J’aime les mots. J’aime les agencer, les croquer, les regarder. J’aime le bruit qu’ils font quand on se les met en bouche. J’aime quand ils jaillissent comme une source vivifiante. Daniel Dugas les aime aussi, j’en suis sûr, lui qui s’amuse tantôt à leur donner une coloration personnelle sans pour autant trahir l’originale, tantôt à les faire résonner pour le simple plaisir de les entendre.
Mais pour Daniel Dugas les mots sont aussi – surtout – porteurs de sens. Sa poésie est un des actes par lesquels il s’engage, dénonce, commente la société. Ses préoccupations sociales nourrissent également ses productions artistiques et on pourrait analyser les nombreuses correspondances entre les différents « supports » qu’il utilise.
En arts visuels, il se consacre à la vidéo, aux nouveaux médias, tout en préservant l’installation et la peinture, comme en témoignent la page couverture de son premier livre pour enfants, Rocco, qui est également son premier ouvrage écrit en anglais, langue qu’il utilise dans certaines de ses productions visuelles, ou encore le tableau qui sert d’illustration à la pièce musicale « Vitreous-worlds », qu’il a composée et enregistrée et qu’on retrouve sur la première page de son site Internet (daniel.basicbruegel.com). Site dans lequel les différentes facettes de son travail sont bien mises en relief.
J’ai toujours eu l’impression qu’il était un explorateur des arts, mais aussi de la conscience humaine. Il creuse, fouille, ouvre, puis tente de comprendre et enfin partage ce qu’il a trouvé. Il y a une vingtaine d’années, lui et sa conjointe Valérie ont créé la Galerie Trunk. Le regardeur s’approchait du coffre de leur vieille voiture qui était stationnée à proximité d’une galerie où il y avait un vernissage (ou d’une autre activité culturelle), payait un droit « d’entrée » d’un dollar pour ainsi obtenir la possibilité de regarder la miniexposition qui reposait dans le coffre. Une aventure fantaisiste qui interrogeait à sa façon la place de l’art dans la société.
Son premier recueil, L’hara-kiri de Santa-Gougouna (1983), confronte la vision que l’on a des pays lointains et déchirés par des guerres au calme, mais critiquable Canada rebaptisé pour l’occasion Santa-Gougouna en hommage aux célèbres gougounes, sandales d’été par excellence, mais qui, au singulier, peuvent prendre le sens de niais, d’idiot. Santa-Gougouna, le pays de la stupidité ? Pourquoi pas.
Si ce premier recueil tient plus du cri que de la poésie, il n’en demeure pas moins que là est l’assise de la parole de Dugas. Déjà, son impertinence s’affiche : « Un jour je serai / pigeon blanc bleu / je pourrais alors sans crainte / faire caca sur toutes vos nobles statues / construites en services rendus ».
Cet homme, grand, élancé, aux yeux incandescents, bouscule les valeurs établies en s’attaquant aux icônes de la société, que ce soit indirectement ou, comme c’est le cas dans Icônes (la seconde partie de Hé !, 2010), directement. Dans tous les cas, sa parole est franche et déterminée : « Je redispose l’histoire en appelant mégalithes / les vieux scrapbooks / où nos images sont bien alignées », écrit-il dans le premier poème des Bibelots de tungstène (1989). Ce recueil qui décrit une atmosphère de fin du monde est habité par l’urgence dans une quête « à la recherche des Hommes pour pouvoir connaître / la fin des solitudes éternelles / qui nous habitent éternellement ».
C’est avec Le bruit des choses (1995) que le poète réussit à transposer la colère de l’homme, sans que celle-ci perde sa force et tout en reprenant l’image des « choses », déjà présente dans le premier recueil. Ces choses sont aussi bien les objets que les animaux, les hommes et les actes dans une fusion cosmique, chacun y allant de son bruit (ou ses bruits), mais tous enchaînés dans un monde dont le poète ne veut plus : « Je ne brosse plus mes cheveux / C’est la seule révolte possible / dans le monde amorphe où je vis ».
La dérision se mêle à l’humour caustique et à l’ironie. La recherche de la vérité devient « l’étude scientifique / des gommes à mâcher / sur les trottoirs / des sacs de chips / poussés par le vent ». Les recueils qui suivent continuent dans cette voie, cette façon de regarder et d’analyser le réel.
La limite élastique (1998) est sans doute le plus « coloré » tout en étant d’une certaine aridité, comme si l’auteur avait voulu éliminer tout lyrisme, toute fioriture pour ne retenir que l’essentiel. Les mots pèsent et le poème devient lieu de pensées sur l’homme, sur la vie, sur le rapport entre les « choses ». Parfois même, la poésie devient philosophie et la maxime naît : « Étoffer le futur c’est souvent immobiliser / tout ce qui tente d’y accéder ». Et elles sont nombreuses, ces petites phrases qui nous font hésiter sur la page, la tête pensive et le crayon dans les airs.
À partir de ce recueil, Dugas a trouvé un style, son style, qu’il va peaufiner dans les deux recueils suivants. Le regard devient franchement politique, le ton, cinglant, ironique, sarcastique.
Même un détour serait correct (2006) nous entraîne dans un mouvement qui débute par une vision globale de la société et des abus qu’elle subit, et se termine par un mince, mais réel espoir fondé sur la capacité pour l’homme de réagir et de modifier le cours des choses. Le premier poème nous présente les « monstres » qui seront mis en scène et qui ressemblent étrangement à trop de dirigeants politiques ou autres. Le portrait est noir, longue énumération de mensonges et de violences qui, malheureusement, reflètent la situation mondiale. Le point de vue de Dugas embrasse l’ensemble de la terre : tout est lié, et nous ne pouvons pas faire comme si notre situation privilégiée nous permettait de nous dire que tout va bien. Il nous faut donc agir, comme le suggèrent les verbes d’action qui servent de titres aux poèmes.
Hé ! suivi de Icônes (2010) poursuit la démarche, s’attaquant dans la partie Icônes à neuf entreprises symboles de notre société et surtout de notre façon de vivre : l’Agent Glad, Betty Crocker, Monsieur Net, Malboro, le Géant Vert, Michelin, le Chef Boyardee, Dixee Lee et le Colonel Sanders y sont joyeusement malmenés. Dans Hé !, chaque poème prend appui sur l’interjection choisie comme titre. Ce jeu lexical qui pourrait ressembler à un exercice d’improvisation vire en cauchemar, en souhait, en espoir, en amour et en différents sentiments contrastés. Ces oppositions créent d’un texte à l’autre – et parfois même au sein d’un même texte – des frictions qui expriment les états d’âme de l’auteur. Sa colère contre la société qui s’exprime par l’engagement de son écriture l’aide à faire face à ce qui pourrait mener au désespoir : « [J]e trace dans le désir d’exister / dans cette frontière élastique / l’importance du moment / là où le bonheur existe / assurément ».
D’un recueil à l’autre, Daniel Dugas reprend les mêmes thèmes, les modulant différemment, mais toujours dans un désir de trouver une façon de préserver un espoir en l’homme.
Biographie
Daniel Dugas est né le 29 octobre 1959 à Montréal. Ses parents, tous deux Acadiens, s’installent à Moncton en 1973. Il obtient un certificat en service social à l’Université Sainte-Anne de Pointe-de-l’Église (1980) puis un baccalauréat en arts visuels de l’Université de Moncton (1986). Il fait sa maîtrise en arts visuels au School of the Art Institute de Chicago (1993). S’il publie des recueils de poésie à partir de 1983, ce sont les arts visuels qui orientent sa démarche artistique. Peintre, graveur, vidéaste, performeur, il expose et intervient dès 1983. Il participe comme vidéaste à la Course autour du monde de Radio-Canada en 1983, et représente le Nouveau-Brunswick aux Jeux de la Francophonie de 1997. Il a enseigné au Media Arts and Digital Technologies Department de l’Alberta College of Art and Design de Calgary. Aujourd’hui, il vit à Moncton.
Daniel Dugas a publié, entre autres :
L’hara-kiri de Santa-Gougouna, Perce-Neige, 1983 ; Les bibelots de tungstène, Michel-Henri, 1989 ; Le bruit des choses, Perce-Neige, 1995 ; La limite élastique, Perce-Neige, 1998 ; Même un détour serait correct, Prise de parole, 2006 ; Hé ! suivi de Icônes, Prise de parole, 2010 ; Au large des objets perdus, Prise de parole, 2011.
EXTRAIT
[…] je guette
la limite qui se plie
l’horizon suspendu
le dernier droit des voyageurs
la dernière dérive de la liberté
derrière
le cul-de-sac trompe-l’oeil du voyage
devant
la route temps-moderne
où Chaplin marche avec Goddard
Au large des objets perdus, p. 17.