Au moment de publier son premier recueil en 2002, c’est vers son ancien professeur, Robert Yergeau, que se tourne Éric Charlebois. Alors directeur des éditions du Nordir, Yergeau accueille cette voix qui dit l’Ontario français dans son éclatement et ses peurs. Originaire de l’est, le jeune poète revient alors d’un séjour dans le Nord qui l’a marqué. « Hawkesbury et Sudbury jouissent de la même terminaison / d’enterrement », remarque-t-il dans Faux-fuyant (Le Nordir, 2002).
Il est vrai que la poésie d’Éric Charlebois est située, les sept recueils qui suivront ce premier livre en témoignent. D’abord située géographiquement, sa langue parle d’un pays qui n’existe pas tout à fait. C’est celui de cet homme qui « s’immobilise / comme le soleil dans / le nord de l’Ontario » (Péristaltisme, Clystère poétique, David, 2004), mais aussi de l’homme qui se souvient de l’enfance « à l’est de tout » où « [il] secouai[t] le soleil pour qu’il se levât » (Compost-partum, David, 2014).
Situé, ce travail du langage l’est aussi politiquement. Dès son premier recueil, Charlebois s’intéresse à la figure du minoritaire : « Je verse du lait dans mon verre de crème de menthe. / Les deux substances demeurent superposées, / refusent obstinément de fusionner / comme le personnel enseignant d’une école bilingue / du nord de l’Ontario » (Faux-fuyant). Plus tard, dans Centrifuge, Extrait de narration, poésie faite de concentré (David, 2005), il évoquera ces erreurs qui « sont / bilingues et / unisexes / comme un / magasin ».
Mais c’est aussi par leur forme que ces recueils sont situés dans leur contexte particulier. Avec cette poésie de l’abondance et de la profusion, cette rencontre entre le ludisme du langage et une sourde douleur de vivre, Éric Charlebois s’inscrit en droite ligne avec l’oralité caractéristique de la génération précédente de la poésie franco-ontarienne tout en tentant de trouver cette langue qui témoignerait de son époque.
La matière d’une génération
Nous pourrions parler d’une matérialité générationnelle. Convoquant les traces du quotidien, le poète se met en bouche dès ses premiers livres le vocabulaire culturel et industriel qui fait de son cœur « une planche de Cranium / jonchée de féculents » (Péristaltisme) ou évoque la « pastille Halls / dans la gorge de / la Grande Ourse » (Cinérite, Fertilité des cendres ou tradition du mouvement, David, 2006).
Dans le recueil Circatrices (David, 2008) apparaissent pour la première fois les marques associées à leur symbole de copyright : « Mon cœur est en béton, à l’épreuve du sang. / Mon cœur est en Goretex™, à l’épreuve des larmes. / Mon cœur est en tain, à l’épreuve des autres. / Mon cœur est en verre, à l’épreuve de moi ». Ce procédé, qu’on retrouve aussi dans le recueil Lucarnes (David, 2009), sera largement utilisé dans son dernier livre, Compost-partum. Plus qu’un caprice, la marque de commerce ainsi affichée dit l’époque, tout en rappelant comment les objets – souvent désignés par leur marque – sont des piliers de nos parcours, et plus particulièrement de l’enfance. Ici, ce sont Pyrex®, Vim™ et Sunkist® qui deviennent des métaphores du temps qui passe autant que des traces culturelles comme peuvent l’être Jeopardy, les barres granolas ou le lait au chocolat en grumeaux. « Mon sac d’école était en simili cuir et ma boîte à lunch affichait des superhéros : / tout était déjà si authentique », rappelle-t-il dans Compost-partum.
Père et mère
Il faut dire que la préoccupation de l’enfance chez Charlebois s’accompagne d’une préoccupation de la filiation. Les images autour de la césarienne – et du monde obstétrical en général – parsèment l’ensemble de son œuvre. Le poète se demande d’où il vient, d’une façon à la fois matérielle et existentielle. Si parfois il sculpte « un sourire luisant et aligné comme / le plancher de céramique d’une salle d’accouchement » (Péristaltisme), ailleurs il rappelle être « né avec le vertige » (Circatrices).
La figure du père, très présente dans la poésie de Charlebois, apparaît dès son premier recueil sous les traits de celui « qui conduit comme un homme en retard sur sa vie » (Faux-fuyant) pour mener son fils vers le Forum de Montréal. La culmination de ce motif se trouve sans doute dans le recueil Circatrices, où certains poèmes comme « We deter » s’apparentent à des slams. À travers la force modulable du langage, le fils cherche à fixer la figure du père. « Je ne perds pas ; / je père / une aube », conclut-il, tentant de faire la paix avec ce qui l’a précédé.
La figure de la mère, pour sa part, hante le recueil Le miroir mural devant la berceuse électrique (David, 2012). Elle est celle qui peut répondre à mille questions : « Maman, pourquoi la vie si périssable, si perfectible, / si en détresse, / si vespérale, / donc si espérée ? » Dans Compost-partum, le recueil qui suivra, la mère se révèle plutôt dans sa rigidité et ses souffrances. C’est elle qui est responsable du « silence d’un verre de lait obligatoire », alors que l’ancien enfant se rappelle avoir été « sa bouée éventrée ». Il ajoute : « Elle m’a vite sensibilisé à la futilité du pléonasme : / aimer sa mère ». Il y aurait donc de l’amour dans l’insuffisance parentale ?
Amour qui ne convainc pourtant pas le poète de mettre le pied dans le cycle de la filiation : « Je croyais dur comme fer / fondu / que / je serais un mauvais père. / J’aurai eu tort : je ne serai pas père » (Compost-partum).
L’amour impossible ou le corps incontournable
Cette figure de la non-paternité est sans doute le corolaire de celle de l’amour, vécu souvent comme impossible. « Je te trompe avec celle / que tu deviens », souligne le poète dans Lucarnes avant d’ajouter qu’« il y a deux coquelicots, / fleurs de pavot, / sur le champ de bataille / cartographié de tes seins ». Parce que si l’amour est difficile chez Charlebois, le corps, lui, est incontournable.
Ici, rien du corps ne semble devoir relever de l’innommable. Des sphincters aux lochies, c’est dans la corporalité nommée que la rencontre se réalise. Dès son deuxième recueil, le poète affirme : « Tu fais corps avec la poésie / Corps tellurique. / Silicium. / Cilice. / Anathème. / Tu fais poésie avec le corps » (Péristaltisme).
Et ce corps-texte, c’est aussi le terrain de jeux d’une série de métaphores vives qui forcent le lecteur à se souvenir des images qu’il a vues sans savoir les nommer, comme « ses cheveux / un mélèze / sur la neige / de son visage », ou encore à les inventer, tels « ses pieds / un catamaran / dans ton / atlantique / sensualité » (Centrifuge). Malgré le corps qui se rencontre, oserait-on dire, la relation tourne à vide et devient rapidement ce lieu où « on s’entendait / se taire » (Le miroir mural devant la berceuse électrique).
Ainsi, s’il faut retenir d’Éric Charlebois la vivacité de son travail métaphorique, la parole comme un trop-plein qui doit se dire, il serait triste d’oublier que ses vers sont aussi les reflets d’une époque en quête de repères. Quand la filiation fout le camp, quand l’amour manque d’ancre – ou d’encre –, c’est dans la matérialité qu’on peut se creuser un sillon de sens. La matière, c’est le corps, y compris dans ses tabous. Ce sont les objets, aussi industriels soient-ils. Et les mots, bien sûr, au cœur de l’expérience même de dire.
Le ludisme de la langue ou l’abondance de la parole ne doivent donc pas cacher le témoignage d’une
douleur de vivre dans laquelle nous pouvons tous nous reconnaître. Dans le quotidien tel que le dépeint Charlebois, chaque objet peut devenir le témoin d’un parcours qui ne tourne pas très rond telle « la cuiller [qui] te renvoie un véritable reflet / de toi-même : / à l’envers » (Péristaltisme). D’ailleurs, les nombreuses références à la mort – ou au « désenvie » de naître – soulignent la fragilité de la motivation dans un parcours qui expérimente le doute et le met en page, non seulement dans le choix des thèmes, mais aussi dans les jeux de langage.
Derrière la plasticité de cette langue, certains espaces demeurent toujours trop restreints. « Ton cœur est un appartement / à une chambre, / chauffé et éclairé, / sans four, sans eau chaude pour le bain, / sans stores, sans rideaux / pour cacher / décembre / éternel / en étain terni » (Centrifuge).
EXTRAITS
Tu t’endors comme un nourrisson
et te réveilles comme un homme :
les cheveux-épingles à linge,
les yeux-pistaches
et l’haleine-naphtaline.
« Traits d’union » dans Centrifuge, Extrait de narration, poésie faite de concentré, p. 68.
Et si le ciel seul
était seuil
plein comme
une joue.
Géophobie.
Lorsque s’écroule le plafond,
il tombe sur la tête.
Lorsque s’effondre le ciel,
il tombe sur le cœur.
« Marsupiaux » dans Cinérite, Fertilité des cendres ou tradition du mouvement, p. 12.