Née à la fin des années 1970, Emma Haché est originaire de Lamèque, au Nouveau-Brunswick. Après des études en art dramatique à l’Université de Moncton, elle s’installe à Montréal et y vit pendant une dizaine d’années. Elle y suit des formations à l’École de mime corporel ainsi qu’au Centre de création scénique. Comme dramaturge, elle a collaboré avec de nombreux théâtres francophones au Canada. En 2019, elle fonde le Théâtre Vent debout, dont elle est la directrice artistique.
Depuis la parution de L’intimité (2003), sa première pièce de théâtre éditée, Haché s’est taillé une place de choix dans l’institution littéraire acadienne. Certes, remporter le Prix du Gouverneur général avec sa première création marque les esprits mais, depuis maintenant vingt ans, l’œuvre de cette écrivaine est incontournable. Or, elle repose tout de même sur un paradoxe fondamental. Le théâtre publié de Haché est rarement représenté en Acadie et les pièces jouées dans son milieu ne sont tout simplement pas publiées. Les raisons derrière ce constat ne sont pas évidentes. Sujets trop exigeants ? Est-ce que les deux théâtres professionnels en Acadie ont fait une place suffisante aux pièces écrites par des femmes au cours des vingt dernières années ? Quoi qu’il en soit, l’œuvre dramatique de Haché mérite que l’on s’y attarde.
Sur scène : un théâtre ancré dans sa communauté
Doit-on s’étonner que, dès 2002, Emma Haché remporte le Prix littéraire Antonine-Maillet–Acadie Vie (volet jeunesse) pour la pièce Lave tes mains et qu’en 2004, elle soit lauréate du Prix du Gouverneur général (théâtre) pour L’intimité ? Pour couronner le tout, elle est sacrée découverte de l’année et artiste de l’année en littérature au 7e Gala des Éloizes. Ces consécrations hâtives mais méritées suggéraient déjà au milieu théâtral la cohérence de l’œuvre à venir. Son travail de créatrice se déploie autant sur scène que par la publication de textes dramaturgiques. En ce qui concerne le théâtre joué en Acadie, il est fascinant de constater que chaque pièce est inspirée de l’histoire locale ou du quotidien. Lave tes mains et Murmures(2005) traitent chacune à leur façon de l’épidémie de lèpre, ayant un lien avec la création du lazaret de Tracadie au XIXe siècle. Au sujet de cette dernière pièce, le critique David Lonergan mentionne à juste titre que « c’est moins l’histoire du lazaret de Tracadie qui nous est racontée, que celle d’exclus que l’on s’empresse d’isoler des autres parce qu’ils représentent, pense-t-on, un danger dont on n’arrive pas à saisir le sens1 ». Quant à la commande professionnelle Les défricheurs d’eau (2004), elle raconte les 400 ans d’histoire de l’Acadie en intégrant des chansons écrites par Denis Richard. Cette pièce à grand déploiement a été jouée pendant quelques étés dans la Péninsule acadienne.
Deux autres pièces jouées au cours de la dernière décennie méritent notre attention. En 2011, Wolfe est produite sur les planches du théâtre l’Escaouette, à Moncton. Cette création propose un nouveau regard sur Jackie Vautour et l’expropriation de Kouchibouguac (à la manière de Mirabel) afin de créer un parc national. Cet événement, considéré comme une deuxième déportation, a inspiré plus d’un créateur en Acadie. Haché y ajoute sa touche personnelle en intégrant son alter ego Apolline, qui peut être comprise de plusieurs façons. Cette pièce constitue par ailleurs la première mise en scène de la dramaturge. Enfin, en 2018, Pourquoi l’Ouest ? traite des conséquences des aller-retour d’un père de famille acadien qui doit se rendre dans l’Ouest canadien pour travailler. Quel est le coût humain associé à ces incessants déplacements ? Sans qu’il s’agisse d’un docu-théâtre (comme J’aime Hydro), cette pièce constitue un commentaire social engagé de la part de la dramaturge.
Le théâtre édité : une autre forme d’universalité
À défaut de pouvoir accéder aux textes d’Emma Haché montés en Acadie, le lecteur pourra se nourrir des quatre pièces pour adultes et des deux pièces pour la jeunesse (Azur, 2007, et L’éclaireur, 2015) qui sont publiées chez Lansman, en Belgique. Dans ce théâtre à la fois exigeant et stimulant, Haché gomme toute référence à l’Acadie. L’intimité propose onze tableaux dont les titres poétiques (« Cette urgence que je cherche » ou « Les barbelés de la liberté ») ne servent pas de synthèse au déroulement de l’action, mais offrent des pistes interprétatives pour le lectorat. La pièce raconte l’histoire d’un couple mal assorti dont la rencontre initiale remonte à la Deuxième Guerre mondiale. La perte d’un enfant, le manque de communication et quelques personnages secondaires sans scrupules font en sorte que les deux amoureux, en fin de vie, ne peuvent continuer de cohabiter. L’ancien soldat canadien souffre toujours de stress post-traumatique, alors que Frauke, l’Allemande déracinée, est atteinte d’un cancer du poumon. Un paquet de cigarettes, un revolver et un mobile constituent les objets qui marquent le parcours des deux protagonistes. Ils étouffent dans un monde sur lequel ils n’ont aucune emprise. Cette pièce a été présentée sur scène, à Montréal, en 2004. À l’époque, le critique Pierre Popovic affirmait : « Si L’intimité est une pièce forte, elle le doit certes au fait d’être issue d’un texte incisif et dense, capable de mêler la mélancolie intérieure à des saillies dures […]2 ». Difficile de le contredire. En fait, dans la dramaturgie acadienne du XXIe siècle, cette pièce doit maintenant être considérée comme incontournable ; il faut non seulement la lire, mais aussi l’enseigner.
Dans l’optique de la littérature des femmes, Trafiquée (2010) figure comme une pièce coup-de-poing. Insoutenable, même. Une femme, seule sur scène, raconte comment elle a vécu et survécu dans l’univers du trafic sexuel. Chez Haché, on retrouve peu de didascalies et, lorsqu’il y en a, elles déjouent souvent l’attente du lecteur. Ainsi, l’unique didascalie initiale a pour titre « Présentation de la marchandise » et ne suggère aucune indication scénique :
[…]
Ceci est un corps plié pour vous
Le regard de l’autre désireux, complice, puis coupable
Répétitions des images
Rythme des corps dans l’amour, dans la haine
Le même rythme
Succession d’images en accéléré
À la limite du supportable3
Trafiquée offre peu d’espoir, même si le personnage principal finit par se libérer de l’emprise de l’homme qui représente tous ceux qui ont abusé d’elle. À l’instar d’une petite fleur qui pousse à travers l’asphalte, la femme finit par percer le bitume avec ses doigts.
Ceux et celles qui ont vu ou lu la pièce Tu te souviendras de moi (2014), de François Archambault, trouveront des ressemblances évidentes avec Exercice de l’oubli (2016) de l’autrice acadienne. Dans cette pièce, une autre forme d’intimité conjugale est mise à mal alors que l’homme perd la mémoire à la suite d’un terrible accident. Moins percutante que les deux textes précédents, la pièce s’avère plus intéressante à l’écrit que sur la scène. Enfin, en 2021, la pièce la plus récente de Haché a été publiée. Intitulée Johnny, elle reprend certaines idées des pièces précédentes et contient des didascalies écrites de façon plus conventionnelle. Cette pièce propose un regard sur un couple qui peut difficilement communiquer, enfermé dans une routine mortifère. Le seul lien qui unissait ces deux personnes est Johnny, l’enfant dont on parle, mais qui n’est pas présent sur scène. Que s’est-il passé ? Comment une relation peut-elle s’étioler à ce point ?
Le dénominateur commun
Pour faire une synthèse du théâtre publié d’Emma Haché, il est possible de trouver un dénominateur commun à ses pièces. Dans sa plus simple expression, chacune présente une femme et un homme qui souffrent d’une perte quelconque. La formule suivante résume le travail théâtral de Haché : Femme + Homme = perte x.
Ainsi, dans L’intimité, la femme allemande perd ses repères identitaires à cause de sa relation avec son mari canadien. La perte d’un enfant s’ajoute au drame conjugal. Dans Trafiquée, une femme perd toute trace d’humanité à cause des hommes, en particulier son proxénète. Exercice de l’oubli met en scène une femme et un homme dont la perte de mémoire irréversible détruit le couple à petit feu. Enfin, Johnny nous fait entrer dans l’univers de Juliette et Réal, couple qui se désagrège en raison de l’enfant qu’il a adopté. On pourrait alors croire que Haché ressasse les mêmes obsessions. Chaque pièce a toutefois ses propres mérites et forme un tout cohérent. Personne ne s’étonnera que la pièce de théâtre jeunesse Azur sorte du modèle de l’équation. Le personnage éponyme s’apprête à mourir, au grand désespoir de ses parents. Azur rencontrera une pléthore de personnages qui l’aideront à traverser vers l’Autre Rive. Or, avant de partir, le garçon convainc le Maître du temps d’aider à guérir ses parents de leur chagrin. Ainsi, malgré la perte de leur enfant, les parents pourront passer à travers cette épreuve tragique. D’une certaine façon, la pièce offre un espoir, une luminosité, que l’on ne trouve pas avec la même intensité ailleurs dans le théâtre pour adultes de l’autrice acadienne.
Il est inconcevable que le théâtre publié de Haché n’ait jamais été monté en Acadie (sauf Exercice de l’oubli). Nul n’est prophète en son pays. Emma Haché, encore moins. L’intimité fêtera ses vingt ans en 2023. Elle vieillit magnifiquement bien. Il serait temps de la voir sur scène.
* Benoit Doyon-Gosselin, spécialiste de la littérature acadienne, est professeur à l’Université de Moncton et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et milieux minoritaires.
Emma Haché a publié, entre autres, tous chez Lansman :
L’intimité, 2003 ; Azur, 2007 ; Trafiquée, 2010 ; Exercice de l’oubli, 2016 ; Johnny, 2021.
1. David Lonergan, « Murmures des murs », L’Acadie Nouvelle, 29 octobre 2005, p. 6.
2. Pierre Popovic, « La guerre dans le corps », Jeu, no 114, 2005, p. 17.
3. Emma Haché, Trafiquée, Lansman, Manage (Belgique), 2010, p. 5.
EXTRAITS
Frauke : […] En ce moment, à quatre-vingt-trois ans, je me mets au monde. Je vais enfin me mettre à respirer. Seule. (Un temps, elle tousse.) Respirer tout de travers mais tout de même, respirer… seule ! Enfin ! Il aura fallu tous ces détours, contre un petit peu de lucidité. Pour que l’espace en dedans de moi fusionne avec l’air que je respire. L’intimité ! L’intimité !
L’intimité, p. 46.
Parce que c’est plus fort que vous
Parce que votre femme est incapable de jouir
Parce que vous avez envie qu’une femme se mette à genoux devant vous
Parce que votre femme vous a trompé
[…]
Parce que vous vous mariez demain
Parce que c’est la première fois
Parce que c’est la dernière fois
Et vous ?
Pourquoi donc êtes-vous là ?
Trafiquée, p. 6-7.
Juliette : Je suis allée sur le balcon aujourd’hui, c’était terrifiant, j’en ai eu le vertige. J’ai dû fermer les yeux. Ça a pris un certain temps où j’ai pensé mille fois revenir à l’intérieur. Mais la pensée même de reculer me donnait la nausée. J’ai respiré profondément. Ça s’est calmé un peu. Les yeux fermés, j’ai apprivoisé le bruit de la ville.
Johnny, p. 9.