Décédé en 2011, Robert Yergeau était une figure multiple des littératures franco-canadienne et québécoise. Il fut d’abord un éditeur imposant avec la fondation du Nordir en 1988, un professeur et mentor aimé à travers son investissement à l’Université de Hearst et à l’Université d’Ottawa. Mais on l’a connu davantage comme poète et comme essayiste polémiste. Portrait posthume d’une œuvre protéiforme.
Le point de départ pour comprendre le travail de Robert Yergeau est certainement la poésie, l’écrivain avouant lui-même être né par la poésie en découvrant Anne Hébert et une anthologie de poésie québécoise à l’âge de douze ans (Une clarté minuscule, Le Noroît, 2013).
Ainsi, Déchirure de l’ombre suivi de Le poème dans la poésie (Le Noroît, 1982), troisième recueil de l’auteur et premier à paraître aux éditions du Noroît, permet déjà de tracer ce que seront les trois lignes de force thématiques de l’œuvre poétique de Robert Yergeau : l’amour charnel, la poésie elle-même et la mort. Déchirure de l’ombre est en effet porté par des emportements sensuels qui placent la rencontre sexuelle et amoureuse au cœur du texte : « Je pense rivière / et barque / comme langue ou saumon / et robe qui est rivière ». Et si la figure de la mort se pointe ici et là au détour de quelques vers, elle reste encore discrète. Toute la deuxième partie du recueil, Le poème dans la poésie, aborde le rapport de Yergeau à l’écriture, une écriture portée par l’agir et la matière et définissant le poème comme la « distance égale de la sueur et du rêve ».
C’est quatre ans plus tard, en 1986, que paraîtra L’usage du réel suivi de Exercices de tir (Le Noroît, 1986), recueil massif de près de 150 pages où les préoccupations sensuelles laissent déjà beaucoup plus de place à des forces sombres qui se révèlent par l’écriture : « Je suis ce fœtus à rebours / mes vers sont ma caricature / seront ma cicatrice ». Mais si Yergeau affirme qu’« [é]crire les yeux fermés, / c’est écrire avec un peu plus de mort / en soi que d’habitude », c’est qu’il présente encore l’écriture et la littérature comme une source de lumière.
L’année suivante, à la sortie du Tombeau d’Adélina Albert (Le Noroît, 1987), la tendance se précise. Autour du décès de la mère, ce nouveau recueil est résolument marqué par la figure du deuil et de l’impuissance face au tragique de vivre. Le poète fait cette constatation : « Je suis vieux soudain. À présent je sais mourir. Il n’y a pas de siècle qui tienne devant un visage qui ne trouve consolation ». Mais le recueil reste marqué par un espoir discret, un espoir à la fois alimenté par la poésie qui « ralentira notre pourrissement », mais aussi la naissance des nouvelles générations devant lesquelles il s’engage à dire « la beauté inventée / pour répondre à la beauté ».
Avec Prière pour un fantôme (Le Noroît, 1991), Robert Yergeau met fin à la première tranche de sa carrière d’auteur. L’atmosphère du recueil précédent trouve ici une suite. Le fantôme est le poète qui reconnaît être à « plusieurs jours de marche de [lui]-même » et qui affirme, devant la beauté détruite : « [U]n jour je sauterai par la fenêtre / pour éprouver le sens de la chute ». Cette chute pourrait aussi être celle du texte, le texte longtemps posé en espoir et qui ne semble plus être en mesure de faire rempart devant l’appel du vide. Comme l’amour d’ailleurs qui a quitté ses habits sensuels pour révéler son amertume et devenir cette « planète que nous n’habiterons jamais, / mais que hantent nos fantômes ».
Après la parution de ce recueil, Robert Yergeau mettra son travail poétique en veilleuse à l’exception de la parution des Franco-Ontariens et les cure-dents (Le Nordir, 1993) sous le pseudonyme de Béatrice Braise. Livre polémique, ce recueil aura soulevé bien des débats dans la communauté littéraire franco-ontarienne, mais représente un intérêt plus sociopolitique que poétique. On y lit les traces de ce qui deviendra la grande obsession de Robert Yergeau dans les quinze années suivantes : la dénonciation des courbettes auxquelles sont prêts les milieux littéraires pour favoriser leur institutionnalisation.
En effet, la parution de cet ouvrage poétique est concomitante avec le début du travail de recherche de Robert Yergeau sur les institutions littéraires. De 1994 à 2008, l’auteur publiera trois essais autour du même thème polémique : À tout prix, Les prix littéraires au Québec (Triptyque, 1994), Art, argent, arrangement, Le mécénat d’État (David, 2004), Dictionnaire-album du mécénat d’État (Le Nordir, 2008). Si ces ouvrages relèvent d’un travail pour le moins méticuleux de recherche et d’une impulsion fort pertinente d’interroger les scléroses de notre jeune institution littéraire en s’appuyant sur une approche bourdieusienne, leur lecture révèle tout de même ce que j’appellerais, faute d’un meilleur terme, un ressentiment certain.
L’auteur revendique une approche plus sociologique qui tente d’identifier les courants dominants, les réseaux d’autorité qui déterminent l’institution et qui tentent de reproduire le statu quo. Cette approche ne veut pas « remettre en question la bonne foi » (À tout prix) des acteurs impliqués, par exemple, dans la remise des prix ou des bourses. Pourtant, Robert Yergeau ne peut cacher sa colère contre certains des noms les plus en vue de l’institution littéraire québécoise et le propos sombre parfois dans un procès d’intention qui, très exactement, remet en question la bonne foi de ceux qui participent à l’institutionnalisation de notre littérature.
Après une quinzaine d’années à travailler autour de cette « cause », il semble que Robert Yergeau se sera remis à la poésie puisque paraissait en 2013 Une clarté minuscule (Le Noroît), un recueil posthume dont le caractère testamentaire est incontournable. On y retrouve le triptyque qui aura marqué son œuvre poétique, mais ici l’amour est triste, la poésie a déçu et la mort est omniprésente. Ainsi, le poète « ne nomme plus l’amour, ce mot défait » et définit son œuvre comme « des lambeaux de vers mal ficelés dans des paquets d’émotions lâches ». Cet ultime travail contient des images déjà conviées dans l’œuvre de Yergeau, comme celle d’un chemin qui se parcourt « à rebours » et de multiples évocations de la chute : « Ne me relevez pas / Laissez-moi face contre ciel / Je m’appuierai sur mon ombre rêvée / Pour dormir à même le jour ».
Une clarté minuscule est une œuvre magnifique sur la douleur. Nous aimerions pouvoir la lire sans tenir compte du fait que Robert Yergeau l’a écrite en sachant que ce serait son ultime parole, celle qu’il a choisie avant de se donner la mort. Ni la préface de Paul Bélanger, ni la limpidité du texte ne nous permettent cet aveuglement volontaire. Ce n’est pas pour rien que l’auteur cite Artaud quant au fait qu’« on ne se suicide jamais seul ». Nous voilà renvoyés dans notre solitude de lecteurs et devant une certaine ambivalence : trouver de la beauté et du réconfort dans une parole qui n’en voyait plus.
EXTRAITS
J’aurais aimé que vous me touchiez
comme vous lisez votre livre
avec vos doigts au bord des larmes
et votre pensée qui n’écrase jamais les choses,
qui les accompagne avec tristesse
Une clarté minuscule, p. 87.
La fin d’une vie
L’effacement erratique du chemin
Le ciel est un précipice
dans lequel nous tombons à rebours
Racines inversées
Une clarté minuscule, p. 35.
Le déboisement
quand nos corps en leurs paysages de sang
dévastent l’été,
minuscule émeute
Nous avons mené la neige
à des sommets de chaleur et de clarté.
Rebelle, elle tremble encore dans nos yeux
L’usage du réel, p. 18.
Dans le trop vaste des mots
dans ce trop peu de l’être
avec ce peu de mots que j’ai en moi
j’écris : à l’amont de ton règne
à l’étape de tes seins
hors de laquelle la nudité
ne retient pas la clarté
nous congédions l’angoisse
et signifions son retrait au doute
L’usage du réel, p. 26.