La contribution la plus évidente d’Alexandre Vialatte (1901-1971) à l’histoire littéraire consiste à avoir traduit et fait découvrir Franz Kafka au public français. Pourtant, l’homme de lettres auvergnat a laissé une œuvre monumentale – une dizaine de romans, trois recueils de nouvelles et plusieurs centaines de chroniques –, dont l’originalité, la fantaisie et la qualité d’écriture justifient le rapprochement avec des auteurs de la trempe d’E.T.A. Hoffmann, Jules Laforgue et Pierre Mac Orlan.
Depuis une trentaine d’années, des textes jusque-là inédits ou disséminés de Vialatte font périodiquement leur apparition en librairie, pour le plus grand bonheur des adeptes de cet auteur atypique, reconnaissable à sa clausule favorite : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand ».
Un maître de l’abracadabrantesque
S’il reste relativement select, le cercle des admirateurs d’Alexandre Vialatte réunit en revanche des lecteurs transportés de plaisir. On peut penser à Amélie Nothomb, pour qui « [a]ucun auteur n’est allé aussi loin dans l’incongruité pure1 ». Lire Vialatte, selon Pascal Sigoda, permet de « retrouver intact le royaume de l’enfance2 ». C’est dire le charme qui opère parmi les « initiés ». Cette faveur exceptionnelle est cependant l’envers d’une clandestinité dont l’Auvergnat a été, de son vivant, en grande partie l’artisan. Romancier, Vialatte n’a publié que trois romans : Battling le ténébreux, au sous-titre poétique de La mue périlleuse (1928), Le fidèle Berger (1942) et Les fruits du Congo (1956). Ces textes, n’eût été de leur échec commercial (qui déprima leur auteur), auraient amplement suffi à le révéler comme l’un des grands romanciers de son temps. Battling le ténébreux et Les fruits du Congo sont des fables de l’adolescence, dépeinte tel un âge merveilleux et terrifiant au cours duquel la réalité est sans cesse transfigurée par les chimères et les démons du rêve. Plus noir, Le fidèle Berger s’inspire de l’expérience de combattant de Vialatte pour décrire le périple hallucinant d’un brigadier pris dans la tourmente de 1940 et guetté par la folie, l’humiliation et la mort. Outre ces trois titres, Vialatte a relégué aux tiroirs près d’une dizaine d’autres romans, inachevés pour certains (pensons au Fluide rouge), qui ont inspiré à des universitaires de renom, tels Alain Schaffner et Pierre Jourde3, des études devenues des lectures préliminaires à la découverte de l’œuvre vialattienne.
Si Alexandre Vialatte a pu laisser l’impression à ses contemporains d’être peu productif, c’est d’une part parce que son travail d’écrivain a souvent consisté à se mettre au service de l’œuvre d’autrui (outre Kafka, Vialatte a traduit des textes de Friedrich Nietzsche, Gottfried Benn, Bertolt Brecht et bon nombre d’autres). C’est aussi parce qu’il a agi comme billettiste pour différents organes de presse, tels Paris-Match, Le Spectacle du monde, Marie-Claire, et, bien sûr, le quotidien clermontois La Montagne, où il a tenu, pendant deux décennies, une rubrique iconoclaste.
Le « beau sillon folkloristique »
Natif de Magnac-Laval, en Haute-Vienne, Alexandre Vialatte a vécu ses années de jeunesse entre Brive, Toulouse, Le Puy-en-Velay et Ambert. C’est d’ailleurs dans cette commune d’Auvergne que ce fils d’officier s’est lié d’amitié avec les frères Pourrat. Henri, écrivain réputé, devient vite son parrain littéraire. Alors que l’adolescent fréquente un collège jésuite dans le Jura, Pourrat lui communique son amour de la grammaire, du sol auvergnat et d’auteurs fétiches : Heinrich Heine, Rudyard Kipling, Arthur Rimbaud, Paul-Jean Toulet Il encourage le jeune Vialatte à collaborer à la revue estudiantine Le Gay Sçavoir et l’introduit auprès de différents écrivains : Ary et Marius Leblond, Charles Silvestre, Jean Paulhan, parmi bien d’autres. Le cadre provincial où prennent place ces années de formation a son importance dans l’imagination de Vialatte. Son œuvre fait la part belle aux sous-préfectures, aux bourgs et villages de montagnes, ces petites localités où la vie tourne autour des cafés, de la gare, des squares et des commerces. Vialatte entretenait une véritable passion pour ce qu’il appelait « les éléments extravagants » de la province, qu’il s’agisse d’objets hétéroclites et quelconques, pittoresques dans leur insignifiance, ou de personnages singuliers, qui sont des types schématiques et des « hallucinations précises », tel l’affreux Monsieur Panado des Fruits du Congo.
Germanités
Après des études d’allemand à Clermont-Ferrand, Alexandre Vialatte obtient en 1921 un poste de répétiteur à Thiers, puis à Ambert. Jean Paulhan le fait entrer à la Revue rhénane, où il écrit ses premières chroniques. En 1922, il part pour Spire, en Rhénanie-Palatinat, avant de se rendre à Berlin, où il fait son service militaire, d’octobre 1924 à octobre 1925 (il résidera en Allemagne jusqu’en 1928). Ses journées sont mornes. « Berlin vagit sur des airs nationalistes », confie-t-il à Henri Pourrat, tandis qu’il est témoin des événements de la « Germanie quotidienne, l’évacuation à l’ordre du jour des feuilles allemandes, propagande nationaliste au marteau-pilon dans tous les canards ». Le fait marquant de cette période est la découverte de l’œuvre de Franz Kafka. « Alex » est à Mayence en 1924 quand lui parvient un exemplaire de La métamorphose. Il est vite conquis par l’art étrange qu’a l’auteur tchèque de laisser l’ambiguïté s’immiscer partout, en entremêlant l’ironie et l’angoisse. À défaut de pouvoir rencontrer Kafka, qui vient de mourir dans un sanatorium près de Vienne, Vialatte va passer pas moins de trente ans à traduire et à commenter son œuvre. Pourtant, Kafka n’est pas à proprement parler un modèle d’écriture pour Vialatte. Découverts plus tôt, Adelbert von Chamisso, Guillaume Apollinaire et Alfred Jarry peuvent davantage prétendre à ce titre, de même que Pourrat, et Alain-Fournier, qui exerça sur l’auteur de Camille et les grands hommes un attrait tout particulier. « [Il] a dû lui-même en baver longtemps avant de trouver l’affabulation du G[rand] M[eaulnes], note Vialatte à son sujet. C’est une chose qu’un type réussit une fois tous les (tous les combien ?). »
À son retour d’Allemagne, Alexandre s’installe à Firminy, en Haute-Loire, avant de retourner à Clermont-Ferrand. En 1929, il épouse Hélène Gros-Coissy, une séduisante brunette de cinq ans son aînée. Lauréate de l’École des Surintendants, elle a mis sur pied, en 1928, le service social des usines Michelin. Le couple aura un fils, le « petit Pierre ». En 1934, les Vialatte vivent à Paris, dans le XIIIe arrondissement, mais Alexandre effectue de fréquents séjours à Ambert. Il fait paraître La Basse Auvergne en 1936, suivie, en 1937, du recueil de nouvelles Badonce et les créatures. De 1937 à 1939, il enseigne au lycée franco-égyptien d’Héliopolis, au Caire. Puis éclate la guerre, une seconde fois. Mobilisé en 1940, Vialatte passe neuf mois dans un village près de Belfort. Deux incidents assombrissent cette période : sa jument lui crève un œil, puis il est fait prisonnier et tombe dans un grave désarroi, au point de développer des hallucinations. Il est alors envoyé à l’hôpital psychiatrique de Saint-Ylie. Aussitôt sorti, il met à profit son passage à Saint-Amand-Roche-Savine, près d’Ambert, pour reprendre goût à la vie et décrire son expérience de la guerre. Il met quarante jours à rédiger Le fidèle Berger, accueilli par Paulhan comme « un Werther où chaque Français se reconnaîtra ».
Écrire la quintessence
Alexandre Vialatte travaille ensuite comme rédacteur à la Radio de Vichy, « jusqu’au moment où ça devient indécent ». En 1945, il est correspondant en Allemagne pour le journal L’Époque. En 1949, il rend compte des procès des criminels de guerre. Il publie deux ans plus tard Les fruits du Congo, récompensé par le prix international du roman de langue française Charles-Veillon ; quelque vingt ans plus tôt, Battling le ténébreux lui avait valu le prestigieux prix Blumenthal. En 1957, il participe au Roman des Douze, aux côtés de Jules Romains, Louise de Vilmorin, Pierre Bost, Paul Vialar et quelques autres. L’idée est originale : douze auteurs assument chacun un chapitre de ce roman qui se lit comme un exercice de style, proche du pastiche, mais aussi comme un trépidant polar. Seul le premier chapitre porte une signature (celle de Romains) ; il appartient aux lecteurs de parier sur l’identité des auteurs des chapitres suivants.
Alexandre Vialatte délaisse pourtant la fiction en 1952 au profit de la chronique, un genre dans lequel il est passé maître. Il signe des billets pour des publications très diverses, de la NRF à la revue Arts et métiers. Pour Marie-Claire, il rédige un almanach, qui exige de lui un travail colossal. Pour Paris-Match, il s’occupe du courrier des lecteurs, jusqu’à ce qu’il en soit déchargé, après avoir répondu à une lectrice : « La femme vaniteuse ressemble à la grenouille parée de plumes de bSuf ! » De décembre 1952 à avril 1971, il assure dans La Montagne, le « grand régional des gauches », une chronique hebdomadaire, haute en couleur, qui passe aujourd’hui pour le tronçon le plus marquant de son œuvre d’écrivain. La chronique est, sans conteste, la grande affaire de Vialatte. Pour lui, ce que l’on retient d’un roman peut tenir en deux pages ; c’est dire la supériorité de la forme « ramassée ». La chronique est une « quintessence », et les contraintes de précision et de l’ellipse, loin de lui peser, ont exercé sur lui un inépuisable attrait. Comme chroniqueur, Vialatte prenait plaisir à traiter de tous les sujets : la philosophie, la faune et la flore, l’astrologie, la géographie, les beaux-arts et la vie littéraire, par exemple. En matière de politique, il préférait rester allusif, à une exception près, lors de la guerre d’Algérie. Entre 1960 et 1963, deux de ses chroniques ont été refusées par la direction de La Montagne en raison de leur caractère engagé.
Quatre ans après la disparition de sa femme, survenue en décembre 1962, Alexandre Vialatte emménage dans un appartement du XIVe arrondissement, sans jamais déballer ses cartons. Les seuls objets préservés du désordre régnant sont des piles de livres et un assortiment de fétiches, parmi lesquels se trouvent un bonhomme offert par Paulhan, une trompe de chasse en cuivre, les ânes de Lambert-Rucki et L’Âme du Morvan de Dubuffet. Le 3 mai 1971, Vialatte s’éteint à l’hôpital Necker de Paris, dans une indifférence presque complète. Il aura usé de sa plume jusqu’aux tout derniers instants de sa vie, laissant inachevée, la veille de sa mort, une chronique destinée à La Montagne. Jean Dutourd, dans un article intitulé « Cher Vialatte », rapporte qu’il a été enterré à petit bruit, comme Stendhal, Flaubert et Gobineau. Connaîtra-t-il un jour le rayonnement des deux premiers ?
1. Amélie Nothomb, « [Ambert] », Les dossiers H : Alexandre Vialatte, L’âge d’homme, Lausanne, 1997, p. 26.
2. Pascal Sigoda, « L’archéologie du frivole et la cruauté mélancolique », Les dossiers H : Alexandre Vialatte, p. 7.
3. Voir Alain Schaffner, Le porte-plume souvenir, Alexandre Vialatte romancier, 2001 et Pierre Jourde, L’opérette métaphysique d’Alexandre Vialatte, 1996, ouvrages tous deux publiés chez l’éditeur parisien Honoré Champion.
Œuvres d’Alexandre Vialatte :
Romans : Battling le ténébreux ou la mue périlleuse, Gallimard, 1928 ; Le fidèle Berger, Gallimard, 1942 ; Les fruits du Congo, Gallimard, 1951 ; La maison du joueur de flûte, Arléa, 1986 ; La dame du Job, Arléa 1987 ; Le fluide rouge, Le Dilettante, 1990 ; Salomé, Les Belles Lettres, 1992 ; Camille et les grands hommes, Les Belles Lettres, 1994 ; La complainte des enfants frivoles, Le Dilettante, 1999 ; Les amants de Mata-Hari, Le Dilettante, 2005.
Nouvelles : Badonce et les créatures, La Cigale, 1937 ; L’auberge de Jérusalem, Le Dilettante, 1986 ; La maison de M. Inhaber, Le Serpent à Plumes, 1989.
Chroniques : Dernières nouvelles de l’homme, Julliard, 1978 ; Et c’est ainsi qu’Allah est grand, Julliard, 1979 ; L’éléphant est irréfutable, Julliard, 1980 ; Almanach des quatre saisons, Julliard, 1981 ; Antiquité du grand chosier, Julliard, 1984 ; Bananes de Königsberg, Julliard, 1985 ; La porte de Bath-Rabbin, Julliard, 1986 ; Éloge du homard et autres insectes utiles, Julliard, 1987 ; Les champignons du détroit de Behring, Julliard, 1989 ; Chroniques des grands micmacs, Julliard, 1989 ; Profitons de l’ornithorynque, Julliard, 1991 ; Chronique des immenses possibilités, Julliard, 1993 ; Pas de H pour Natalie, Julliard, 1995 ; Chroniques de La Montagne, 1952-1971, deux tomes, Robert Laffont, 2000 ; Chroniques des Arts Ménagers, Au Signe de la Licorne, 2001.
Essais sur Franz Kafka : Mon Kafka, Ambre, 2002 ; Kafka ou l’innocence diabolique, Les Belles Lettres, 1998.
EXTRAITS
Une enfance sans grenier est comme un cheval sans ailes.
Quoi de neuf ? Vialatte !, p. 98.
Ce que je voudrais faire, et j’aimerais que tu y penses si la chose te plaisait, ce serait une chose auvergnate et folle avec un solide paysage de province pour décor ; une chose qui tiendrait de Hoffmann, d’Apollinaire et d’Henri Pourrat : tu vois ça de ta fenêtre. Avec un monde impossible[,] des personnages quasi-mythologiques : le fils de la montagne, le vieux gentleman de la vallée, le bon métayer, le répétiteur romantique, des marionnettes, qui danseraient sur un air de chanson populaire, dans une bonne odeur de folklore ; une recette des finances qui aurait une tour à créneaux, et le receveur sentimental monterait pour agiter son mouchoir ; on pourrait importer de Suède un professeur phrénologue ou swedenborgien, de ces types qui écrivent à la fois une Histoire du sentiment religieux depuis la fondation de Rome et un film pédagogique, qui font des conférences à Berlin[,] des reportages au Thibet [sic] et sont nommés professeurs de « Conception Mondiale ».
Lettres de Rhénanie II, p. 148.
Ce qui me passionne dans la province ce sont ces éléments extravagants qui s’y font remarquer parce qu’ils sont moins courants que dans les capitales mais qui y abondent quand même sans qu’on les remarque d’ordinaire : cette sœur Cubaine [sic] qui a vécu 17 révolutions et finit en fânant [sic] les foins dans une prairie livradoise (incohérent !) ; ou ces Lapons (savais-tu ça ?) qui vécurent prisonniers au collège de Thiers, et y célébrèrent un mariage : c’est vrai : c’était toute une bande de phénomènes forains, des nains de Laponie, sujets allemands, qu’on interna au collège de Thiers à la déclaration de guerre […].
Lettres de Rhénanie II, p. 150.
L’espace fleurit autour de Dubuffet comme les hauts plateaux du Mexique ; il s’emplit sous ses doigts habiles de végétations inspirées – cactus lyriques et mains de gloires –, de salsifis métaphysiques et de carottes à cinq doigts. Ce sont ce qu’il appelle des statues. […] Son atelier est un musée de l’extra-humain. Tout ça est sorti d’on ne sait quoi d’intermédiaire entre les ténèbres de l’homme et le gémissement du terrain vague. C’est la voix d’une chose informe et souterraine qui hurle au fond de l’humanité (dans sa cave et au-delà de sa cave), d’on ne sait quoi de plus profond encore, de plus englouti, de plus coincé, de plus enkysté, soudain libéré par des mains qui l’arrachent comme une dent de sagesse, comme une racine qu’on va chercher en se grattant avec tous les ongles, et ça vient comme ça peut, couvert d’égratignures, de bleus, de noirs, ça se déplie et ça hurle. C’est du ratatiné qui se déplisse en piaulant.
Correspondances, Lettres, dessins et autres cocasseries, p. 79.
J’aime Dubuffet parce qu’il est l’homme d’un paradoxe : « Il faut, dit-il, peindre comme tout le monde » et comme il ne peint comme personne, il dit : « Je suis le seul à peindre comme tout le monde. » C’est son impasse et son drame profond.
J’aime Dubuffet parce que ses toiles mélangent l’humour à une confiture de possibles, une apocalypse de formes, un grouillement de choses incroyables, dérisoires et contradictoires, un opéra de ville engloutie. […] J’aime Dubuffet parce que son humour se détache sur du cataclysme. Il aura été certainement l’épisode le plus violent d’une époque de la peinture.
Correspondances, Lettres, dessins et autres cocasseries, p. 97.