Raymond Guérin est né à Paris le 2 août 1905. C’est autour de sa vingtième année qu’il découvre le théâtre, devient un lecteur boulimique, s’essaye à l’écriture en fondant, en 1927, La Revue libre à laquelle collaborent, entre autres, Samuel Clerc, Maurice Fombeure, Louis Émié. Installé à Bordeaux, où son père a ouvert un cabinet d’assurances, il concilie deux activités : l’une, que la Seconde Guerre mondiale interrompra momentanément, consacrée à l’affaire familiale, l’autre, dont la mort seule aura raison, vouée à la littérature.
À la fois victime des préjugés de son milieu, cette bourgeoisie bordelaise évoquée par François Mauriac, et de ses complexes d’autodidacte, Guérin fait ses « gammes » pendant une dizaine d’années et publie, à 30 ans, son premier roman, Zobain (1936), chez Gallimard. Ses parrains étaient Jean Grenier, Marcel Arland et Jean Paulhan, l’ouvrage fut bien accueilli et toutes les conditions semblaient alors réunies pour favoriser une carrière d’auteur provincial fort tranquille. Seulement Guérin devait s’avérer l’homme des ruptures, subies ou volontaires. Il y eut, en premier lieu, la guerre et la captivité en Allemagne pendant cinq ans : en tant que sous-officier, et conformément à la Convention de Genève, il refusa le travail en kommando, subissant ainsi les privations et les humiliations infligées aux « réfractaires ». Et réfractaire, il le devint au sens moral du terme, tournant en dérision toute autorité, toute valeur consacrée, toute forme d’idéal factice dans ces milliers de pages écrites au stalag et dont allait naître l’essentiel de son œuvre. Une autre rupture, plus pertinente sur le plan littéraire, résulte du dessein que Guérin forgea par son écriture, en se faisant l’artisan d’une poétique de la disparate. Dès 1941, Quand vient la fin, le second roman, marquait un net contraste avec Zobain et, après la guerre, de 1946 à 1953, en une dizaine de titres, devait être adopté un parti pris caméléonesque : précipiter le lecteur d’un registre soutenu à un registre insoutenable, du lyrisme exalté à l’atroce réalisme, de l’émotion la plus délicate au grotesque le plus appuyé. Entonnée le plus souvent au sein d’un même ouvrage, cette polyphonie n’a pas manqué de dérouter critique et public, trop habitués aux factures homogènes, trop frileux également sous le souffle d’un cynisme ouvertement proclamé. Épris d’authenticité, Guérin a fustigé ses contemporains, traqué toutes les compromissions, crevé toutes les baudruches, sans égard aucun pour la bienséance. Il devait mourir à 50 ans, le 12 septembre 1955, des suites d’une pleurésie, après avoir éprouvé l’amertume de voir Les poulpes, son chef-d’œuvre, travaillé et retravaillé douze années durant, se vendre, en tout et pour tout, à 1 500 exemplaires…
Cette amertume, on la ressent dans les dix articles1 que Guérin a donnés à La Parisienne de Jacques Laurent, d’octobre 1953 à juillet 1954, où il tenait la rubrique littéraire : il y fustigeait les prix décernés par les cénacles parisiens, la politique éditoriale soucieuse des seuls profits économiques, ses confrères cédant aux sirènes d’un succès facile et rentable. Les « vrais » écrivains, Guérin a su pour autant les reconnaître et les louer sans jalousie, les consacrés, certes, mais surtout les débutants : pour ces derniers, au moins, les chroniques de Guérin valent d’être lues car on y constate que notre auteur avait su déceler, notamment, le talent de Sarraute, de Duras, de Beckett ou de Blanchot…
L’insuccès d’une œuvre est difficilement explicable et l’histoire littéraire montre qu’aucune loi ne s’applique à forger la notoriété d’un écrivain. Les romans de Raymond Guérin n’ont pas, du vivant de leur auteur, rencontré de très nombreux lecteurs, ils continuent, quelque 50 ans après sa mort, de connaître une diffusion confidentielle. Certes, ces deux dernières décennies ont pu manifester un regain d’intérêt pour des écrivains « oubliés » des années 1930 à 1950, tels Emmanuel Bove, Henri Calet ou Paul Gadenne, grâce à certains éditeurs ou au travail patient de quelques universitaires2; on ne saurait pourtant espérer que ces romanciers, pas plus que Guérin, parviennent jamais à une véritable gloire posthume. Mais tant que leurs textes vivront, leur discret cheminement les fera d’autant mieux distinguer dans le flux des grands mouvements qui, naguère comme aujourd’hui, semblent les avoir occultés. Si l’existentialisme ou le nouveau roman, chacun à leur mesure, caractérisent la période qui nous occupe, l’œuvre de Raymond Guérin ne peut que nous retenir par sa singularité, lui qui se voulait hors normes et hors mode, absolument hostile à toute classification. Si cette œuvre est ce que son auteur a désiré qu’elle fût, si, par son travail, il lui a donné la forme qu’il souhaitait, ainsi créée elle est réussie et parler d’échec relèverait alors seulement du commerce, non de l’art.
Telle qu’elle se présente dans les volumes publiés chez Gallimard, l’œuvre de Raymond Guérin se répartit en trois grandes rubriques, « Confessions », « Fictions », « Mythes ». Dans la première figurent les deux premiers titres publiés, Zobain (Sa correspondance) et Quand vient la fin, ainsi que La tête vide ; Zobain est un roman par lettres, narrant l’échec d’un jeune couple, qui ne vaut, en fait, que comme preuve de l’habileté de l’auteur à manier cette technique épistolaire que l’on retrouvera, associée à d’autres, dans Parmi tant d’autres feux… et La tête vide. Quand vient la fin est autrement plus saisissant, par le récit impitoyable qu’il propose de la maladie et de l’agonie du père du narrateur, victime d’un cancer, après que sa vie d’homme actif, autoritaire et égoïste eut été retracée : ce livre a suscité des attitudes très contrastées, les unes sensibles à sa force stylistique, comme en témoigne Simone de Beauvoir dans La force de l’âge, les autres horrifiées par la crudité des descriptions. Et l’on peut noter que les détracteurs ont utilisé les mêmes formules de dégoût que pour La nausée de Sartre, sans plus de perspicacité littéraire… Dans la rubrique « Fictions », c’est le cœur même de l’œuvre de Guérin que l’on découvre avec L’apprenti (1946), Parmi tant d’autres feux… (1949) et Les poulpes (1953) ; ce cycle, intitulé Ébauche d’une Mythologie de la Réalité, fonctionne comme un vaste roman d’initiation (près de 2 000 pages en tout) au cours duquel le héros « Monsieur Hermès », devenant « Le Grand Dab » dans Les poulpes, fait d’abord l’apprentissage de la vie professionnelle comme garçon de restaurant et d’étage dans un grand hôtel parisien, puis de la vie conjugale, enfin de la dure condition de prisonnier, au pays des Barbares. Le projet de Guérin était de compléter cet ensemble par deux volumes, celui du retour de son héros à la vie civile, retour de captivité seulement esquissé à la fin des Poulpes – mais magistralement évoqué par Georges Hyvernaud dans La peau et les os3 – et celui du retour à la vie saine, après l’épreuve infligée par la maladie : la mort en a décidé autrement et, de l’ultime expérience de l’écrivain, nous n’avons pu recueillir que Le pus de la plaie, ce « journal de maladie » posthume qui fait sinistrement écho à Quand vient la fin.
Le charme de L’apprenti tient, au-delà de son humour corrosif quant au personnel et à la clientèle des palaces internationaux, à la recréation de la société parisienne de l’entre-deux-guerres, aussi bien dans ses beaux quartiers que dans ses milieux populaires, par la reprise que Guérin y fait des expressions familières, des airs à la mode, des slogans publicitaires ou radiophoniques ou, sous forme parodique, des lectures qui meublent les rares loisirs de Monsieur Hermès. Lequel cède, et c’est ce qui provoqua une manière de scandale à la sortie du roman, à de troubles penchants onanistes ; mais cet aspect a tellement caché, aux yeux de la critique, le réel intérêt du roman qu’il est inutile d’y insister. Disons que Guérin a voulu montrer, au grand dam des bien-pensants de son temps, que la pratique solitaire est une étape obligée de l’initiation amoureuse et que la sexualité de l’individu réputé le plus normal est, en vérité, fort complexe. Le titre envisagé, à l’origine, était L’apprenti psychologue.
Si, malgré des qualités littéraires incontestables, Parmi tant d’autres feux… est le titre le moins attachant de la trilogie, il conduit logiquement4 le lecteur à ce superbe et insolite récit qu’est Les poulpes, rapporté des 43 mois que l’écrivain avait passés derrière les barbelés. C’est sans conteste dans cet ouvrage à la fois d’un fort comique et d’un tragique désespérant que Guérin a donné l’entière mesure de son talent, s’élevant à un art que l’on a pu comparer à celui de Céline : il est vrai que le texte de ce roman de la déréliction met en scène tous les registres lexicaux, absolument tous les langages, qu’ils soient empruntés à la conversation la plus quotidienne ou aux plus belles pages de la littérature classique, l’écrivain ayant convoqué, encore plus que dans L’apprenti, aussi bien sa connaissance des milieux sociaux que son étonnante culture livresque. La captivité y est vue sous le signe d’un apocalyptique et dérisoire carnaval, esthétiquement proche des théories de Bakhtine sur l’art du roman. C’est vrai qu’il y a du Céline en Guérin, même s’il n’appréciait pas ce rapprochement, il y a aussi, peut-être surtout, du Rabelais dans le goût de la dérision et de la parodie, de l’invention verbale et du réalisme fantastique.
Dans les « Mythes » figurent deux titres seulement, un roman, La confession de Diogène (1947), et une pièce de théâtre, Empédocle (1950), leur parenté tenant au choix, pour héros, de deux philosophes grecs ; cela ne va guère plus loin car, si le récit de Diogène illustre le Cynisme en tant que pensée tutélaire de l’inspiration guérinienne, le drame d’Empédocle s’intègre mal à l’ensemble de l’œuvre : remarquablement souple et habile dans l’invention du texte romanesque, l’auteur aux multiples registres a échoué là où triomphaient Giraudoux, Sartre et Camus. Mais c’est bien, et fortement, par La confession de Diogène que se saisit l’unité du projet de Guérin dans sa pluralité : outre la discipline cynique qui fournit le ciment idéologique de l’œuvre, le philosophe devenu personnage enseigne l’art de la dualité, de la contradiction, de la métamorphose en invoquant les figures emblématiques de Janus, Hermès ou Protée. Le mythe s’envisage alors non comme source de connaissance mais principe de création, symbole de la complexité excluant l’uniformité, signe de signes, lettre première d’un texte toujours à venir. Trait d’union entre les « Confessions » et les « Mythes », Diogène, avec sa lanterne, éclaire ainsi l’œuvre entière : par sa psychologie et son histoire, il s’avère un double mythique de Monsieur Hermès-Le Grand Dab, par sa quête menée en toute dérision, il donne l’esprit de l’Ébauche, par son goût du paradoxe, il instruit une Mythologie de la Réalité.
Quant à un récit comme La peau dure, l’on peut penser que, si Gallimard l’avait publié, il eût trouvé sa place au sein des « Confessions » mais le je du monologue intérieur, dévidé par les trois sœurs, aurait, pour le coup, sérieusement entravé la démarche de ceux qui s’obstinaient à voir en l’auteur « son constant personnage », selon la formule de Marcel Arland. La même remarque s’appliquerait à La main passe ainsi qu’à Fragment testamentaire et Du côté de chez Malaparte où la première personne renvoie respectivement à Patrick Beaurepaire, personnage de Parmi tant d’autres feux…, à Monsieur Hermès et à Guérin lui-même, ce dernier n’ayant éprouvé aucun besoin de dissimuler son identité quand il a tenu à s’exprimer en son nom propre, comme c’est encore le cas dans Un romancier dit son mot. Des titres parus ailleurs qu’à la NRF, La peau dure (1948) est l’un des plus beaux récits de Guérin, tant sur le plan de l’invention narrative – qui n’a rien à envier aux entreprises des nouveaux romanciers alors naissants – que sur celui de l’inscription d’une réalité sociale « propre » à l’immédiat après-guerre ; mais il faut aussi admettre avec Étiemble, qui dans l’Encyclopædia Universalis l’a rapproché de Truman Capote, la modernité de l’auteur de La tête vide, ouvrage signant les dons de « mosaïste » que Guérin aimait à se reconnaître.
L’œuvre est donc là, en grande partie disponible malgré quelques graves lacunes comme Les poulpes5, attendant patiemment de nouveaux lecteurs, non pas ceux qui cherchent la nouveauté pour elle-même mais ceux qui tentent de comprendre ce que fut, en profondeur, le renouvellement du discours romanesque au XXe siècle. À côté d’un Joyce, d’un Céline ou d’un Miller, qui fut son ami, Raymond Guérin, même au deuxième rang, ne dépare en aucun cas la photo de famille.
1. Que j’ai recueillis partiellement dans Humeurs, Le Dilettante, 1996.
2. Voir notre recueil La revie littéraire, sous la dir. de Bernard Alluin et Bruno Curatolo, Le texte et l’édition, Dijon, 2000.
3. Raymond Guérin, qui l’a préfacé, est à l’origine de la publication de ce roman aux éditions du Scorpion (1948), plusieurs fois réédité (Ramsay, Le Dilettante) et désormais publié chez Pocket.
4. Guérin a composé, en captivité, les premières versions de plusieurs ouvrages, dont Parmi tant d’autres feux… et Les poulpes.
5. Qu’on peut tout de même essayer d’obtenir auprès du libraire-éditeur Le Dilettante, 9-11, rue du Champ-de-l’Alouette, 75013 Paris.
Œuvres de Raymond Guérin :
Première publication à la NRF : « Confessions » : Zobain (Sa correspondance), Gallimard, 1936 ; Quand vient la fin, Gallimard, 1941 ; Quand vient la fin, édition revue et corrigée, suivi de Après la fin, Gallimard, 1945 ; La tête vide, Gallimard, 1952.
Fictions : Ébauche d’une Mythologie de la Réalité : I- L’apprenti, Gallimard, 1946 ; II- Parmi tant d’autres feux…, Gallimard, 1949 ; III- Les poulpes, Gallimard, 1953, Le Tout sur le Tout, 1983.
Mythes : La confession de Diogène, Gallimard, 1947, Le Passeur, 1999 (préface de Bruno Curatolo) ; Empédocle, Gallimard, 1950.
Chez d’autres éditeurs : La main passe (ou si les mots sont usés), Éditions du Scorpion, 1947, La Bartavelle, 1996 ; Un romancier dit son mot, Corrêa, 1948, La Bartavelle, 1997 ; La peau dure, Éditions des Artistes, 1948, Le Tout sur le Tout, 1981, La Bartavelle, 1997 (préface de Bruno Curatolo) ; Fragment testamentaire (illustrations de Maurice Sarthou), Éditions d’Art Vulc, 1950 ; Du côté de chez Malaparte, La Boîte à clous, 1950 ; Le pus de la plaie, Journal de maladie, Le Tout sur le Tout, 1982 ; Le temps de la sottise, Le Dilettante, 1988 ; Humeurs, Le Dilettante, 1996 (textes recueillis et présentés par Bruno Curatolo).
Adaptations pour le théâtre : La peau dure, par Christian Collin, 1983, Théâtre de la Commune, Aubervilliers, par Hélène Gailly, 1987, Compagnie « Dépôt légal » (Prix du Jeune Théâtre de la Commission française de la Culture) ; La tête vide, par Christian Collin, 1985, Bordeaux ; La joie du cœur (d’après L’apprenti), par Jean-François Matignon, 1997, festival d’Avignon.
Production radiophonique : Francesca Piolot a consacré une émission de la série « Une vie, une œuvre » à Raymond Guérin (France Culture, 1er mai 1997) ; avec Jean-Pierre Baril, Juliette Bordessoules, Bruno Curatolo, Claude Duneton, Jean-Paul Kauffmann, Pierre Veilletet.
Approche critique : Raymond Guérin, Une écriture de la dérision, par Bruno Curatolo, L’Harmattan, 1996.