Les poèmes de Rose Després ne se donnent pas. Il faut du temps pour les apprivoiser, pour en découvrir les contours comme l’intérieur. La forme prend souvent la teinte de la colère, le fond laisse transparaître une fragilité, une angoisse, une difficulté à non seulement comprendre, mais surtout à accepter ce que la vie propose.
Une poésie de luttes, de retraites, d’avancées. Une poésie de combat avec elle-même, contre elle-même. En septembre 2012, Prise de parole rééditait en un volume ses quatre premiers recueils.
Fièvre de nos mains
Le premier recueil de Rose Després, Fièvre de nos mains (1982), est le quatrième ouvrage publié aux éditions Perce-Neige et le second par une femme, la première étant Dyane Léger avec Graines de fées en 1980. Ces deux femmes sont les premières poètes acadiennes à faire œuvre.
Les poèmes en prose de Després posent le problème de l’affirmation, interrogent l’identité, la relation entre le collectif et l’individu dans une langue dense, parfois opaque, comme un cri qu’elle ne contrôle pas toujours et qui jaillit presque malgré elle. Recueil sombre, mais en même temps radieux. La fièvre est un excès, mais de l’excès peut naître la lumière : « Reviens à la côte des domaines imprévus où une chaîne s’enfile grinçant les liens brûlés par les jours de forge. Le rythme, c’est une valse de goélands qui planent dans le ciel anémique. Et nous garderons la fièvre toujours ».
La poète utilise plusieurs images surréalistes comme s’il lui fallait dépasser le concret pour exprimer ce qu’elle ressent. Mais en cherchant l’image qui rend compte de ce qu’elle vit, elle se perd quelquefois dans un verbe abstrait qui l’éloigne de son propos.
D’autre part, en s’en prenant à l’histoire, Després apporte une vision que n’exploitaient pas les Raymond Guy LeBlanc et Herménégilde Chiasson. Elle se fonde sur elle et sur son désir d’être comme femme dans un désir de liberté qui lui permettrait de dépasser ses peurs. Elle ne veut plus baiser « la peur et la bague de l’évêque ».
Requiem en saule pleureur
Dans Requiem en saule pleureur (1986), elle approfondira sa démarche, y dévoilant un peu plus d’elle-même. En 1977, sa fille Sarah est mort-née, et en 1978, son mari David se suicide. Le deuil sera long.
Le recueil s’organise autour du poème éponyme dont la facture est différente des autres ; ce poème est le seul à parler directement du drame qu’elle a vécu : « J’ai devancé le cortège qui te portait trop lentement. Mon sang coule encore vers ton océan, ta souffrance me navigue sur une vague de perles tumultueuses. Ta rancœur laisse des cicatrices sur mon cou pendant que toi, le pendu, tu te fixes une place dans le cinéma réincarné ». Un chant qui se termine par la résilience : « Replaçant l’espoir au centre de notre furie, je transcenderai enfin ta mort ».
Le pays cède le pas à la nécessité de se faire face : « On marchande avec l’avenir qui débouchera d’un cauchemar oublié à l’aube incertaine ». La douleur de la perte est vive et plusieurs des poèmes révèlent cet état affectif : « Revenue d’ailleurs, errante, j’hermétise la parole qui ne m’habite plus. La répression, l’insomnie me figent dans un état larvaire. Dans mes bousculades nocturnes, je suis une convulsive qui bannit les fusions et qui meurt de faim. Tordue de dérision ». Elle a l’impression d’être impuissante : « Je rédige la mienne [sa vie], retournant les épisodes comme des mégots ». Les mots claquent, les sentiments explosent, le requiem se transforme en une libération toute relative.
Gymnastique pour un soir d’anguilles
Un long silence suit la publication de Requiem. Cette « retraite » littéraire, moitié fortuite, moitié désirée, va lui permettre de renouveler son écriture. Les poèmes en prose cèdent la place à des vers et si l’auteure fait encore appel à des images surréalistes, ce ne sera plus le fondement de son style.
Gymnastique pour un soir d’anguilles (1996) s’ouvre et se ferme sur le rappel de la mémoire de David. Si Fièvre était le recueil de la colère, Requiem celui de l’acceptation de la mort de l’autre, Gymnastique est celui du début de la libération du deuil. Rien n’est encore assuré, l’angoisse et le tragique de l’existence demeurent. On sent la fragilité de l’être et en même temps sa détermination à faire face à ses démons.
Les images sont lourdes, l’atmosphère suffocante. Les phrases se heurtent comme se heurtent les vies, comme se fracassent les émotions. Le vocabulaire exprime cet univers en proie à la lutte que se livrent espoir et désespoir, les mots de la désespérance l’emportant en nombre, mais ceux de l’espérance orientant le sens de la démarche. Car, malgré tout, la vie renaîtra de cette mort : « On a tellement joué avec la mort qu’on ne savait plus vivre », écrit l’auteure. Il lui faut donc réapprendre à vivre.
La vie prodigieuse
La vie prodigieuse (2000) continue la démarche de Gymnastique. Le recueil s’ouvre sur une question : « Nous pourrions peut-être vivre sans poésie, mais pourquoi le ferions-nous ? » Et se termine par une affirmation : « Le réveil si palpable / si proche / est possible ». Entre les deux, une réflexion sur le sens de la vie et sur le rôle nécessaire de l’écriture poétique qui permet cette recherche de sens.
Le recueil se divise en trois temps, dont les sous-titres sont, peut-être, empruntés au langage cinématographique : « Prise 1 », « Prise 2 » et « Prise 3 ». Ces trois « prises » représentent autant de tentatives d’atteindre une harmonie intérieure, la troisième étant la bonne. « Prise 1 » s’articule autour du rapport à l’autre et en particulier cet autre qui fut l’être aimé. « Prise 2 » nous mène quant à elle au cœur de l’imaginaire de Rose Després, dans cette « ruelle cachée » qu’est son être. Il s’agit de déloger les souvenirs, d’affirmer son intégrité, de « découvrir l’aube étonnante », de se plaire, de redécouvrir l’amour, de ressentir la passion, de « reprendre la route » et de l’habiter d’une routine qui « ne sera plus banale ou cynique ». Enfin, « Prise 3 » est porteur d’un nouvel espoir dans lequel « [l]a fière dignité de notre passion tenace / la justesse de nos paroles / transformera plus que le papier ». L’écriture devient la façon de rendre compte de la vie. La poète sort du cocon qu’est son passé, « les ailes de l’été / déployées ».
Un autre long silence suit. Si longtemps déjà, dont le titre est évocateur de ce silence, paraît en 2009.
On peut percevoir trois parties dans le recueil. Dans la première, la poète exprime sa souffrance et d’une certaine façon son impuissance face aux forces qui la subjuguent. Les vers cinglent, les images sont fortes : « Nous sommes / ces étalons sauvages / ivres forts / et nos cris de mort / violentés violets / restent gravés farouches / sur vos oreillers ». La deuxième partie est celle de la résistance. L’auteure doit trouver dans son passé la force pour créer son avenir, même si ce passé a été celui de la perte, car « rien n’est jamais perdu ». L’espoir peut alors surgir, si faible soit-il. La troisième évoque sa capacité de se prendre en main, de se faire confiance pour « inventer le bonheur / qui attend / lui aussi ».
Ainsi la quête de Rose Després se poursuit et la vie prodigieuse est toujours à venir. La richesse de sa poésie repose sur son besoin fondamental de résoudre l’énigme de la vie, de sa vie. Si la douleur traverse toute son œuvre, c’est la poursuite de l’harmonie qui la pousse à l’écriture. Sa poésie est entièrement centrée sur elle, sans détour ni cachette : « En relisant les textes je m’aperçois qu’on se dévoile, on se déshabille complètement devant les gens. Si on fait autre chose, je ne pense pas qu’on écrit réellement », déclare-t-elle à la journaliste Sylvie Mousseau de L’Acadie Nouvelle à l’occasion du lancement de La vie prodigieuse.
Et l’étrange beauté de ses textes naît de cette absence de pudeur, de cette volonté de faire face à ce qu’elle est.
Biographie
Rose Després est née en 1950 à Cocagne, un petit village côtier de l’Acadie. Étudiante, elle a fait partie du groupe de contestataires qui occupèrent le campus de l’Université de Moncton à l’automne 1968. En 1973, elle a obtenu son baccalauréat en lettres à l’Université de Moncton. Elle a travaillé dans différents domaines reliés à l’enseignement et aux arts : recherchiste, consultante, enseignante de français langue seconde au secondaire, traductrice, et chargée de cours à l’Université de Moncton. Rose Després a participé à de nombreuses manifestations culturelles comme poète invitée au Nouveau-Brunswick, dans différentes provinces canadiennes, en Louisiane, au Zaïre, en Belgique, en France, au Mexique et en Allemagne, et a publié dans différentes revues.
Rose Després a publié :
Fièvre de nos mains, dessins de Louise Després-Jones, Perce-Neige, 1982 ; Requiem en saule pleureur, Éditions d’Acadie, 1986 ; Gymnastique pour un soir d’anguilles, Perce-Neige, 1996 ; La vie prodigieuse, Prix Antonine-Maillet – Acadie Vie, Perce-Neige, 2000 ; Si longtemps déjà, Prise de parole, 2009 ; Fièvre de nos mains, Requiem en saule pleureur, Gymnastique pour un soir d’anguilles, La vie prodigieuse, Prise de parole, 2012.
EXTRAIT
Valises à la main
Il reste accroché aux fils téléphoniques, sa cruelle harangue
pourchasse mes matins tranquilles.
La télévision envahit, éteint la musique dans ma caboche,
ma petite planète sérieuse et drôle.
Le frigidaire râle, secoue le sommeil fragile.
Si bientôt l’élan s’écrase, je ramasserai les pièces du décor,
débarrasserai mon champ de vision. Un autre cercle vicieux
s’estompera, étourdi, ses griffes molles impuissantes,
et la sciure recouvrira tout.
Il chavire mes meilleures intentions, paranoïaque mon plus simple plaisir, questionne toutes mes réalités.
L’amour ne guette pas, n’attend pas non plus.
Reprenons vite ce moment parce que le temps n’habite plus de
lieux veloutés.
Lorsque nous ne rirons plus ensemble, nous aurons maudit
notre vie et notre amour.
Frôlant le meurtre et le vide.
Gymnastique pour un soir d’anguilles, p. 30.