Née en Allemagne en 1924, Marguerite Andersen s’est établie à Toronto dans les années 1970, après avoir vécu en Tunisie, puis en Éthiopie. Elle arrive tardivement à l’écriture de fiction, son premier roman étant publié alors qu’elle a près de 60 ans. Professeure, Andersen profite en effet d’un congé sabbatique pour écrire De mémoire de femme (1982). Livre-matrice, il inaugure une œuvre à forte tendance autobiographique et éclairée par le féminisme. En un sens, Andersen est essentiellement l’auteure d’un seul grand livre, qui est sa vie.
Inspiré, dense, finement maîtrisé, De mémoire de femme reste encore aujourd’hui, après une quinzaine d’ouvrages de fiction, la plus belle réussite de l’auteure. Le nom du personnage central, Anne Grimm, est un emprunt aux célèbres frères et conteurs allemands. Il camoufle habilement l’identité de l’écrivaine et donne le ton de l’ouvrage, entre fiction (c’est affaire de composition) et autobiographie. Il inscrit aussi d’emblée le personnage dans une quête identitaire, qui va se donner à lire sur le plan géographique (l’émigration vers le Canada) et sur le plan personnel d’une libération féminine, qui à la fin prendra aussi la forme d’une revendication féministe. Le titre du livre, au-delà de la visée individuelle, est chargé de tout un poids collectif.
Vécrire
Le roman s’ouvre sur le journal d’Anne, au moment où elle s’installe à Paris avec sa jeune fille, Marthe, en septembre 1978. Son projet est de consacrer tout son temps à l’écriture d’un livre afin de mettre de l’ordre dans son existence « confuse, dissimulée, incompréhensible ». À l’auteur de Salut Galarneau ! (le roman de Jacques Godbout est paru en 1967), elle emprunte le néologisme « vécrire » pour définir son propre projet littéraire. Il s’agit de lier la vie et l’écriture, d’écrire pour donner un sens à sa vie, et vice versa. Si par ailleurs elle choisit d’écrire en français, alors que l’allemand est sa langue maternelle, c’est pour se démarquer de son père écrivain, auteur d’un roman intitulé La lumière et l’ombre. Dans ce roman, où la lumière est associée à l’homme et l’ombre à la femme, le père se désole de la naissance d’une troisième fille, en qui la narratrice croit se reconnaître. Celle-ci, après avoir relaté ce souvenir, imagine une autre version de sa naissance, dans laquelle le père prend l’enfant dans ses bras chaleureux avant de la déposer entre ceux de la mère. Il y a entre eux une « intimité parfaite. Mon père, ma mère, et moi. Vater, Mutter, Kind. Voilà mon début, mon origine, mon Éden », conclut-elle.
Cet incipit – le lecteur le saisira a posteriori – est essentiel. Il nous fait comprendre que les mésaventures conjugales et les difficultés de maternité d’Anne qui sont rapportées dans la suite du roman expriment une forme d’échec douloureux par rapport à l’image du bonheur familial forgée par l’écrivaine en devenir. Comme si c’était à l’aune de ce premier moment imaginaire, fictionnalisé par le récit du père, puis corrigé par l’écrivaine, que la vie d’Anne devait être évaluée, une vie dès lors placée sous le signe du manque et de l’absence, du ratage familial et de la perte d’une sorte de paradis terrestre (image récurrente de toute l’œuvre d’Andersen). Anne est une exilée de l’intérieur ; les multiples déplacements de sa vie adulte en seront le reflet malheureux.
« Premier EXIL. Nous allons quitter Magdeburg pour habiter Berlin où mon père est nommé inspecteur général d’Académie », écrit-elle après le récit de sa naissance. Un autre exil, plus cruel celui-là, marque son enfance : son père décide de vendre la maison maternelle d’Ahrenshoop, au bord de la mer Baltique, commune qu’Anne avait élue comme un lieu de bonheur. Plus tard, c’est pour retrouver Ahrenshoop et agir contre son père qu’elle épousera un homme de là-bas, Paul. Décision impulsive, désinvolte, irréfléchie, toute à l’image d’Anne. Trois mois plus tard, Anne se séparera de Paul.
Un deuxième homme, Pierre, qu’elle a rencontré par hasard, va lui permettre de quitter l’Allemagne et de recommencer sa vie à Tunis. Mais leur relation tourne rapidement au vinaigre, et Anne le quitte pour s’installer à Montréal. Elle habite alors avec un Danois, Amédée, avec qui elle ira bientôt vivre en Éthiopie, abandonnant le fils aîné qu’elle a eu avec Pierre, le cadet vivant avec son père. Anne a bientôt un troisième enfant, une fille, Marthe. Autre échec amoureux ; séparation ; retour au Canada. La rédaction de son journal se termine sur un immense regret, un très lourd sentiment de culpabilité et d’échec : « Le plus difficile pour moi, c’est de ne pas faire partie d’une cellule familiale traditionnelle. Vater, Mutter, Kind. Un paradis qui, d’après mes expériences, ne me convient aucunement, mais auquel j’ai aspiré pendant longtemps et que je regrette toujours ». Ce qui nous ramène à l’image édénique du début du livre. On voit comment tout le roman construit une sorte d’exil familial que métaphorisent les déplacements dans de nombreux pays, où Anne n’est jamais chez elle en permanence. Elle est de nulle part, comme elle ne sait pas reproduire l’espace familial qui lui a fait défaut. C’est autour de ce trou et des aléas de la vie amoureuse et maternelle que le reste de l’œuvre d’Andersen va s’écrire.
Un nouveau départ
Ce trou, la fin de ce premier roman le remplit néanmoins. Le journal d’Anne est le récit d’une vie qui est derrière elle. Quant elle entreprend son roman, en 1978 – moment qui coïncide avec celui où Andersen commence De mémoire de femme –, elle est devenue une autre femme, une écrivaine qui a pris sa vie en main. Le roman qu’elle écrit est là pour témoigner qu’elle règle ses comptes avec son passé mais aussi avec elle-même. Aussi le roman se termine-t-il par deux pages étonnantes intitulées « La fête », et qui se situent après son journal. Anne y imagine des femmes assises en cercle autour d’un pommier (celui du paradis terrestre, bien sûr) ; elles forment une solidarité féminine : « S’accorder de mère en fille de toutes en toutes ». C’est ici une sorte de bréviaire féministe, lequel donne la tonalité à ce que dorénavant sera la vie d’Anne. Mais cette conscience féministe est singulière, tout à fait personnelle, car elle est suscitée par le sentiment d’échec du personnage à la fois en tant que mère et en tant que fille d’une mère dont elle ne s’est pas occupée quand celle-ci aurait eu besoin d’elle dans les derniers moments de sa vie. Ce féminisme recoupe sans doute la mobilisation des femmes face à un patriarcat abusif, dont Anne a peut-être fait les frais, mais il provient avant tout d’un sentiment de culpabilité et de la nécessité pour Anne de faire réparation par rapport à sa propre mère et à travers sa relation avec sa fille (Anne n’a pas donné à sa fille le prénom de sa mère sans raison). Généré par une volonté réparatrice, ce féminisme est logé au sein d’un imaginaire existentiel qui n’appartient qu’à Marguerite Andersen. De ce point de vue, De mémoire de femme mettait en place, de manière exemplaire, les assises d’une œuvre en quelque sorte déjà entièrement écrite.
Parcours d’une œuvre
Deux ans après De mémoire de femme, et dans la logique du manifeste féministe qui clôt ce premier roman, elle publie un très beau recueil de prose poétique, L’autrement pareille (1984), qui s’inscrit dans la mouvance des écrits de Nicole Brossard, à qui l’ouvrage est dédié, et de Louky Bersianik. La figure de la mère harmonise l’ensemble du recueil, elle est ici une sorte d’adjuvant capital dans l’émancipation de l’auteure en tant que femme et des femmes en tant que groupe humain. La mère est dite « ma réelle », en quoi, s’opposant à « l’irréel » qu’est l’homme, elle permet une reconstruction de la réalité et devient l’élément clé de la « filliation ».
Deux recueils de nouvelles (très brèves, des tranches de vie) et deux romans ponctuent la production des années 1990. Le premier de ces romans, L’homme-papier (1992), peut être lu comme une tentative de réconciliation avec les hommes, avec qui l’auteure dit avoir été toujours malheureuse. La narratrice invente un homme qu’elle appelle Éros et sur lequel elle prétend écrire. Cet homme, « probablement introuvable mais à qui mes tentatives textuelles conféreraient un semblant de réalité », écrit-elle au début, est donc encore une fois du côté de l’irréel, sauf qu’il ne s’agit pas de l’exclure mais de s’en rapprocher. La soupe (1995) est dans la même veine. La narratrice, Hélène Latour, commence à écrire un roman inspiré de la vie de Paul Bonavoy, un professeur à la retraite, à partir de vieux papiers et d’un agenda lui appartenant. Elle agit ainsi à la fois parce qu’elle est désœuvrée et qu’elle pense que, à travers ce regard sur l’autre, elle pourra apprendre à « mieux vivre » et en venir à gérer sa relation problématique avec les hommes. Mais Bonavoy est un homme sans grand intérêt, un prétexte trouvé par Hélène pour parler aussi d’elle-même ; et sa mort, qui survient presque à la fin du roman, le relègue au rang d’une expérience qui n’aura pas été très convaincante, Hélène n’ayant pas réussi à se faire une image plus positive des hommes. Les toutes dernières pages nous montrent néanmoins qu’elle n’est pas insensible au charme d’un ancien étudiant de Bonavoy.
Si la qualité des ouvrages qu’elle fera paraître ensuite est assez inégale, Andersen publie en 2000 un magnifique récit de prose poétique, Bleu sur blanc. Le récit couvre la période tunisienne d’Andersen, mais où elle passe sous silence les difficultés de son mariage. Elle a choisi de rendre hommage à la beauté du pays, à ses couleurs, à ses odeurs, qui seraient comme l’envers de l’échec conjugal. Il y a donc deux réalités : le mariage, côté sombre, et le souvenir lumineux qu’elle a emporté avec elle, « bleu sur blanc ». Car la Tunisie, faite de ciel, de sable et d’eau, est « claire et simple » comme le paradis terrestre. Ce petit livre renoue discrètement avec le matériau autobiographique des débuts.
Avec Le figuier sur le toit (2008) et La mauvaise mère (2013), l’« écrivaine à tendance autofictionnelle1 » reviendra avec force sur les événements évoqués dans De mémoire de femme. Mais alors que le premier est une sorte de récit des origines, qui revisite les événements familiaux de l’Allemagne nazie, le second est centré sur le sentiment de culpabilité de l’écrivaine, qui se reproche de ne pas s’être occupée de ses enfants, de les avoir sacrifiés à ses amours.
Andersen publie aussi des récits de vies parallèles. Dans Parallèles (2004), une « fiction documentaire », elle revient sur certains événements de son passé, mais pour confronter sa vie avec celle de son amie Lucienne Lacasse-Lovsted, décédée quelques années plus tôt. Le récit autobiographique devient aussi une biographie imaginaire, l’auteure faisant converger leurs parcours vers certains questionnements propres à la condition féminine, à ce qu’elles furent dans leur siècle et l’une par rapport à l’autre, ces femmes « semblables bien que dissemblables ». Proche de cette optique de narration, La vie devant elles (2011) met en récit le parcours de vie de trois jeunes femmes nourries par la vie des six petites-filles de l’auteure, incarnée elle-même dans l’histoire. Dans la production récente, on ne trouve finalement qu’un seul livre qui échappe à la fiction autobiographique : Doucement le bonheur (2006). Le roman part d’un fait divers survenu à Ottawa au tournant des années 1930 : le viol d’une jeune fille par un député. Dans une deuxième partie, Andersen leur invente une vie dans les années et décennies suivantes. Mais ce nouveau récit de vies parallèles est l’un des livres les plus faibles de toute la production d’Andersen.
Encore active aujourd’hui, par ailleurs éditrice de Virages, une revue consacrée à la nouvelle et qu’elle a créée en 1998, Andersen reste un des écrivains-phares de la littérature franco-ontarienne.
1. Selon l’expression du « Petit avant-propos » de La vie devant elles.
Principaux ouvrages de fiction de Marguerite Andersen :
De mémoire de femme, Quinze, 1982 et L’Interligne, 2002 ; L’autrement pareille, Prise de parole, 1984 ; Courts métrages et instantanés, Prise de parole, 1991 ; L’homme-papier, Remue-ménage, 1992 ; La soupe, Prise de parole, 1995 ; Les crus de l’esplanade, Prise de parole, 1998 ; Bleu sur blanc, Prise de parole, 2000 ; Parallèles, Prise de parole, 2004 ; Doucement le bonheur, Prise de parole, 2006 ; Le figuier sur le toit, L’Interligne, 2008 ; La vie devant elles, Prise de parole, 2011 ; La mauvaise mère, Prise de parole, 2013.
Merci au Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes du gouvernement du Québec pour son soutien à la promotion et à la diffusion de ce numéro.
EXTRAITS
LA NUIT
Parfois
la nuit
les rugissements des lions de l’empereur me réveillent
à Addis Ababa
les cris des hyènes à la recherche des charognes oubliées
dans un coin de la ville
parfois ce sont mes erreurs qui m’angoissent, me
poursuivent jusque dans les plus sombres recoins de
mes rêves que je préfère souriants […].
La mauvaise mère, p. 144.
L’allemand, langue de mon enfance, le français, langue de mes études et de mon enseignement, l’anglais de la vie quotidienne ? Un mari allemand, un mari français, un mari danois avec qui je parlais anglais, deux fils bilingues, une fille trilingue. En quelle langue écrirai-je ? En français ? Auf deutsch ? In English ? Quelle est ma langue ? Mon père, écrivain, me paraît être l’autorité en ce qui concerne l’allemand. L’anglais appartient à ma sœur aînée qui à dix-huit ans décida d’aller vivre en Angleterre où sa ressemblance avec Élisabeth II s’accentua encore davantage.
De mémoire de femme, p. 21.
Moi, j’avais mal au dos, j’avais sommeil, j’étais fatiguée, je n’avais pas envie de faire l’amour et de guetter ensuite avec angoisse la venue ou plutôt la non-venue de mes règles. Je me prêtais à l’exercice quotidien pour que Pierre soit plus aimable, pour qu’il me pardonne de n’avoir pas mis assez de sel dans la soupe ou d’avoir mal repassé son pantalon. Aucun orgasme dans ces conditions-là, aucun désir, j’étais comme prostituée, je payais pour l’erreur que j’avais faite d’épouser Pierre au lieu de trouver le courage d’élever seule mon enfant, de le priver de son père, de violer finalement l’image sacrée de Vater, Mutter, Kind.
De mémoire de femme, p. 205.
Quand l’Allemagne a finalement admis sa défaite, j’étais exaltée tout en me sachant fautive. J’avais vécu la guerre, le nazisme. J’étais coupable de ne pas avoir résisté, d’avoir ri, mangé, fait l’amour pendant que d’autres souffraient. Puis, grâce à Irène, j’ai pu quitter l’Allemagne en novembre 1945, quitter mon pays que je n’aimais plus. Et cela non plus ne constituait aucunement une action héroïque : j’ai par ce départ évité toutes les difficultés de l’après-guerre.
De mémoire de femme, p. 66.