La première fois que j’ai entendu Georgette LeBlanc, c’était au Café Joe Moka à Moncton en un beau 28 avril 2007. Elle venait de publier Alma. Pas vraiment un lieu pour un spectacle, non, un vrai petit café (maintenant fermé) qui attirait la faune artistique du coin et qui, occasionnellement, écartait une table pour laisser place à un banc, un micro et une toute petite chaîne stéréo.
Elle était là avec sa guitare et son recueil de poésie, tantôt chantant ses compositions toutes en anglais, tantôt récitant ses poèmes écrits dans son français à elle, celui de la baie Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse. Je pense qu’à ce moment-là, on a tous succombé au charme de sa voix. Parce que c’est sa voix qui était porteuse de ses mots et qui les faisait chanter.
En trois recueils, tous publiés aux éditions Perce-Neige, elle trace un véritable portrait d’une partie de l’histoire de son monde. Mais elle se défend bien d’être historienne, tout en fondant la trame de ses ouvrages sur une solide recherche… historique. Car ce sont des récits poétiques qu’elle propose. Chacun des recueils se centre autour d’un personnage qui a existé et s’appuie sur une forme spécifique qui allie oralité et poésie.
Alma (2006) raconte l’histoire d’Alma et de Pierrot, de leur naissance la même journée, à leur séparation quand l’amour aura disparu, huit enfants plus tard. Lentement, elle prend conscience qu’on abuse d’elle, qu’elle n’a plus les moyens de rêver, que sa vie se limite au travail, à être disponible aux autres. Elle ne voudra plus n’être que la chose de Pierrot, elle sera elle. Alma, c’est la grand-mère de Georgette. C’est Alma qui se livre, quelquefois relayée par un narrateur, dans une suite de courts poèmes qu’ils soient en vers ou en prose, toujours justes, toujours empreints d’une douce retenue. Poèmes, mais aussi récit : nous sommes en présence d’une structure romanesque constituée de petites scènes de la vie quotidienne, de retours sur des événements marquants, de courtes réflexions sur le sens de la vie, de l’amour, de la vie à deux. Dans l’ensemble, tous les textes d’Alma sont écrits au présent, alors que ceux du narrateur sont au passé. L’opposition entre ces deux temps précise la place de chacune de ces prises de parole, et crée un double rythme à la lecture. Dans l’action, dans la mouvance de la vie avec Alma, dans un regard plus distancié du narrateur. Ce narrateur intervient peu, facilitant notre compréhension de l’action, soit par une synthèse des faits qui se déroulent entre deux poèmes d’Alma, soit pour mieux situer ce qui se passe.
Amédé (2010) s’ouvre par un poème dans lequel « Alma raconte » (c’est le titre) d’une façon métaphorique ce qui arrivera dans le cœur du récit, alors que « l’Histoire a braqué dans la nuit ». Amédé, c’est un musicien créole qui a été le premier à enregistrer la musique cadienne et créole. On quitte alors la baie Sainte-Marie pour la Louisiane où se situe l’action et où a vécu pendant sept ans Georgette LeBlanc. Alma conte (du moins on peut le penser) l’histoire d’Amédé et de Lejeune (qui lui aussi a existé) de même que celle du village, jamais nommé, mais dont on sait qu’il borde le fleuve Atchafalaya dans une région cadienne. La première partie commence par un rappel de la Déportation suivi par l’arrivée d’Amédé dans le « Village » et se termine sur l’inondation qui le détruit. La seconde raconte le long périple d’Amédé et de Lejeune au Texas, leur retour dans le village reconstruit et se clôt par la mort violente d’Amédé. La quête est identitaire : Amédé recherche le « Livre » dont lui avait parlé sa grand-mère en lui précisant qu’il le trouverait au « Village ». Il est habité par un « cri », signe extérieur de sa quête : « le cri d’Amédé montit dans la nuit / comme un voyage / comme un très long voyage / qui recommençait ». Le cheminement de Lejeune donne son unité au texte : il sera celui qui écrira en chansons la tragédie vécue par le village et par Amédé.
Prudent (2013) s’inspire très librement de la révolte des 232 déportés acadiens enfermés dans la cale du voilier Pembroke qu’on veut « livrer » en Nouvelle-Angleterre. Prudent, c’est Prudent Robichaud, l’ancêtre de Georgette. Prudent, le vieux sage de 86 ans, a prêché toute sa vie la paix, la conciliation avec l’Anglais, allant même jusqu’à accepter qu’une de ses filles épouse un officier anglais. Son fils Joseph a choisi la confrontation et a été tué. Mais là, dans la cale, prisonnier, privé de ses biens, il témoigne de sa vie dans une longue prière qui prend la forme d’une confession publique faite devant ses concitoyens. Il rappelle les étapes de sa vie, son rêve de paix, sa volonté d’être neutre plutôt que de choisir entre les Anglais et les Français. Il en arrive au constat de son échec et comprend le choix de son fils. Il s’insurge, se révolte, suscite l’adhésion des Acadiens qui se libèrent et prennent possession du vaisseau que Prudent mène à la baie Sainte-Marie. Le texte est réparti entre un narrateur et Prudent, le narrateur donnant le contexte et décrivant l’action (en particulier ce qui se passe sur le bateau), Prudent livrant sa réflexion. La volonté est mobilisatrice : l’Acadie de la baie Sainte-Marie peut et veut vivre hier comme aujourd’hui.
Évidemment, dès qu’on parle de l’œuvre de Georgette LeBlanc, on met en relief sa langue, celle de sa région d’origine dont elle a su transposer l’essence dans ses textes. Cette utilisation du vernaculaire de la baie n’est pas la même d’un recueil à l’autre. Dans Alma et dans Amédé, Alma est une conteuse qui met en scène ses personnages et leur donne parfois la parole. Alma est celle dont la langue est la plus colorée, tandis que Prudent a une langue plus « relevée », plus classique. Ainsi, point de mots anglais qu’on retrouve occasionnellement dans le vocabulaire d’Alma du premier recueil : les époques ne sont pas les mêmes et LeBlanc en tient compte. Même les narrateurs ne « parlent » pas comme Alma.
Cette subtilité dans les registres ajoute à la vivacité des œuvres. Les mots vibrent, les phrases claquent, les images fusent. Sa tonalité est contemporaine : ce n’est pas un rappel d’une langue d’une autre époque ou d’une époque qui se meurt, mais la poétisation d’une langue vivante comme le font les écrivains monctoniens avec le chiac.
Ses textes demandent qu’on les lise à haute voix pour que leur poésie s’exprime dans toute son ampleur, pour qu’on en saisisse toute la coloration sonore, toute la force des images. Et, si vous avez la chance d’entendre Georgette LeBlanc, vous découvrirez que sa voix coïncide exactement avec le texte. À croire qu’elle l’a écrit par oreille.
Biographie
Georgette LeBlanc est née le 27 avril 1977 à Chicaben, un lieu-dit de la baie Sainte-Marie, une région acadienne de la Nouvelle-Écosse baignée par la baie de Fundy. Elle obtient une maîtrise consacrée à l’évolution de la musique traditionnelle de l’Université Sainte-Anne puis un doctorat en études francophones à l’Université de la Louisiane à Lafayette. Elle est chargée de cours à l’Université Sainte-Anne depuis 2007 à Pointe-de-l’Église où elle vit.
Alma a reçu le prix Félix-Leclerc et le prix Antonine Maillet–Acadie Vie ; Amédé le prix Émile-Ollivier. Georgette LeBlanc a remporté le prix le plus important de sa province, le Lieutenant Governor of Nova Scotia Marsterworks Award, pour ses deux premiers recueils. Son troisième titre, Prudent, est paru en août 2013.
EXTRAITS
j’ai braqué à écrire des histoires
ej sais point trop ça qu’elles voulont dire encore,
mais j’aime de voir mes mains grouiller sur la page
comme si mon corps et ma tête et mes mains
étions tous manière de la même personne
Mame dit qu’ej chus peut-être une miette folle,
mais elle le dit en smilant
Pape me dit qu’ej manque de compernure
pis que bien vite il faudra que j’apprenne la vie du monde
il me dit ça point tout à fait enragé ni d’une grosse voix
il me le dit manière
comme j’ai entendu les hommes de la shop parler
quand ce qu’un homme mourt
tu peux point toute le temps avoir ça que tu veux, Alma
Alma, édition de 2007, p. 47.
cte samedi soir-là
le soir des fiançailles de Lejeune et Jolie Brune
Grosse Tête, le Notaire, avait fait nager la Vigilance
il l’avait fait boire toute la pleine lune en une bouteille
Grâce à Grosse Tête
la Vigilance était si bien groguée
que même ses chiens pouviont pus marcher
et les danseurs viriont une miette plus vite
les skirts du ciel montiont une miette plus hautes
dans le grand logis du bal
comme dans le tronc d’un arbre
le village chauffait sûr, enraciné
et en même temps, cte samedi soir-là
dans la même profondeur de nuit
Amédé franchit l’anse du bois, le madouesse des pins
sac à farine sur l’échine, il vit le grand logis après fêter
vit pour la première fois ça qu’il avait jusqu’à ce temps-là rinque rêvé
entendit le violon, le tit-fer sonner
et Amédé sentit en lui un cri monter, comme une envie de brailler
il pouvait presque point en croire ses yeux
il était finalement arrivé
Amédé, p. 23.
Y a pus de coupables.
Y a pus de Sauvages.
Y a pus de Red Coats.
Y a pus de Rebels.
Y a pus de Robes Noires.
J’ai maudit les révolutions.
J’ai maudit les Rebels.
J’les maudis encore.
J’croirai plus jamais à la paix.
Il avait raison de me dire de me réveiller.
J’suis réveillé, Joseph.
J’arrive.
J’allons monter l’escalier.
La porte s’ouvrira une fois pour toutes.
Prudent, p. 102.