Daniel Omer LeBlanc était poète, mais c’est comme bédéiste qu’il a connu le succès. Il écrivait ses poèmes dans un français standard, rarement familier, et les aventures de son personnage Acadieman en chiac.
Daniel Omer LeBlanc est né le 23 février 1968 à Moncton. Après ses études à l’école secondaire Mathieu-Martin (1986), il s’installe à Montréal et obtient un baccalauréat en beaux-arts, options cinéma et littérature anglaise, à l’Université Concordia (1990). Il reste à Montréal, où il travaille comme cinéaste et musicien pendant quelques années (il a été membre des groupes The Great Balancing Act et Sunset Industry). Il publie à compte d’auteur The pimp of revolution (1993), un recueil de poésie en anglais.
Il revient à Moncton et participe comme bédéiste à la revue Vallium (1994-1995), pour laquelle il crée le personnage de Maggot Brain. Si les textes sont en anglais, le dessin préfigure celui d’Acadieman, tout comme le caractère contestataire du dialogue. Maggot signifie « asticot », ce qui donne une idée du personnage. Dans son premier recueil, Les ailes de soi, il reprend cette image : « Je me souviens carrément / du fonctionnement de mon cerveau d’asticot ».
Les ailes de soi paraît chez Perce-Neige en 2000. À la fluidité des textes anglais, plus narratifs, s’opposent le chaos et la difficulté d’exprimer ce qui échappe à la réalité qu’il observe, mais qu’il n’arrive pas à circonscrire. LeBlanc nous invite à une plongée en lui dans sa recherche de sens, dans cet espoir d’un univers harmonieux qui lui semble inatteignable : « Dans un misérable café / avec tous ces aveugles / si plein de dégoût / on cherche / le doux paradis / qui s’enfuit » ; métaphore de son monde intérieur, ce court poème donne l’enjeu du recueil. Le monde est empreint de laideur, les gens ne savent pas voir le bonheur en eux et tout le monde, incluant lui-même, espère d’un impossible espoir. Certains mots qui reviennent régulièrement dans les poèmes orientent notre lecture : illusion, rêve, ailes, paradis et leurs opposés traversent le recueil, signifiant tour à tour l’impossibilité d’atteindre l’harmonie intérieure et l’espoir qui naît de la vie. Ce recueil lui vaut d’être choisi pour représenter le Nouveau-Brunswick aux IVe Jeux de la Francophonie, qui ont lieu à Ottawa (2001).
Omégaville (Perce-Neige, 2002) est plus épuré. Les poèmes sont courts, incisifs, tout en reprenant les thèmes du précédent livre, mais dans un espoir d’équilibre en opposant le noir et le blanc, ce que souligne Pénélope Cormier dans sa critique du recueil1 : « Mais tous les symboles ont leur contraire qui leur est intrinsèquement inséparable. Ainsi, le blanc peut être positif quand il sert à évoquer les ‘mains blanches’ de la bien-aimée, mais néanmoins négatif dans l’éventualité d’une nuit blanche passée devant une page blanche, quand on est poète… De la même façon, le noir, représentant la maladie et la démence actuelle du monde, prend plutôt la forme d’une bénédiction lorsqu’il sert à tracer les lettres et les mots de la poésie rédemptrice sur le blanc parfois envahissant ».
À partir de 2001, Dano LeBlanc (c’est ainsi qu’il les signe) explore en bandes dessinées un personnage qu’il nomme Acadieman et qu’il fait s’exprimer en chiac. D’abord langue vernaculaire de la région de Moncton, le chiac est devenu une langue littéraire sous l’impulsion de jeunes poètes qui publient au début des années 1990 et dont Gérald Leblanc souligne l’importance dans son recueil Éloge du chiac (1995). Toutefois, le chiac soulève une controverse qui tient au danger d’assimilation linguistique que certains voient poindre dans son usage, controverse qui a toujours cours.
Au départ, Acadieman est un adolescent à lunettes originales dont on voit tout le visage, portant une casquette et une cape. Le dessin évolue rapidement : en décembre 2001, le casque et les lunettes lui recouvrent tout le haut du visage, comme un masque (à la Batman), et le héros endosse un t‑shirt, puis en 2002, dans sa version définitive, un t‑shirt sur lequel est imprimé le drapeau acadien. Les premières bandes paraissent dans Le mascaret, ensuite dans Boom – deux revues de courte existence.
Mais c’est par la série de dessins animés à la Télévision Rogers, douze épisodes diffusés en deux saisons (2005 et 2006) et disponibles en DVD, qu’Acadieman rencontre le succès en devenant un véritable phénomène social et culturel.
Défini comme « le first superhero acadien », Acadieman n’a pas de pouvoirs, pas de qualités exceptionnelles : c’est l’antihéros par excellence. Il travaille dans un centre d’appels, sort avec ses amis Coquille, Johnny et Jéricho – une patate –, et se fait sermonner par sa mère qui le traite comme s’il était encore un enfant.
Les aventures lui tombent sur la tête, et ce dès son plus jeune âge : oublié par ses parents dans la forêt, il est élevé par des castors, puis recueilli par un vieux solitaire qu’il quitte dès qu’il devient adulte. Le vieux lui intime l’ordre de chercher ses parents et, de fait, il retrouve sa mère qui ne voudra plus le quitter des yeux.
Les différents épisodes de la série télévisée relatent ses aventures. Ainsi, le quatrième épisode de la saison deux, « Acadieman vs les Super Heroes », vise à déterminer qui est le plus grand des superhéros. Après avoir gagné aisément la finale régionale, grâce à sa débrouillardise, Acadieman est opposé aux plus grands superhéros canadiens (une belle satire en soi). Il l’emportera sans trop savoir pourquoi : le destin fait de lui un être d’exception.
D’autres aventures le conduiront à sauver le Sud-Est d’une invasion des Brayons déterminés à imposer la ploye (galette de sarrasin populaire au Madawaska) comme plat national, à sauver la galaxie Chiac de l’invasion de l’Académie française dirigée par une nouvelle mouture de Dark Vador – en fait sa propre mère, qu’il s’empresse de faire revenir à la raison grâce à une dose massive de café du Tom Hurton’s (autre suave satire). Et bien d’autres.
Bien plus que dans l’intrigue, l’intérêt réside dans la vision sociale de l’Acadie qui nous est proposée. Il s’agit de celle du Sud-Est, la chiac. « Le chiac, écrit-on au début des épisodes, est un mélange du français moderne, de l’anglais et de vieux français. Il emploie principalement la syntaxe française et y intègre du vocabulaire et des expressions anglaises… Le chiac est une forme cryptologique de codes divers qui déforme le langage et le rend secret. C’est un jeu de codes, une sorte de morse institué au niveau d’un peuple. Exemple : Y faut que j’park mon car dans l’parking lot, pis y faut que j’pay fifty cents. »
La langue est au centre du discours. Toujours dans le quatrième épisode de la saison deux, le chanteur des groupes 1755 et Les Méchants Maquereaux, Roland Gauvin, fait une publicité pour promouvoir le livre Chiac pour les Dummies (l’outil numéro 1 pour comprendre l’incompréhensible) que l’on peut se procurer par courriel à l’adresse parlmal@acadieman.com. La langue y est festive, joyeuse, sans complexe : on s’amuse avec elle.
En même temps, ce choix du chiac correspond au milieu que décrit la série : Moncton et ses environs. Quelque part, ce n’est pas sans rappeler la série télévisée CHEPA (1995) de Paul Bossé et Chris LeBlanc, ou encore la pièce de théâtre Cogne Fou (1981) d’Herménégilde Chiasson, tant sur le plan de la langue que sur celui d’une vision critique et décapante de la société acadienne.
Entre la première saison et la deuxième, l’animation s’est enrichie. Si les mouvements des personnages demeurent primaires, mais bien utilisés (on n’a pas les moyens d’Hollywood, mais on a de l’imagination), l’intégration de photos dans les décors ou d’images vidéo dans certaines scènes et l’ajout de personnages réels (comme Gauvin) donnent beaucoup de vie à l’ensemble. La deuxième saison va également plus loin dans le caractère des personnages, dans la structure des scénarios et dans la satire sociale. L’équipe a su mettre à profit l’expérience acquise.
La série gagne un prix du jury au Yorkton Film Festival (Saskatchewan) en 2006 et trois prix Impressions de Télévision Rogers : meilleure émission de divertissement, prix du public (2006) et, pour le sixième épisode de la saison deux, meilleur documentaire (2008). Il remporte le prix La Vague Léonard-Forest avec Acadieman vs le CMA 2009 pour le meilleur moyen ou long métrage acadien au Festival international du cinéma francophone en Acadie, en 2009.
Parallèlement, LeBlanc crée Acadieman Comics, dont il publie trois numéros entre 2007 et 2009.
En 2009, deux nouvelles séries sont diffusées : la première, Acadieman vs le CMA (le Congrès mondial acadien, qui a lieu tous les cinq ans et qui rassemble des Acadiens tout comme des descendants d’Acadiens dans une grande fête dominée par les retrouvailles des familles), sur le portail CapAcadie et la seconde sur celui d’AdoSanté.org, de la Régie régionale de la santé. L’objectif de cette dernière série est pédagogique : elle aborde activité physique, art corporel, drogue et alcool, nutrition, santé mentale, santé sexuelle et violence dans les fréquentations. À chaque épisode, un dossier complet, bien documenté, quelquefois trop moraliste ou même un peu simpliste (sur la drogue, par exemple), avec un dessin animé mettant en vedette Acadieman en ouverture et un autre en conclusion.
Enfin, une exposition, Acadieman vs les beaux-arts, est présentée en 2009 à la Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen de l’Université de Moncton, et Nuit blanche lui accorde la couverture de son numéro 115 (été 2009), à l’occasion d’un dossier sur la littérature acadienne. Un site Web (acadieman.com) permet de découvrir le personnage.
Après une longue pause, LeBlanc publie S’échapper de Dieppe, le quatrième volume des comics, en 2017, qui n’apporte rien de neuf au monde d’Acadieman. Ce sera la dernière incarnation de ce superhéros.
Par-dessus tout, les différentes incarnations d’Acadieman sont amusantes et stimulantes. Non seulement les Acadiens du Sud-Est s’y reconnaissent-ils, mais elles les incitent à utiliser leur imaginaire, à voir autrement leur société.
Dans sa thèse de spécialisation (Honours), Acadieman vs l’idéologie du standard : les représentations linguistiques dans Acadieman, soutenue au Département de français de l’Université de Victoria (Colombie-Britannique) en 2019, Tiffany Kuo propose une très intéressante analyse de l’univers du personnage. Sa conclusion est éloquente : « Dans Acadieman, l’idéologie du dialecte et l’idéologie de l’authentique sont présentées comme des outils pour échapper à la dominance de l’idéologie du standard. Le succès d’Acadieman peut certes s’expliquer non seulement par sa capacité de faire rire et de divertir, mais aussi par la pertinence des propos pour ses spectateurs. Par exemple, les expériences et les attitudes sur lesquelles se basent les épisodes, comme la dominance et l’envie de l’effritement du pouvoir du français standard, se retrouvent dans la communauté acadienne jusqu’à un certain point. La revendication et la valorisation du chiac avec l’acceptation graduelle de la diversité linguistique sont des sujets qui sont débattues dans la société acadienne. Par l’usage de l’humour ainsi que les références à la culture populaire et à la vie quotidienne, Dano LeBlanc a créé une émission qui reflète dans une certaine mesure la réalité linguistique des spectateurs. On pourrait dire que Dano LeBlanc avec sa création d’Acadieman figure parmi les artistes qui contribuent aux changements actuels dans les idéologies et les discours linguistiques ».
Daniel Omer LeBlanc décède le 15 juillet 2023 des suites d’un cancer du pancréas.
Bibliographie :
The pimp of revolution, poems, Mudworld Press, Moncton, 1993, s. p.
Les ailes de soi, poésie, Perce-Neige, Moncton, 2000, 100 p.
Omégaville, poésie, Perce-Neige, Moncton, 2003, 97 p.
Acadieman Comics : 1 : « Ses origines », 2007, 2 : « Ses origines », 2008, 3 : « Ses origines. Les strips (2002-2009) », 2009, 4 : « S’échapper de Dieppe », 2017, Éditions Court-Circuit, Moncton.
Acadieman, DVD, La complete first saison, 2005, La complète saison deusse, 2006, Télévision Rogers.
Acadieman vs le CMA 2009, long métrage, 2009.
1. Voir « L’alpha et l’oméga », L’Acadie Nouvelle, 8 août 2003, p. 6.
EXTRAITS
j’embrasse mes propres
rumeurs de monstres
mégères qui traversent
l’ombre des murmures
sans mots
je verse
la douleur
de mes petits mots
sauvages
Les ailes de soi, p. 32.
Homme-fauteuil
Les petits morceaux du présent
se fondent sur des bêtises
il rêve assis
perdu
brassé
sans quitter le fauteuil
les mots se décomposent
entre mille et une façades
cachées sous la fantaisie
d’un monde défait
les germes funestes
du désespoir ou de l’aboutissement
l’éblouissent
le possèdent
sans quitter le fauteuil
Omégaville, p. 63.
JOHNNY : À quelle heure que sa flight arrive anyways ?
COQUILLE : Uh, je crois que c’est à 16 h et 30.
JOHNNY : Quoi-ce qui est 16h30 anyway ? Je peux jamais figurer out quoi-ce que c’est.
COQUILLE : C’est quatre heures et demi, Plaise.
JOHNNY : Then how come qu’on dit pas juste quatre heures et demi ? Ils font ça juste pour nous faire damner, la vie est assez compliquée enough as it is.
COQUILLE : C’est easy, Johnny. Tu fais tout le temps moins 12. 16 moins 12, c’est 4. Get it ?
JOHNNY : So… t’es en train de me dire qu’il faut que je fasse de la math every time que je veux figurer out quelle heure qu’il est ? Frig that.
COQUILLE : Whatever. Quoi-ce tu veux que je te dise ?
JOHNNY : C’est too bad que Acadieman s’est fait strippé de son title of d’Official Superhero canadien.
COQUILLE : Actually, c’est pas qu’il s’est fait strippé du title. C’est qu’il s’est fait strippé, pis là, il s’est fait enlevé le title.
Acadieman vs les Super Heroes, saison 2, épisode 4.
ACADIEMAN : Hey.
COQUILLE : T’es late !
ACADIEMAN : J’sais, ils m’ont strip-searché aux barricades en entrant de Moncton.
ACADIEMÈRE : Ah pauvre esclave, es-tu alright ?ù
ACADIEMAN : So, quoi-ce qui est le plan ?
COQUILLE : Well, on a recruté plein de monde, so I guess le next step c’est de trouver un nom pour nos rebel forces.
JOHNNY : Il faut que ça soit catchy itou. How about le Protectionist Liberation Army Insurrectionnel du Sud-Est ? Ou PLAISE, for short.
COQUILLE : Woah, c’est un ‘tit peu heavy, je dirais.
JOHNNY : Plaise.
ACADIEMÈRE : How about Les Chialeux ?
ACADIEMAN : Quoi-ce que ça ça stande for ?
ACADIEMÈRE : Ça stande pour rien. Je vous trouve juste chialeux.
ACADIEMAN : Mame, tu helpes pas.
ACADIEMÈRE : C’est alright. Écoute pas ta mère. Tu viendras pas voir dire que t’as pas de nom pour ta p’tite rebellion.
COQUILLE : Il faut qu’on figure out une way de les chiac-ifyers.
ACADIEMAN : Hey, ça c’est pretty good. Les Chiac-ifyers.
Acadieman vs La guerre civile, saison 2, épisode 5.