d’Éloge de la folie (1925) à Si j’étais un caïd… (1978), s’étend sur plus d’un demi-siècle et compte dix–sept volumes. Autant de livres trop souvent méconnus, parfois même ignorés, dans lesquels l’auteur, en héritier moderne des romantiques allemands, n’a cessé de mêler inextricablement le rêve et le réel le plus immédiat.
En tant que romancier et nouvelliste, Jean Cassou fait surtout figure d’oublié – ne serait-ce qu’en librairie. Si dans les années 1980, deux des douze romans de Cassou, Les inconnus dans la cave (1933) et Les massacres de Paris (1935), ont eu les honneurs d’une réédition chez Gallimard, nul autre titre du romancier ne fut par la suite rendu accessible au public. Quant aux recueils de nouvelles, sur les cinq volumes publiés entre 1931 et 1955, un seul, De l’étoile au Jardin des Plantes (1935), a connu une seconde édition… en 1967, également chez Gallimard. Évoquant déjà cet oubli aux lendemains du décès de l’écrivain, Alain Bosquet y voyait « une injustice incompréhensible » dont il fallait, selon lui, chercher la raison dans « la gêne qui caractérise la critique parisienne, lorsqu’elle se trouve devant une œuvre en parfait français, mais nourrie d’une sensibilité et d’une échelle de valeurs hors de la psychologie cartésienne comme hors de l’avant-garde logiquement explicitée1 ».
Difficilement classable, parfois déconcertante malgré une forme limpide, pour ne pas dire classique, l’œuvre fictionnelle de Jean Cassou échappe pour une large part aux normes hexagonales. Pour l’appréhender, il convient de prendre en compte aussi bien les racines ibériques de notre auteur que sa passion pour les lettres septentrionales. D’une part, on ne manque pas de trouver chez Cassou un très unamunien sentiment tragique de la vie. D’autre part, son œuvre s’inscrit de toute évidence dans l’héritage du romantisme allemand, celui de Jean-Paul, de Novalis et d’Hoffmann, prolongé en France par Gérard de Nerval, Alain-Fournier et Jean Giraudoux.
Un romantisme nouveau
C’est d’ailleurs sous le signe du romantisme, ou plutôt d’un « romantisme nouveau2 » que Franz Hellens pouvait placer Éloge de la folie, premier roman de Cassou à paraître en volume. Inégalement maîtrisé sans doute, ce livre n’en est pas moins déjà tout imprégné du charme si spécial qui caractérise les fictions produites par Cassou dans les années 1920, à savoir un mélange de sensualité et d’idéalisme, de futilité et de gravité. Le décor de ce roman est une petite principauté telle qu’on en trouve dans les romans de Jean-Paul Richter. Mais s’il règne dans ce cadre un parfum d’intemporalité, qui pourrait renvoyer à un XIXe siècle idéalisé, l’œuvre se révèle tout autant ancrée dans les années folles avec ses cinémas, ses boîtes de nuit et ses jazz-bands. Cassou d’ailleurs joue plus d’une fois de ce mélange des époques. C’est le cas, par exemple, à travers une discussion savoureuse au cours de laquelle on évoque les sujets en vogue : le système de Lavater, et Un bon petit diable, présenté comme le dernier livre à la mode. Lorsqu’une femme qui n’a pas lu cet ouvrage de la comtesse de Ségur demande s’il y est au moins question de sleeping-cars et de pédérastie, il lui est répondu avec dégoût : « Oh ! […], comme on voit que vous en êtes restée à la littérature de 1925 !3 »
Dans cet univers de fantaisie où, comme chez les romantiques allemands, la musique occupe une place non négligeable, évoluent plusieurs personnages ayant des noms de compositeurs, dont le héros, Auber. À travers Éloge de la folie, nous découvrons les pérégrinations amoureuses de ce Don Juan lancé dans une quête éperdue qui le pousse à voler de conquête en conquête, sans jamais apaiser son ennui existentiel. Au-delà d’une atmosphère de légèreté que renforce le rythme vif et libre du récit, une inquiétude sourd du roman, notamment dans sa seconde partie. Il en va ainsi dans la rencontre d’Auber avec une femme mystérieuse qui n’est autre que la mort, ou bien dans la scène finale du livre, où l’on voit notre héros dans une véritable course carnavalesque au cœur de la folie.
Les harmonies viennoises (1926), second roman de Jean Cassou, constitue un des sommets de son œuvre et apporte à l’écrivain la notoriété littéraire, l’ouvrage rencontrant non seulement un bon accueil critique, en particulier de la part de Charles Du Bos dans la Nouvelle Revue française4, mais également l’admiration d’écrivains comme Max Jacob ou Jules Supervielle5. Placé sous le double signe de la musique et de la Vienne romantique des années 1820, ce livre qui compte parmi ses protagonistes Anton Diabelli et Franz Schubert est bien sûr un roman musical, mais aussi un roman onirique, divisé en rêves et non en chapitres. Sous l’emprise amoureuse de Diabelli et de ses compositions, l’héroïne-narratrice paraît se mouvoir dans un état à mi-chemin de la lucidité et du songe, plongée dans un monde où le réel semble perméable aux caprices de la fantaisie et de la féerie. Lina n’avoue-t-elle pas, dans le « troisième rêve » du roman : « tout est fantaisie, tout est vague, et je vis encore dans un songe, parmi les images de la nuit6 » ?
Les voies de l’onirisme et du merveilleux
Cette voie de l’onirisme, Jean Cassou a pu l’explorer à l’envi dans ses contes réunis par exemple dans Sarah (1931), De l’étoile au Jardin des Plantes (1935) ou Les enfants sans âge (1946), mais sans jamais pour autant sacrifier son attachement profond au réel. Pour notre écrivain, en effet, le rêve ne saurait être une évasion face au réel, mais au contraire un approfondissement de la réalité immédiate. En cela, il n’est parfois guère éloigné des surréalistes, dont certains, comme Tristan Tzara ou Aragon, furent de ses amis. À l’instar des disciples d’André Breton, Jean Cassou a arpenté les chemins du merveilleux – un merveilleux résolument moderne qui, s’inscrivant parfaitement dans un cadre réaliste, voire dans le quotidien le plus banal, n’a plus pour fonction de rassurer, comme c’était le cas des conteurs des XVII et XVIIIe siècles, mais au contraire de placer le lecteur face aux aspects les plus sombres de la réalité objective.
On peut en voir une belle illustration dans les Mémoires de l’ogre (1930), récit bref – longue nouvelle ou court roman – dans lequel on croise, en plein cœur du Paris des années folles, rien de moins qu’un ogre, une sorcière et le diable. Moins ouvertement fantaisiste, La clef des songes (1929) constitue sans doute un des plus beaux romans de notre auteur. Ici, comme chez Nerval ou chez Alain-Fournier, réel et merveilleux se confondent en une sorte de réalisme poétique, pour ne pas dire magique. Comme Éloge de la folie, ce roman se caractérise par sa liberté d’allure et de composition, mais le résultat en est plus abouti, plus dense. Il y règne davantage de gravité également, malgré le comique et le bouffon de certains épisodes qui semblent renvoyer parfois au grotesque hoffmannesque. Dans un décor à la fois familier et étrange, nous suivons, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, un groupe d’amis qui vont faire l’apprentissage de la vie et de la mort. À travers le destin de Pierangelo, le personnage principal, c’est, selon Gilbert Sigaux, l’histoire « d’une conversion à la mort7 » que nous conte Jean Cassou avec un mélange de mélancolie et d’ironie amère.
Pour écrire Souvenirs de la Terre (1933), Jean Cassou n’hésitera pas à pousser l’onirisme et le merveilleux au noir, jusqu’à atteindre à une forme de fantastique poétique. Classé « roman », cet ouvrage assez court se révèle le dialogue post-mortem du moine Claudius et de la religieuse Claudia. Unis dans un amour d’autant plus frénétique qu’il est demeuré en grande partie inassouvi de leur vivant, ils errent en enfer, soumis aux pires tortures physiques et morales, ne pouvant jamais se séparer ni surtout oublier leurs « souvenirs de la Terre ». Nulle intrigue à proprement parler dans cette œuvre qui n’en est pas moins une des plus passionnantes de son auteur, ne serait-ce qu’à travers l’atmosphère étouffante que Cassou parvient à maintenir jusqu’à la fin de ce voyage infernal. Une expérience qui pourrait, ainsi que le suggère Claudia, n’être tout compte fait que le délire de « deux fous qui s’imaginent qu’ils sont deux âmes8 ».
Une œuvre traduite du réel
Avec des romans postérieurs tels que Les inconnus dans la cave (1933), Les massacres de Paris (1935), ou encore Le centre du monde (1945), il y a sans doute chez Cassou un souci accru d’ancrer son œuvre dans une réalité sociale ou historique qui correspond à son engagement politique à gauche et à son angoisse face à la montée des fascismes en Europe. Qu’il emprunte au réalisme le plus cru, qu’il se fasse l’historien méticuleux de la Commune ou qu’il donne dans la grand roman social des années 1914-1939, notre auteur n’en sacrifie pas pour autant le rêve et la merveille. Même si ces derniers se font plus discrets que par le passé, paraissant en quelque sorte se fondre dans le décor, ils participent d’un climat de mystère et d’ambiguïté qui caractérise de tels livres.
C’est particulièrement sensible dans Le centre du monde, une des œuvres importantes dans la bibliographie de Jean Cassou. Rédigé avant la guerre, mais publié seulement en 1945, ce long roman, qui emprunte ouvertement la voie de la grande fresque sociale, est en quelque sorte hanté par l’irrationnel. Celui-ci est symbolisé au début du livre par la quête obsessionnelle du centre du monde que professe un vieil occultiste au sein d’une petite société secrète fréquentée par la plupart des personnages du roman. Il règne dans cette œuvre une étrangeté diffuse, une impression de rêve éveillé particulièrement prenante, que l’on retrouvera de manière plus apaisée mais non moins profonde dans ce qui peut être considéré comme le testament littéraire de Cassou, Le voisinage des cavernes (1971).
Là encore, il s’agit d’un gros roman, plus touffu encore que Le centre du monde, mais tout aussi savamment orchestré. De manière superficielle, on pourrait y voir une chronique familiale dominée par la figure d’Octave Bridel, humble bourgeois de Paris, orthopédiste de son état, né en 1860 et mort en 1928. C’est sa vie, et celle de sa progéniture, qui nous sont racontées. Mais il faudrait préciser que le lecteur suit également Bridel au-delà de la mort, puisqu’il semble se réincarner ensuite dans un autre personnage, Pierre Caillou, le vagabond, qui mourra décapité pour un crime qu’il n’a pas commis. Plus encore que dans ses autres œuvres, Cassou allie dans ce vaste récit un réalisme minutieux, parfois très âpre, aux caprices de l’imagination et du rêve sans que cela crée le moindre hiatus, le moindre effet de rupture. Qu’il évoque le dialogue d’une enfant avec un mammouth minuscule qui paraît s’être échappé d’une grotte préhistorique, ou qu’il dépeigne les souffrances des soldats sur le front durant la Grande Guerre, Jean Cassou le fait avec le même sens du vécu. Quoi de plus normal, venant d’un écrivain qui, à l’occasion d’entretiens, se dit « profondément réaliste9 » et avoue : « Mes histoires les plus fantastiques et qui ressemblent à des contes sont des histoires vraies et je sais très bien à quelles réalités vécues elles font allusion.[…] Donc tout ce que j’écris, si fantastique cela soit, est traduit du réel10 » ?
1. Alain Bosquet, « Discours de M. Alain Bosquet », Bulletin de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, Bruxelles, T. LXV, no 1, p. 49.
2. Franz Hellens, « Jean Cassou, Éloge de la folie », Le Disque vert, Paris-Bruxelles, no 3, juin 1925, p. 56.
3. Jean Cassou, Éloge de la folie, collection « Edmond Jaloux », Émile-Paul, Paris, 1925, p. 24.
4. Charles Du Bos, « Les harmonies viennoises, par Jean Cassou », La Nouvelle Revue française, Paris, 1er août 1927, no 167, p. 255-257.
5. Sous la dir. de Florence de Lussy, Jean Cassou 1897-1986 : un musée imaginé, catalogue d’exposition, Bibliothèque nationale de France/Centre Georges Pompidou, Paris, 1995, p. 161.
6. Jean Cassou, Les harmonies viennoises, 1926 ; rééd. : Albin Michel, Paris, 1960, p. 117.
7. Gilbert Sigaux, « Préface », in Jean Cassou, La clef des songes, Rencontre, Lausanne, 1964, p. 15.
8. Jean Cassou, Souvenirs de la Terre, Corréa, Paris, 1933, p. 185.
9. Propos de Jean Cassou recueillis dans Marcel Brion, « Rencontre avec Jean Cassou », Les Nouvelles littéraires, Paris, no 1405, jeudi 5 août 1954, p. 1.
10. Jean Cassou, Entretiens avec Jean Rousselot, Albin Michel, Paris, 1965, p. 142-143.
Jean Cassou a publié, entre autres :
Romans : Éloge de la folie, Émile-Paul, 1925 ; Les harmonies viennoises, Émile-Paul, 1926 ; Le pays qui n’est à personne, Émile-Paul, 1928 ; La clef des songes, Émile-Paul, 1929 ; Mémoires de l’ogre, Plon, 1930 ; Comme une grande image, Émile-Paul, 1931 ; Souvenirs de la Terre, Corréa, 1933 ; Les inconnus dans la cave, Gallimard, 1933 ; Les massacres de Paris, Gallimard, 1935 ; Légion, Gallimard, 1939 ; Le centre du monde, Sagittaire, 1945 ; Le bel automne, Julliard, 1950, Le livre de Lazare, Plon, 1955 ; Dernières pensées d’un amoureux, Albin Michel, 1962 ; Le voisinage des cavernes, Albin Michel, 1971 ; Si j’étais un caïd…, Garnier, 1978.
Nouvelles : Sarah, Corréa, 1931 ; De l’étoile au Jardin des Plantes, Gallimard, 1935 ; Les enfants sans âge, Sagittaire, 1946 ; Vie du Morosin, Caractères, 1954 ; Le temps d’aimer, Albin Michel, 1959.
EXTRAITS
Je rôdais dans les galeries du Muséum, m’arrêtant souvent devant la vitrine où reposait, comme une belle pensée enchâssée au fond du cœur, la pierre magique qui rendait la raison. Mais des veines bleues y dessinaient d’horribles et bizarres figures, des profils tourmentés qui se défaisaient d’une façon hallucinante et devant lesquels je demeurais fascinée si longtemps que je ne voyais pas les ténèbres se former autour de moi.
Les harmonies viennoises, p. 162-163.
Est-ce que l’on s’en va raconter tout de go à quelqu’un que l’on connaît si peu ses fantaisies et ses chimères ? Va-t-on lui confesser, ne serait-ce même que ses goûts en musique, j’entends ses goûts profonds, intimes et authentiquement personnels, ses musiciens favoris, ses couleurs favorites, ses parfums, ses auteurs favoris ? Regardez-vous vous-même en face, dites des noms, des noms que vous n’osez vous murmurer à vous-même, à plus forte raison que vous n’oserez prononcer devant une dame à peine connue, devant le journaliste qui vous interviewe, devant le juge d’instruction.
« Le Jour des morts chez les Singes », Le temps d’aimer, p. 118.