La poésie de Fredric Gary Comeau tient dans sa capacité à créer des atmosphères : une émotion, un souvenir, un fait, un désir et, de là, le texte se construit. Ses poèmes se nourrissent de sa vie affective, que ce soit l’amour, l’amitié, la relation avec l’autre, et même avec ce que l’on pourrait appeler le monde puisque plusieurs des textes rappellent ses nombreux voyages. Une brume enveloppe les poèmes, ce qui leur donne paradoxalement une luminosité, une transparence émotive qui nous permet de saisir ce qu’ils cherchent à nous faire partager.
La sonorité des vers sert le propos, à croire que tout est affaire de sons avant que d’en être une de sens : les poèmes demandent à être lus à haute voix, et c’est alors qu’ils nous rejoignent, qu’ils se dévoilent. L’enchaînement des images, des impressions, les contrastes qu’ils tracent dépassent le réalisme, le descriptif se mêlant à l’intériorité. Ainsi dans Aubes (2006) : « [D]ehors novembre avance / ici l’aveu tarde à venir » ; d’un côté le temps, la saison à qui Comeau prête une action, de l’autre l’« ici » qui ne peut être que l’intérieur opposé au « dehors ». Un intérieur qui est à la fois celui de la maison et celui de son être.
Il module ses poèmes en quelques vers, rarement plus de vingt, fixant son attention sur un mot ou sur une image. Le vocabulaire demeure simple, et chaque recueil tourne autour de quelques mots, inlassablement repris, que ce soit d’un poème à l’autre ou à l’intérieur d’un même poème. Une douce uniformité musicale, presque sensuelle se dégage de l’ensemble, comme s’il ne s’agissait que d’un seul poème composé d’une série d’images, de flashs, de vidéoclips poétiques.
Premieres mélodies
Comeau est avant toute chose un musicien et tout ce qu’il écrit repose sur une ligne mélodique sous-jacente. C’est cette musicalité qui définit le mieux les atmosphères qui se dégagent de ses vers. Dans son premier recueil, Stratagèmes de mon impatience (1991), la musique occupe déjà une grande place : « [D]ans cette / nuit de / jazz infinie / je tombe / dans le creux / d’une contrebasse ». Le titre, « 7/4 », fait appel au « Money » de Pink Floyd, dont le poème suit le rythme.
Ce recueil paraît l’année même où l’auteur s’éloigne de l’Acadie. Le poète Gérald Leblanc trouvait son titre très acadien parce qu’en Acadie, m’a-t-il dit, « on n’éclate pas nous, on fait une stratégie ; on travaille des stratagèmes ». Le poète lance ses images et ses angoisses dans le détour de ses pages, laissant les mots couler les uns à côté des autres dans des vers qui, devenant un simple enchaînement de mots, tendent vers le silence : « Homme / fige / au / milieu / de / nos / mondes / dans / l’abcès / du / chaos ». Ce chaos dont il continue l’exploration dans Intouchable (1992), vainquant le silence par la rythmique musicale des sonorités suggérées par les mots.
Musique qui hante en sourdine Ravages (1994), finaliste au prix Émile-Nelligan : écho du jazz dans « Appartement », du rock dans « Cendres », quand ce n’est pas le country de Hank Snow dans « Route ».
Ce recueil s’ouvre sur un rêve qui limite le mouvement du poète et qui le contraint à faire face à « toujours ces barreaux / dans [s]a fenêtre ». « Je suis assis au milieu du manque », constate-t-il avant d’amorcer « aveuglément » sa quête. Dès lors, quelques constantes serviront de balises à son exploration. Puisqu’il est au centre de l’inconfort, il en définira les contours, cherchant à se cerner. Le recueil abonde en vers débutant par « entre » et mettant en relation des émotions, des espaces et bien d’autres éléments dans une tentative de faire surgir l’inédit. Le poète se retrouve entre « le pays mythique et l’appartenance », hésitant peut-être « entre l’instinct de l’autobiographie et le désir d’errer dans l’irréel ». À ce désir d’errance, s’ajoute la notion de désolation, de destruction que suggère le titre et qui revient comme un leitmotiv dans la seconde partie du recueil. L’inconfort du poète l’incite à vouloir quitter sa province natale pour voyager, tout en étant conscient qu’il devra affronter les « ravages de ce travail / qui consiste à faire surgir / le côté lumineux de la fragilité ».
Voyages
Les recueils qui suivent continuent la démarche thématique amorcée dans Ravages. Trajets (1996) se développe autour du désir de s’évader, désir de trouver un autre lieu, ou encore désir comme absolu puisqu’il est « entre les ruines et le désir ». Le dernier poème de Routes (1997), « Vengeance », reprend les mots clés qui traversent le recueil : route, repère, rêve, tracer, déserts, dérive, exil, cicatriser, errance. « Il n’y aura aucune vengeance », conclut l’auteur, seulement une quête de soi : « La route sera ma seule religion ». Fuites (2000) s’articule autour du manque qui empoisonne la vie du poète. Ce recueil est un court voyage dans lequel sa mémoire se heurte au constat qu’« il n’y a plus de paysage / qui puisse [l]e faire chanter ». On a l’impression que Comeau chemine vers le silence comme si les mots étaient de plus en plus difficiles à faire naître. Il s’écoulera quatre ans avant son prochain recueil, Vagues/Oleajes (2004), une édition française-espagnole, dont les poèmes datent de la même période (1996-1997) que les trois recueils précédents et explorent les mêmes thèmes. D’une certaine façon, Naufrages, publié en 2005, mais écrit en 2001, clôt ce cycle.
Musiques évabescentes
À partir de 1998, la chanson prend davantage d’importance. Après deux excellents albums en anglais, Another Broken Lullaby (1999) et
Hungry Ghosts (2002), Comeau passe au français. Recueils et disques (chez Tacca Musique) se construisent en résonance : Aubes (2007) avec Ève rêve (2006) et Vérités (2009) avec Effeuiller les vertiges (2009).
Aubes nous invite à un voyage temporel (les textes ont été écrits entre 1995 et 2006), sans que l’on puisse réellement percevoir le passage du temps. L’ensemble traite d’un espoir qui semble inatteignable : « [Q]uand l’aube sera devenue autre chose / qu’un simple appel / une musique me menant / vers le sommeil / jusque-là j’errerai ». C’est la même démarche que l’on retrouve dans les chansons d’Ève rêve. Par contre, Comeau a choisi de n’y traiter que de la relation amoureuse. Débutant avec l’amour désir, il termine le disque d’une façon ambiguë, sans que l’on sache trop ce qu’il entend faire face à l’absence de l’être aimé. Entre-temps, il aura abordé la passion, la séparation et l’attente.
Si le thème des chansons est plus précis que celui des poèmes, on y retrouve le même type d’écriture. La mélodie vient appuyer le texte que la voix, douce comme dans une confidence, relaie. On pourrait parler d’une musique évanescente : elle ne s’impose pas, elle se fond au paysage, toute en délicatesse, en finesse. Ce n’est pas tant la mélodie qui est marquante que l’arrangement, habile fusion des éléments qui composent l’enregistrement. On a une impression de fluidité, de simplicité presque de facilité : tout coule harmonieusement tant dans les poèmes que dans les chansons.
Dans Effeuiller les vertiges et Vérités, Fredric Gary Comeau évoque celles qu’il a aimées et qui ont disparu de sa vie de même que son nouvel amour. Un parcours complexe, parfois douloureux, dans les mouvements du cœur. La structure des deux œuvres est différente, mais la démarche est identique. Chantée ou non, la poésie de Comeau est reliée à ses angoisses, à sa difficulté de faire face à ses démons :
« J’ai mes démons / toujours besoin de tout foutre en l’air / juste pour voir de quoi j’ai l’air / quand la poussière retombe », chante-t-il dans la pièce « Dans ma tombe » sur un rythme très appuyé aux couleurs d’une guitare électrique incisive. Ce à quoi le vers « et mes démons embryonnaires / annonçaient déjà ma chute » (Vérités) semble faire écho.
Comme toujours, les poèmes de Fredric Gary Comeau sont musicaux, doux à lire tout en exprimant sa difficulté d’être. Cette poésie de l’intime, habitée par le vertige qui naît de l’amour, hantée par la crainte de dévoiler les aspects troubles nés des souffrances passées, repose sur la simplicité et l’honnêteté de la démarche.
Souffles (2011) continue ce qui semble être, depuis le premier recueil, un journal intime écrit sous la forme de poèmes. Si les voyages sont tout aussi présents, l’amour semble porteur d’une harmonie enfin trouvée.
Biographie
Fredric Gary Comeau est né le 6 février 1970 à Robertville, un village d’environ 800 habitants du Nouveau-Brunswick à proximité de la Baie-des-Chaleurs, également le lieu de naissance des poètes Martin Pître, Jean-Mari Pître (deux frères), Éric Cormier et Christian Roy. Dès l’âge de sept ans, il apprend la guitare et il fonde à dix-sept ans son premier groupe de musique, The Informed, dont il est le chanteur et le compositeur.
Après un bref séjour à l’université, il quitte l’Acadie en 1991 pour une longue suite de voyages qui le mènent en Europe et en Amérique centrale. Il vit tour à tour à Montréal, à Québec, à Halifax, à Moncton, à Fredericton, puis finit par s’installer à Montréal, payant ses voyages par des petits boulots ou encore des bourses d’écriture. Entre-temps, il aura suivi des formations en cinéma et en arts visuels.
Fredric Gary Comeau a publié :
Stratagèmes de mon impatience, Perce-Neige, 1991 ; Intouchable, Perce-Neige, 1992 ; Ravages, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1994 ; Trajets, Perce-Neige, 1996 ; Routes, Écrits des Forges, 1997 ; Fuites, Écrits des Forges, 2000 ; Oleajes/Vagues, édition bilingue française-espagnole, Écrits des Forges/Mantis, 2004 ; Naufrages, Perce-Neige, 2005 ; Aubes, Perce-Neige, 2007 ; Vérités, Perce-Neige, 2009 ; Souffles, Écrits des Forges, 2011.
Albums : Another Broken Lullaby, indépendant, 1999 ; Hungry Ghosts, Audiogram, 2002 ; Ève rêve, Tacca musique, 2006 ; Effeuiller les vertiges, Tacca musique, 2009.
EXTRAITS
ma gorge veut se purger
de tous les mots inutiles
de tous les noms de villes
où j’ai fait semblant de vivre
où j’ai crié jusqu’au jour
en suivant trop de chiens
où j’ai chuchoté ton nom
en évitant la clarté
où j’ai prié un dieu
impossible à cerner
Naufrages, p. 57.
Encore un ciel de cendres
une voûte rappelant l’arc
de paroles maternelles
soir lourd d’été
où je me perds dans cette ville
impatiente et humide
alors que mon peuple
prépare son chant
Souffles, p. 15.
alors que s’écroulent mes ombres
je cherche un vent nouveau
sans attendre l’océan si loin
tentant en vain de rapiécer
cette voile tissée d’impossibles
que m’avait léguée ma mère
juste avant son dernier voyage
Souffles, p. 16.