Romancier de l’entre-deux-guerres, Pierre Bost (1901-1975) a participé avec brio, dans le sillage de la voie ouverte par Marcel Proust, au renouvellement de la forme romanesque.
Son œuvre, qui se compose d’une dizaine de romans, de quatre recueils de nouvelles et d’ouvrages divers, a été publiée, chez Gallimard, essentiellement entre 1923 et 1935 ; trois derniers titres (deux romans et des notes alors qu’il était prisonnier des Allemands) paraissent en 1945. Cette œuvre de première force est curieusement absente des histoires de la littérature.
Pierre Bost a écrit son premier texte à 22 ans : À la porte, publié en 1926 dans une nouvelle collection dont le projet, dirigé par Louis Martin-Chauffier, était de réunir une trentaine d’essais autour de « la connaissance de l’homme ». Martin-Chauffier décrivait ainsi, dans la suite de la crise du roman qui avait mobilisé nombre d’écrivains depuis les années 1880 et que Michel Raimond a relaté dans un ouvrage de référence1, le rôle du romancier moderne : « L’objet que nous nous proposons ici est la connaissance de l’homme. […] La complexité vivante des caractères, le secret des alliances et des échanges intérieurs, ces jeux qui n’échappent pas à la logique et à l’ordre, mais dont la logique et l’ordre nous échappent, sont trop subtils et nombreux pour être enclos dans une formule magistrale ; ils se laissent deviner par une imagination sensible et déliée plutôt que déduire par raisonnement2 ». Le critique fait la promotion d’une sensibilité littéraire qui conduise à un renouvellement complet du roman psychologique. Si la manière d’appréhender l’être humain s’était profondément modifiée, il fallait forcément que les formes romanesques évoluent elles aussi pour traduire cette nouvelle réalité subjective. Proust en avait donné, à partir de la publication de Du côté de chez Swann (1913), un brillant exemple. C’est dans cette veine que Pierre Bost devait publier ses ouvrages.
Proust a été, pour Pierre Bost comme pour bon nombre d’écrivains du XXe siècle, une révélation. Parmi d’autres témoignages sur Proust, retenons celui-ci : « Je ne suis aucunement son disciple et n’ai jamais cherché à l’imiter. Mais il m’a donné une révélation. J’ai senti en le lisant que la recherche à laquelle il se livrait, cet inventaire psychologique à la fois si menu et si profond, était, pour tout ce qui touche à la peinture des mSurs, l’essentiel du roman3 ». Ce qui compte, dans cette citation, c’est essentiellement le « je n’ai pas cherché à l’imiter » ; car de fait, et c’est là forcément la marque d’un grand romancier, l’écriture de Pierre Bost développe sa propre recherche stylistique et psychologique. L’écrivain apparaît suffisamment doué pour construire son originalité et donner à son œuvre une autonomie de premier plan. Comme le notait avec justesse un critique de l’époque, si Pierre Bost est « habile à traduire, dans un style clair et net, ces mille petites pulsations de l’âme passionnée », « il faut moins y voir influence vraie [de Proust] qu’expressions identiques4 ».
Cette maîtrise de l’écriture est visible dès les textes de jeunesse de l’auteur. De son roman Homicide par imprudence (1924), on a pu dire, par exemple, qu’il était « le premier livre d’une vocation qui paraît incontestable ». « L’auteur se donne la joie de découvrir chaque sentiment et nous le peint comme s’il l’éprouvait pour la première fois. » Il « apporte par surcroît tant de nouveau sur des régions du cœur où il reste beaucoup à découvrir. Je pense surtout à ces états de demi-conscience amoureuse, d’autant plus difficiles à peindre qu’ils se modifient à chaque instant5 », écrit Bernard Barbey. Dans Prétextat (1925), Pierre Bost « procède par petites touches, par l’accumulation de détails ingénieux, de remarques pleines de justesse et d’originalité6 », tandis que Crise de croissance (1926) apparaît comme « une très fine et très vivante étude psychologique7 ». Bref, le « grand mérite » du romancier, « c’est de nous montrer [dans Faillite, 1928] toujours les gestes de tel ou tel personnage en même temps que sa psychologie8 », ce qui fait que, dans Le scandale (1931), « les caractères sont fidèlement observés9 ».
On voit que la critique de l’époque a été assez unanime pour saluer là un talent rare. Aujourd’hui, il faut reconnaître que la qualité du regard entomologiste de Pierre Bost n’a pas pris une ride, sans doute parce que cette écriture n’est pas figée et qu’elle est bien loin de la recette que l’auteur se serait contenté d’appliquer. Pierre Bost est trop romancier dans l’âme, il sait adapter l’écriture à ses personnages, faire évoluer son écriture en fonction du tempérament de ses personnages et de leur classe sociale, et évite habilement de s’enfermer dans une « manière ». Entre le Bost d’Homicide par imprudence, roman au « je », dont le style relève d’un classicisme modéré et l’ambiance rappelle parfois les Scènes de la vie de bohème de Henri Murger, et celui de Porte-Malheur (1932), roman qui s’inscrit nettement dans la mouvance populiste des années 1930, le romancier montre brillamment qu’il peut « faire du Bost » dans des contextes littéraires très différents.
La souffrance amoureuse
Un thème apparaît néanmoins au cœur de l’œuvre ; l’amour, plus particulièrement l’idée selon laquelle l’amour est toujours l’objet d’un enjeu qui fatalement finit par faire souffrir le prétendant qui est exclu. La plupart des romans de Pierre Bost relèvent, de quelque manière, de ce qu’il conviendrait d’appeler un roman d’apprentissage de la souffrance plutôt qu’un roman d’éducation sentimentale. Dans le récit À la porte, le héros se trouve écarté par un tiers amoureux. Dans Homicide par imprudence, c’est l’inverse : après avoir laissé un autre homme prendre les devants auprès de celle qu’il aime, le héros revient la lui ravir, ce qui provoque le suicide de celui qui est rejeté (d’où le titre du roman). Dans Le scandale, épais roman de quatre cents pages qui s’est mérité, en 1931, le Prix Interalié, à la fois efficace tableau d’époque et brillant clin d’œil aux Illusions perdues d’Honoré de Balzac, Simon Joyeuse comprend qu’il réussira mieux dans la vie en séduisant la femme d’un collègue journaliste.
Ce roman raconte principalement l’amitié entre deux étudiants qui rapidement choisissent de délaisser leurs études pour tenter de gagner leur vie. Pierre Silvanès a décroché un poste de secrétaire de rédaction, tandis que Simon est longtemps tiraillé entre le désir d’imiter son ami et de poursuivre ses études pour faire plaisir à ses parents, qui le financent. À vrai dire, Simon, sans le savoir, prend toutes ses décisions en fonction de Pierre, voire contre son ami. Tout le talent de l’écrivain est de suggérer cet état des choses sans que Simon lui-même soit tout à fait conscient des motifs qui le font agir. À la fin, il va, malgré lui, être en partie responsable de la mort subite de son ami, l’auteur réinvestissant ici l’idée de « l’homicide par imprudence » qu’il avait développée huit ans plus tôt, la contextualisant cette fois-ci dans un autre cadre romanesque et sous la forme du « scandale » (« Malheur à l’homme par qui le scandale arrive »).
Autre roman exceptionnel, Faillite (1928) raconte la lente déchéance professionnelle de Brugnon à la suite d’une peine d’amour, ce qui le rapproche d’un roman qu’Emmanuel Bove (un proche ami de Pierre Bost) faisait paraître la même année, L’amour de Pierre Neuhart. Depuis qu’il est enfant, Brugnon a été élevé dans le culte du travail par son père, qui a fondé une entreprise ; à quarante ans, ayant succédé à son père, Brugnon veut faire de son entreprise la première de France. Cousin des héros « pressés » de Paul Morand, Brugnon ne cesse jamais de s’activer et refuse de prendre des vacances. Si tout va bien professionnellement, en revanche Simone, qu’il fréquente depuis plusieurs années, se refuse à lui ; une nuit, après une soirée dans une boîte, Simone accepte de monter chez Brugnon, mais ils échouent lamentablement à « se saisir ». Ainsi Pierre Bost développe progressivement une faille dans la vie de Brugnon, qui a toujours cru à tort qu’il maîtrisait sa vie parce qu’il réussissait en affaires. Cette faille s’agrandit le jour où Brugnon, un peu par jeu, se prend d’intérêt pour une nouvelle dactylographe, Florence. Régulièrement, Brugnon et Florence dînent ensemble, puis il en devient profondément amoureux ; son sentiment est d’autant stimulé que Florence ne partage pas son amour. Alors Brugnon délaisse peu à peu son entreprise, témoin impuissant et lucide du mal intérieur qui le ronge et qui va le ruiner. Impitoyable, le romancier construit lentement la déchéance du héros, nous la rendant sans qu’il y paraisse dans sa plus fine vérité psychologique. Il y a dans cette écriture quelque chose d’implacable qui donne froid dans le dos, mais qui rend le récit profondément émouvant. « Jeter l’amour par-dessus bord s’il est trop lourd ? Mais qui consentira jamais à se défaire de son amour ?10 » désespère Brugnon. Il fait ainsi la découverte qui avait ébranlé le jeune narrateur du premier récit de Pierre Bost, À la porte, à savoir que l’amour n’est pas un esclavage, comme on le croit, mais plutôt qu’il nous rend esclave de nous-même, puisqu’il ne vit que par notre souffrance.
Une nouvelle vie
En 1940, Pierre Bost est fait prisonnier par les Allemands. Un an plus tard, il revient en France et participe à la Résistance, s’activant vraisemblablement auprès de son frère, le pasteur Jacques Bost, dans la région lyonnaise. Dans ces années difficiles, il fait ses adieux à la littérature en publiant en 1945 Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, admirable roman impressionniste, rempli d’émotion, que Bertrand Tavernier, quarante ans plus tard, adaptera au cinéma sous le titre d’Un après-midi à la campagne (1984). Depuis quelque temps, Pierre Bost se consacrait au cinéma, qui dorénavant occupera l’essentiel de sa vie. En 1938, il a écrit les dialogues pour un film avec Fernandel, Les héritiers de Montdésir. À partir des années 1940, tout en étant dialoguiste, il travaille comme scénariste en collaboration avec Jean Aurenche. On peut dire que l’homme commence, dans ces années de la Libération, une nouvelle vie. Avec Aurenche, il signera une cinquantaine de scénarios pour les plus grands réalisateurs de ce que l’on nomma la « Qualité française », principalement Claude Autant-Lara, René Clément, Jean Delannoy. Leur collaboration s’arrêtera à la mort de Pierre Bost, un an après avoir fait le scénario du premier film de Bertrand Tavernier, L’horloger de Saint-Paul (1974).
Mais au moment où Pierre Bost décédait, l’œuvre était morte depuis déjà longtemps. On ne peut pas dire qu’elle ait seulement survécu à la Deuxième Guerre mondiale, l’existentialisme l’enterrant – comme la nouvelle vague allait, dans les années 1960, enterrer son travail de scénariste. Il n’y eut jamais de rééditions de ses textes, ce qui relève carrément du scandale, pour reprendre le titre de son roman le plus ambitieux. Il est vrai que lui-même n’a rien fait, dans les trente dernières années de sa vie, pour rappeler l’écrivain qu’il avait été. S’il avait continué d’écrire, il est fort possible qu’aujourd’hui nous le lirions encore, du moins certains titres. Pierre Bost serait probablement un nom comme ceux de Paul Morand, de Louis Guilloux ou de Blaise Cendrars, des contemporains dont on connaît quelques titres et qui, s’ils n’ont jamais été complètement oubliés, profitent actuellement d’une deuxième vie amplement méritée. Il y a pareillement des titres de Pierre Bost qu’il faudrait exhumer, d’abord pour notre plus grand plaisir de lecture, car il y a souvent là des pages magnifiques, et puis parce que ce ne serait que justice, puisqu’il est une référence insoupçonnée dans le développement du roman psychologique français et que très, très rares sont les romanciers de l’entre-deux-guerres qui savaient maîtriser à ce point l’art du dialogue, par exemple. Il ne s’agit que de lire les conversations entre Simon Joyeuse et Pierre Silvanès dans Le scandale ou encore l’émouvant témoignage de Simone à Florence dans Faillite
Pierre Bost n’était pas dupe des coulisses institutionnelles qui décident de la façon dont s’écrira l’histoire de la littérature. Et l’injustice littéraire le révoltait. Il ne pouvait avoir, dans ces conditions, aucune idée du sort qui allait être fait à son œuvre. Dans la préface à son récit À la porte, il écrivait : « Je sais : sur cent noms que nous entendons aujourd’hui, quels dix, quels cinq, dans cent ans seront encore sur les rayons de ceux qui lisent ? » Je voudrais faire le pari que dans quelques années nous trouverons, entre Yves Bonnefoy et Emmanuel Bove sur les rayons, du Pierre Bost.
1. Michel Raimond, La crise du roman, Des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966.
2. Louis Martin-Chauffier, « Introduction générale au Conciliabule des Trente », dans Pierre Bost, À la porte, Au Sans pareil, Paris, 1926, p. 4-5.
3. Robert Bourget-Pailleron, « La nouvelle équipe. Pierre Bost », Revue des deux mondes, 1er février 1934, p. 616.
4. Pierre Humbourg, « À la porte », Les Nouvelles littéraires, 30 avril 1927, p. 3.
5. Bernard Barbey, « Homicide par imprudence », La Revue hebdomadaire, janvier 1925, p. 243-245.
6. Georges Charensol, « Prétextat », Les Nouvelles littéraires, 6 février 1926, p. 3.
7. John Carpentier, « Crise de croissance », Mercure de France, 1er février 1927, p. 670.
8. Robert de Saint-Jean, « Faillite », La Revue hebdomadaire, 21 juillet 1928, p. 226.
9. Pierre Rossillion, « Le scandale », Le Divan, vol. XIX, 1931, p. 373.
10. Pierre Bost, Faillite, Gallimard, Paris, 1928, p. 244.
Œuvres de Pierre Bost :
L’imbécile, théâtre, Gallimard, 1923 ; Homicide par imprudence, roman, De la Société Fast, 1924 ; Hercule et Mademoiselle, Nouvelles, Gallimard, 1924 ; Prétextat, roman, Gallimard, 1925 ; Crise de croissance, roman, Gallimard, 1926 ; Voyage de l’esclave, Chez Marcelle Lesage, 1926 ; À la porte, essai, Au sans pareil, 1927 ; Faillite, roman, Gallimard, 1928 ; La passion et la mort de Jeanne d’Arc, d’après le film de Dreyer, Gallimard, 1928 ; Mesdames et messieurs, roman humoristique, Édition Nouvelle Revue critique, 1930 ; Anaïs, nouvelles, Gallimard, 1930 ; Briançon, avec dix aquarelles de Mme Edmond Bost, Grenoble, Dardelet, 1930 ; Photographies modernes, présentées par Pierre Bost, Calavas, 1930 ; Le scandale, roman, Gallimard, 1931 ; Le cirque et le music-hall, Au sans pareil, 1931 ; Mazel, Abraham, et Marion, Élie. – Mémoires inédits, Fi., 1931 ; Faux numéros, nouvelles, Gallimard, 1932 ; Porte-Malheur, roman, Gallimard, 1932 ; Un grand personnage, nouvelles, Gallimard, 1935 ; Homicide par imprudence, roman, Gallimard, 1936 ; Un an dans le tiroir, notes, Gallimard, 1945 ; La haute fourche, sous le pseudonyme de Vivarais, récit, Minuit, 1945 ; Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, roman, Gallimard, 1945.