On imagine assez facilement les rues scintillantes d’une grande ville nord-américaine. Les gratte-ciel ne sont plus que de vastes béances inassouvies. Que veulent donc ces trois jeunes femmes qui s’avancent insouciantes dans la nuit ?
Que font-elles à cette heure où l’inquiétude règne ? On imagine encore les quadrilatères sales et blafards d’une petite ville nordique au-delà du soixantième parallèle. Devant l’unique restaurant, trois policiers en uniforme observent les quelques passants du matin sous cet éclairage étrange qui ne s’éteint jamais. Que font-ils si loin de leurs amours dans ce territoire paralysé, saisi par la lumière ? On imagine une dernière fois l’immigrant africain, homme ou femme, dans les rues de Tanger, en marche vers la lueur orangée des villes du Nord, obsédé par cette traversée qui l’attend et dont il ne reviendra peut-être pas. Quelle est cette frontière de l’attente qui accueille et efface l’itinérance ?
L’œuvre du romancier et journaliste franco-ontarien Didier Leclair a pour point d’ancrage les multiples territoires de la désillusion. Depuis la parution de Toronto, je t’aime, roman qui lui a valu le prix Trillium en 2001, l’écrivain fait enquête sur la marginalité intrinsèque des êtres en déplacement au sein d’une modernité occidentale aux reflets interlopes. Né à Montréal de parents rwandais, Didier Leclair (de son vrai nom Didier Kabagema) quitte très tôt le Québec pour le Bénin et éventuellement le Gabon. Cette enfance africaine fera de lui une sorte d’immigré à rebours. Nombreuses sont les terres d’accueil pour celui qui ne cessera de partir et de revenir ! À 19 ans, refaisant le voyage initial de ses parents, Leclair rentre au Canada et s’installe à Toronto où il travaille éventuellement comme journaliste à la radio. Si les personnages de ses romans sont tous en quelque sorte des « passeurs » désabusés, à bout de souffle tels des « suspects en fuite », leur déracinement fait d’eux des hommes et des femmes dépourvus d’intériorité, habités par la vacance de leur histoire et par le doute.
Dans Toronto, je t’aime, Raymond Dossougbé, fraîchement de retour dans son pays natal devenu pour lui terre d’immigration, ne dispose guère de repères qui lui permettraient de baliser même temporairement la ville multiculturelle. Pourtant la métropole regorge de gens comme lui dont le quotidien reste marqué par la conscience de l’étrangeté. Pourquoi le hasard de ceux qu’il croise dans la rue crée-t-il chez l’arrivant africain un tel sentiment paroxystique de la différence ? Dans Toronto, je t’aime, Leclair propose une américanité post-urbaine où la solitude existentielle de l’immigrant se résoudrait dans les figures inattendues de l’entraide et de la proximité. Car l’accueil appartient aux héritiers du déracinement, à ceux qui ont subi « l’ablation du pays ancestral » : Noirs d’Amérique, itinérants, Africains sans possibilité de retour, voilà ceux que la ville appelle. En aucun cas la fragilité de leur position ne pourra être interprétée comme un douloureux exil. Au contraire, cette fragilité de l’immigrant est, chez Leclair, la garantie de son besoin vital de tendresse et d’amitié. C’est par ce paradoxe, dont Toronto est pour lui l’exemple multiplié, que le narrateur renoncera à une « fraternité des opprimés » qu’il considère comme stérile.
Toutefois, dès la publication d’un second roman en 2003, cet optimisme semble s’être épuisé. Certes, Ce pays qui est le mien pose à nouveau la question de la terre d’accueil. Mais le romancier est désormais aux prises avec une angoisse d’ordre éthique. On y reconnaît encore Toronto et sa diversité culturelle, raciale et linguistique. Cette fois, pourtant, la métropole est pulvérisée par l’errance de ses habitants déclassés et sans espoir. Alors que, dans le premier roman, Raymond Dossougbé avait pu trouver réconfort dans les nuits illuminées de la cité, dans le second récit, les personnages dispersés, et en particulier le médecin Apollinaire Mavoungou, voient leur départ du pays d’origine comme un profond « naufrage » du sens et crient leur impuissance à qui veut les entendre. Le narrateur lui-même semble incapable de réguler un récit qui s’éparpille dans toutes les directions, se résumant parfois à la leçon de morale et au didactisme. Deux ans après Toronto, je t’aime, la ville multiculturelle est paralysée par son inaptitude à créer une logique de l’enracinement, comme si « la fraternité des opprimés » s’était reformée à l’insu de tous, contaminant ainsi toute chance d’émancipation. L’alternance de passages de fiction et de reportages quasi journalistiques (sur le chômage des immigrants à Toronto, par exemple) révèle l’impuissance du narrateur à réaliser l’unité formelle d’un récit nécessairement disjoint.
De plus en plus, le romancier se penche sur le geste même du départ et surtout sur les puissants désirs qu’il met en œuvre. C’est pourquoi il n’est pas étonnant qu’un troisième roman publié en 2007 ramène le lecteur aux frontières mêmes où les naufragés en partance, obsédés par le désir de l’ailleurs, ont négocié leur identité et leur vie. Si Angélique, l’héroïne congolaise d’Un passage vers l’Occident, parvient à atteindre la côte espagnole, elle reste fascinée par le silence de ceux que la traversée a emportés dans la mort. À l’image du désir d’Angélique qui « se cognait contre les parois de ses tempes, comme un fou en camisole de force », le roman de Leclair explore les violentes pulsations du voyage migratoire avant même l’entrée de l’immigrant dans le chaos du pays d’accueil.
Enfin, Le soixantième parallèle, paru en 2010, confirme l’épuisement de la problématique africaine chez Didier Leclair. Cette œuvre, dont le cadre est la petite ville fictive de Misty River sur les rives emblématiques du Grand Lac des Esclaves, ne délaisse pas pour autant la question du départ, mais la traversée sera celle de l’espace continental tout entier. Travaillant pour la Gendarmerie royale du Canada, Mark ressasse ce qui l’a amené à quitter la banlieue torontoise de Scarborough pour Misty River. Élevé par une mère adoptive de race blanche, il s’interroge sur le départ définitif de son père pour sa Jamaïque natale. La ville nordique, paralysée par le commerce des drogues, est le reflet des disjonctions de la métropole du sud. Imitant le ton de l’enquête policière, le récit ne cesse de ramener le lecteur à la question fondamentale du départ, ici reportée sur la figure du père. Peut-être le Grand Lac des Esclaves, l’une des mers intérieures les plus profondes au monde, porte-t-il d’ailleurs en son nom la quête identitaire de tous les personnages mis en scène par Didier Leclair. Car le délaissement du pays d’origine a d’abord pris la forme d’une disjonction catastrophique, au cœur de l’être de l’esclave, et c’est ce mal absolu que l’immigrant africain, toujours à la recherche du lien, voudrait pouvoir cautériser une fois pour toutes dans les lieux mêmes où il a été pensé.
Didier Leclair a publié :
Toronto, je t’aime, Prix Trillium 2002, Vermillon, 2001 ; Ce pays qui est le mien, Finaliste au Prix du gouverneur général du Canada, Vermillon, 2003 ; Un passage vers l’Occident, Vermillon, 2007 ; Le soixantième parallèle, Vermillon, 2010.
EXTRAIT
Misty River n’est pas une ville. Du moins, pas pour un citadin comme moi. C’est un bourg de près de quatre mille habitants situé juste au-dessus du soixantième parallèle. La petite agglomération n’a que deux immeubles, chacun de sept étages. […] Misty River est construite sur les rives du Grand Lac des Esclaves qui lui-même se déverse dans le fleuve Mackenzie. Ce fleuve aboutit à l’extrémité du nord-ouest canadien et rejoint la mer de Beaufort dans l’Arctique. Misty River compte quatre feux de circulation et quelques taxis. Il n’y a aucun transport public.
Le soixantième parallèle, p. 9.