En 1973, à peine âgé de 18 ans, Neil Bissoondath faisait un choix déterminant : il émigrait au Canada. Après plusieurs années à Toronto, il s’est ensuite installé à Montréal, voilà une quinzaine d’années, puis à Québec où il enseigne maintenant la création littéraire à l’Université Laval.
Il n’a jamais mis les pieds en Inde, pays d’où sont partis ses arrière-grands-parents pour s’installer à Trinidad, et il n’est retourné qu’une seule fois dans cette île de la Caraïbe où il est né. Homme de migration désirée et assumée, il est aussi l’auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles qui mettent en scène des personnages aux antipodes de sa vision des choses et de sa façon d’être, ainsi que d’un essai qui a soulevé la polémique au Canada anglais.
Nuit blanche : Depuis votre premier recueil de nouvelles, Arracher les montagnes, votre œuvre romanesque est traversée par les questions de l’exil, de la difficile intégration dans une nouvelle société, de la nostalgie, de l’illusoire retour au pays natal. Cette plongée dans la psyché de personnages souvent éloignés de votre propre façon de voir, en tant qu’individu, est-elle exigeante ? Que vous permet-elle d’explorer ?
Neil Bissoondath : Les personnages qui m’intéressent le plus sont ceux qui ont vécu des expériences que, moi, je n’ai pas vécues mais que, surtout dans le premier livre, j’aurais pu vivre, je crois. Pour moi, ça a toujours été très facile. Je suis arrivé à Toronto en 1973 et je me suis installé, je me suis intégré rapidement, je me suis fait des amis et je me suis senti chez moi après quelques mois. Mais je connaissais aussi bien des gens qui avaient fait la même chose, avaient quitté un pays pour arriver à Toronto et qui se trouvaient déracinés, exilés. Ça me fascinait, justement parce que je me rendais compte que j’aurais pu vivre ces mêmes expériences. Je ne voulais pas, par exemple, m’enfermer tous les soirs dans un appartement ou connaître seulement les gens de ma communauté. Ce qui m’intéressait, c’était de connaître la communauté, la ville, la société qui m’entourait. Mais je comprenais que bien des gens avaient peur de cette nouvelle vie. Et je crois que c’est cela, ce qui aurait pu être mon expérience et qui ne l’était pas, qui a allumé mon imagination littéraire. J’avais envie d’essayer de comprendre ce que c’est de vivre une vie tellement limitée dans une nouvelle société. Comment est-ce qu’on voit sa propre vie ? Son passé ? Son présent ? Et ce qui est même plus important, son avenir ?
Faire l’effort, ce n’est pas exigeant pour moi parce que ce qui arrive – ce qui m’est arrivé dès le début – c’est qu’il y a un personnage qui vient me chercher. Je ne vais jamais à sa recherche. C’est un personnage qui arrive, qui m’ouvre les portes de sa vie et moi, je le suis. Je ne peux pas expliquer pourquoi ça m’arrive, ça a quelque chose à voir avec le fonctionnement de mon imagination, je pense, tout simplement. C’est ce que j’ai fait dès le début, ce que je fais encore. Il y a un personnage qui arrive, qui m’invite, je le suis, je l’écoute, je l’habite, je me glisse dans sa peau, je ressens ce qu’il ressent, je vois ce qu’il voit et c’est en écrivant – parce que quand je commence à écrire, je ne sais jamais ce que ça va donner – de phrase en phrase, que je découvre la vie du personnage, qui ne ressemble pas à la mienne. Mais mon devoir en tant qu’explorateur de la vie de quelqu’un d’autre, c’est de permettre à ce personnage de faire ce qu’il veut, de me montrer ce qu’il veut. D’une façon, lorsque j’écris, je vis l’expérience du personnage.
Comment arrivez-vous à prendre du recul, de la distance face à ces personnages qui s’imposent ?
N. B. : Ce n’est pas toujours évident. Quel âge est-ce que j’ai maintenant ? Presque cinquante ans. Après vingt-cinq ans d’écriture, j’ai appris à fermer les portes. Mon approche de l’écriture a toujours été très professionnelle, c’est mon travail principal. Le personnage est là, je lui ouvre la porte le matin lorsque je m’assois devant l’ordinateur, je lui dis : « Bonjour ! Montrez-moi », et je le suis. À la fin de la journée, je ferme l’ordinateur, je dis : « Au revoir ! », pour l’instant, au personnage. Il faut, à ce moment-là, que je fasse un certain effort. Parce que c’est difficile, parfois. Par exemple, je serais ici avec ma compagne en train de prendre un verre de vin et de placoter, sauf que le monde imaginaire s’impose et, sans le savoir, je disparais, je quitte mentalement. À un certain moment, il faut qu’Anne me dise « Où es-tu ? » Parfois, cet effort doit être physique : marcher, jouer au tennis, faire quelque chose de physique qui m’aide à m’éloigner du monde imaginaire. Je suis toujours conscient aussi que le personnage est là et, à l’occasion, il faut que j’aille noter une idée pour le travail du lendemain. Mais j’essaie de ne pas les laisser s’imposer pendant ces heures qui ne leur appartiennent pas.
Ça fait partie du processus créatif ?
N. B. : Oui et, après vingt-cinq ans comme j’ai dit, j’ai appris à contrôler. Par exemple, quand je regarde ma montre, que je sais qu’il est temps d’arrêter et que j’ai une phrase à écrire, je ne l’écris pas. Et le lendemain matin, la première phrase que j’écris, c’est cette phrase-là, non écrite, mais qui existe déjà. Et ça m’aide à rentrer dans ce monde.
On disait tantôt que vos personnages étaient très loin de votre réalité. Cependant, dans votre œuvre, vous vous êtes sans doute inspiré de lieux, d’événements et de gens réels. Quelle part cela tient-il ?
N. B. : On utilise toujours ces éléments mais je dirais que, en général, mes livres ne sont pas très autobiographiques. Dans Retour à Casaquemada, il y a la description de la crémation et là, j’ai utilisé mon expérience de la crémation de ma mère. J’ai joué avec Ce sont des points de départ pour l’imagination. Je ne pourrais jamais identifier la source d’un personnage. Presque jamais. À l’occasion, je pourrais dire oui, c’est ce monsieur-là qui m’a raconté un épisode de sa vie qui a déclenché quelque chose. Mais souvent mes personnages, je ne sais pas d’où ils viennent. Je suis sur le point de finir un nouveau roman et je ne sais pas d’où est venu le personnage, d’où est venue son histoire. C’est certain que je peux reconnaître certaines idées qui m’intéressent, des choses que j’ai lues dans les journaux ou que j’ai vues dans des documentaires, des films, etc. Mais j’ai l’impression que, après plusieurs années, l’imagination a pris tous ces éléments et a créé un monde et un personnage. Chez ce nouveau personnage, par exemple, je ne me retrouve pas du tout. Et c’est vrai, je dirais, pour la majorité de mes personnages.
Encore plus pour le nouveau ?
N. B. : Encore plus pour le nouveau, qui s’est imposé de façon un petit peu étrange parce que c’est la première fois que ça m’arrive Je finissais Un baume pour le cœur, on était en février, et tout d’un coup, un jour, ce personnage est arrivé. Il était là dans ma tête, je le voyais, je l’entendais, j’étais là avec lui. Il fallait que je l’écrive à la main avec un crayon, et non un stylo. Alors j’ai commencé à écrire, pensant prendre des notes et Mais une fois qu’il a commencé à parler, il ne voulait pas fermer la bouche et il voulait aussi que je ne reste pas chez nous. Tout près, il y a la plage Jacques-Cartier le long du fleuve Saint-Laurent. Les gens y marchent souvent, il y a des sentiers. En plein février, je suis descendu là, jour après jour, avec mon crayon, et entouré de six pieds de neige. J’écrivais tout ce qu’il me disait. J’ai écrit rapidement une centaine de pages qui étaient le début de ce roman. J’ai été capable de me relire à cause du crayon qui m’imposait un certain rythme d’écriture. J’ai toujours utilisé une machine à écrire, ensuite l’ordinateur, mais cette fois-ci, il fallait que ça soit écrit à la main, avec un crayon, et je ne sais pas pourquoi.
Est-ce que ça vous est déjà arrivé de ne pas accepter ce qu’un personnage vous imposait ?
N. B. : Non, j’accepte toujours. Cela ne veut pas dire que j’aime ce qu’il m’impose ni que je sois d’accord avec ses idées, ses gestes, ses actions. Mais tout cela lui appartient, ça fait partie de sa réalité à lui et il faut être fidèle au personnage. Je n’essaie jamais de le contrôler. Si j’essayais, je le perdrais. Je crois qu’un auteur n’a pas le droit d’essayer de contrôler ses personnages, tout comme on n’a pas le droit d’essayer de contrôler nos amis tout simplement. S’ils existaient vraiment, mes personnages ne seraient peut-être pas mes amis. Mais ils sont très proches de moi. Ce que j’essaie de faire en écrivant, c’est de les comprendre et, en les comprenant, peut-être avoir une certaine sympathie pour ce qu’ils vivent.
La gamme thématique
On a dit que vous êtes un auteur grave, sérieux, tragique. Pourtant, certaines scènes, certains personnages sont très ironiques, mordants. Je pense, par exemple, à Shakti dans Tous ces mondes en elle ou à l’altercation entre Alistair et son voisin, M. Tremblay, à propos du drapeau du Québec dans Un baume pour le cœur. L’ironie est-elle un moyen de désamorcer le tragique ?
N. B. : L’ironie aide en effet à clarifier une situation, à trouver des vérités cachées. Mais si l’ironie se trouve dans mes personnages, c’est à cause de mes personnages. Ils sont comme ça. Quant à cette question de l’auteur grave, sérieux ça m’étonne toujours. On ne trouve pas toujours du soleil dans mes livres ; il y a aussi des nuages, de la pluie. Mais cela reflète la réalité. Il y a aussi, je crois, dans mes livres, un sens de l’humour qui n’est pas toujours facile à trouver. Je crois que dans Un baume pour le cœur, il y a de l’humour. Dans ma vie personnelle, j’aime beaucoup rire. Mais mes personnages vivent souvent des situations difficiles. Si l’humour ne se trouve pas écrasé, il est tout au moins loin de leur réalité quotidienne. Et l’ironie, dans ces situations-là, aide les individus à survivre. C’est une façon de comprendre, de commenter le contexte et ses expériences…
Presque tous vos personnages féminins sont, chacune à sa manière, des femmes animées d’une grande force intérieure. On a l’impression que ce sont elles qui portent les choses.
N. B. : J’aime les femmes fortes, indépendantes, les femmes qui ne permettent pas aux hommes de leur vie de s’imposer trop. Ça vient aussi du fait que, lorsque j’étais jeune, j’étais entouré de ces femmes très fortes, très intelligentes, des femmes professionnelles, des femmes à la maison mais qui lisaient énormément, qui étaient capables de discuter de tout et qui parlaient ouvertement et franchement.Shakti, par exemple, me rappelle beaucoup quelques-unes de mes tantes, les sœurs de ma mère. Et mes grand-mères aussi, surtout ma grand-mère Naipaul. Qui disaient ce qu’elles voulaient dire, souvent avec un sens de l’humour mordant. C’est une raison pour laquelle j’adore Shakti : c’est une femme que je connais. Son esprit, c’est l’esprit partagé par toutes mes tantes.
Mais j’ai aussi constaté lorsque j’étais à Toronto, lorsque j’ai commencé à écrire, que l’immigration est plus difficile pour l’homme que pour la femme. Souvent l’homme se trouve perdu, défait, parce qu’il a toujours réussi à travailler, à faire sa vie dans une autre société et, tout d’un coup, il arrive dans une société qu’il ne connaît pas, qu’il ne comprend pas. Il a perdu tous ses amis S’il y a des enfants, il faut les nourrir, il faut payer le loyer, etc. Et j’ai souvent vu que ces femmes se découvrent une nouvelle vie, une capacité qui dépassent complètement les hommes. Elles savent survivre, mieux que les hommes. J’ai toujours admiré cette qualité-là chez les femmes que j’ai connues. Et c’est peut-être à cause de cela que mon imagination crée ces personnages.
Une autre thématique revient fréquemment : la mort d’un enfant. Il y a Rohan dans Retour à Casaquemada, le fils de Sean, le policier, dans L’innocence de l’âge, Ariana dans Tous ces mondes en elle. Vous en êtes conscient ?
N. B. : (air étonné) Non, je n’avais jamais pensé à ça. Je ne me souviens même pas que le policier dans L’innocence de l’âge J’aime beaucoup les enfants. Je ne veux pas les faire mourir ! En ce qui concerne les deux personnages, j’avais écrit les livres avant de devenir père Tout ce que je peux dire, c’est que les personnages sont arrivés avec leur bagage de vie et c’est ce qui leur est arrivé.
La violence, souvent gratuite, née de la peur, des préjugés, traverse aussi votre œuvre. Une violence qui contamine toutes les sociétés à tous les niveaux. Croyez-vous que le monde contemporain soit irrémédiablement violent ?
N. B. : Je crois que c’est la réalité de notre monde. Comme le bonheur Toute vie est remplie de bonheur, de moments de bonheur au moins, de tristesse, de joie, de découverte, de fatigue. La violence fait partie de la vie humaine. N’importe où. Et il y a souvent une violence gratuite, surtout dans les pays pauvres, peu développés – je n’aime pas l’expression « en voie de développement » parce que ce n’est pas vrai – qui s’impose sans raison et qui vient changer la vie des gens. Souvent, ceux qui quittent ces pays-là, ce n’est pas juste à cause de la pauvreté, mais la pauvreté et la violence. Mes personnages viennent de pays où il y en a beaucoup et ils sont touchés par cette violence. Dans mes livres, j’essaie vraiment de saisir tous ces éléments qui viennent créer une vie. Je crois que tout le monde a été touché à un moment donné de sa vie par une certaine violence, un accident, un meurtre ou quoi que ce soit. Et je crois que tous ces éléments-là viennent former notre vie, notre façon de vivre, notre façon de voir les choses.
Dans la vie quotidienne, il y a toujours une décision à prendre lorsque l’on fait face à une certaine possibilité de violence : est-ce que je lui permets de contrôler ma vie ? Cela ne doit pas nous empêcher de faire ce que nous voulons parce que, sinon, on donne la victoire aux autres. On accepte que la violence fasse partie du décor, et que ça puisse éclater ou non. C’est à soi-même de décider : est-ce que je prends le risque ou non, jusqu’à quel point est-ce que c’est dangereux ou non ? Même aujourd’hui, on peut se promener dans la ville de Québec et se faire abattre par quelqu’un.
L’histoire entre l’imaginaire et le réel
Il y a aussi des formes de violence psychologique.
N. B. : Ça aussi, tous les jours, on va en trouver, ça fait partie de la vie humaine. Je veux que, à la fin d’un de mes livres, le lecteur ait l’impression qu’il sort d’un monde complet, qu’il ait été touché par tous ces éléments qui créent la vie humaine. Pour moi, ce qui fait d’un livre une réussite, c’est le fait d’être convaincu à la fin de la lecture que ce monde existe, que ces vies existent. Et pour que cela s’opère, il faut qu’il y ait toute la complexité de la vie humaine.
Vous tentez de créer des microcosmes ?
N. B. : Oui, même dans une nouvelle. C’est ce que j’aime retrouver dans un livre, quand je lis. Alors, c’est ce que j’aime essayer de saisir dans un livre que j’écris.
Vous avez déjà déclaré qu’Un baume pour le cœur marquait le début d’un nouveau cycle. Le roman précédent, Tous ces mondes en elle, était le dernier mettant en scène des immigrants aux prises avec les questions d’exil et de crise identitaire. Pourtant, après l’incendie qui a tout détruit, Alistair part en quête de son passé et on découvre qu’il vit dans un isolement linguistique qui le coupe même de son petit-fils. N’y a-t-il pas là une forme d’exil intérieur ?
N. B. : Je crois que, d’une façon ou d’une autre, tout le monde est exilé. Lorsque je parle à mes étudiants, par exemple, plusieurs vont dire : « Je veux écrire, les arts m’intéressent mais mes parents ne comprennent pas ça. Dans ma famille, on me dit que je suis fou. Qu’il faut que je devienne un infirmier, un médecin, un psychologue. Il faut que je puisse gagner ma vie ». Ils expriment une sorte d’exil de leur famille. Ce concept fait partie des questions existentielles de la vie. Tout le monde est capable de trouver un centre, un centre qui soit très personnel. Connaître ses passions, ses besoins, ses intérêts, ses désirs. Et il faut les accepter. Il faut être fidèle à soi-même, tout simplement, et c’est ce qui est difficile. En étant fidèle à soi-même, c’est inévitable qu’on va s’exiler d’une façon ou d’une autre de nos proches.
Dans vos livres, cependant, l’exil est davantage lié à des problématiques politiques ou sociales qu’à des problématiques d’ordre existentiel.
N. B. : Oui, surtout jusqu’ici. Mais dans celui que j’écris maintenant, je crois que les deux éléments sont là.
C’est celui qui se passe en Espagne ?
N. B. : (rires) Non, celui-là, j’en parle depuis des années et des années. En fait, j’en ai deux maintenant. Ce ne sont pas des romans, mais des champs d’exploration qui m’intéressent énormément. J’ai fait des recherches mais il y a toujours un roman qui vient s’imposer, alors il faut que je mette de côté les livres sur l’Espagne pour me concentrer sur les personnages qui sont là, qui sont vivants, qui insistent. Mais un jour, je vais écrire ces livres-là.
Dans ce nouveau roman – je ne veux pas en parler trop parce que ce n’est pas tout à fait fini – je crois qu’on trouve ces deux éléments : il y a l’exil physique, politique mais il y a aussi, au sein de la famille du personnage principal, un exil intérieur qu’il ressent, qu’il vit. Et c’est là qu’il faut qu’il s’accepte comme étant différent des autres membres de sa famille.
Ces livres sur l’Espagne dont vous parliez, ce sont des essais ?
N. B. : Ce sont plutôt des livres d’histoire, mais mon approche serait celle du romancier. C’est-à-dire que je fais de la recherche, j’utilise des faits vécus mais ma façon de raconter les histoires serait celle du romancier. Je visite les endroits où certains événements se sont passés. Il faut que je vois, que je ressente tout : le soleil, la poussière, l’air, le paysage Il faut que je sois capable de recréer certains événements. Ce serait là le défi. C’est très différent mais encore lié jusqu’à un certain point à la fiction, aux techniques de la fiction sans que ce soit de la fiction.
Outre votre langue maternelle, l’anglais, vous maîtrisez également l’espagnol et le français. Vous vivez au Québec depuis une quinzaine d’années, vous êtes marié à une Québécoise francophone. Avez-vous le goût d’écrire en français ?
N. B. : Tout est relié à mon processus d’écriture. Je suis mes personnages et jusqu’ici ils me parlent tous en anglais. Mais je suis bel et bien conscient que, demain matin, un personnage puisse frapper à ma porte et me dire : « Bonjour ! » S’il me raconte son histoire en français, je l’écris en français. Tout est possible. C’est comme ce personnage dans le nouveau roman qui est venu s’imposer avec un crayon, l’écriture à la main. Je ne peux pas contrôler.
Quel rapport entretenez-vous avec la langue ?
N. B. : J’écris assez lentement, je prends mon temps. Je sais ce qu’il y a dans ma tête et j’essaie de former une phrase aussi complète que possible. Je cherche mes mots, le mot précis pour décrire ce que je vois. Et le mot juste n’est pas nécessairement toujours le bon mot. Des fois, on utilise un mot pour le son qui va ajouter au rythme de la phrase. J’examine le rythme des phrases, je les lis à haute voix parce que souvent l’oreille va signaler un problème avec le langage. En fin de compte, il y a toujours quelque chose dans mes tripes qui me dit si c’est le bon mot, le bon rythme. Ce n’est pas une décision intellectuelle. Une fois qu’une phrase est écrite et complète, avec son rythme, son ton, je sais que c’est une phrase qui convient au personnage à ce moment-là précisément de son histoire. Et c’est vraiment dans les tripes que je le ressens.
Près de dix ans se sont écoulés maintenant depuis la parution de votre unique essai, Le marché aux illusions, La méprise du multiculturalisme qui avait créé un tollé au Canada anglais. Avez-vous vu une évolution, positive ou négative, sur ces questions au sein des sociétés canadienne et québécoise comme au sein des communautés culturelles ?
N. B. : Ce n’est plus un programme indispensable au sein du gouvernement fédéral ni des gouvernements provinciaux. J’ai été beaucoup critiqué par des politiciens, des médias. Malheureusement, plusieurs ne voulaient pas critiquer mes idées, mais Neil Bissoondath lui-même. J’ai passé beaucoup de temps à traverser le pays pour donner des conférences, j’ai rencontré des milliers de personnes. Souvent, une majorité d’immigrants étaient d’accord avec moi. Il y avait une réaction, disons, officielle négative, et une réaction plutôt populaire qui a bien accueilli le livre. J’ai eu l’impression qu’il y avait là un message que les politiciens n’avaient pas encore reçu de la population. Je crois que, depuis la publication du livre, les choses ont évolué, les politiciens en parlent beaucoup moins. Mais ça ne veut pas dire que les idées et l’attitude multiculturelles ont disparu. Loin de là.
Par exemple, l’Ontario a maintenant donné le droit aux musulmans, dans certaines situations, d’appliquer la shariah. Je trouve ça inacceptable. Lorsqu’on arrive dans un nouveau pays où il y a déjà des traditions sociales, légales, il faut s’adapter. Chez soi, on a droit à sa religion, à ses traditions personnelles, familiales, etc. Mais quand on se trouve sur la place publique, là où il est question de divorce, du comportement, du traitement de sa femme, de ses enfants, la société devrait s’imposer. Je ne comprends pas cette décision de l’Ontario. Mais on a utilisé l’argument du multiculturalisme. Ça m’inquiète. Et ça inquiète plusieurs femmes musulmanes. C’est surtout de cette logique-là du multiculturalisme, de ces attitudes que je voulais parler dans l’essai.
Œuvres de Neil Bissondath :
Romans : L’innocence de l’âge, traduction de The Innocence of Age(Knopf Canada, 1992), Phébus, 1992 ; Retour à Casaquemada, traduction de A Casual Brutality(Macmillan of Canada, 1988), Phébus, 1992 ; Tous ces mondes en elle, traduction de The Worlds Within Her (Knopf Canada, 1998), Boréal, 1998 ; Un baume pour le cœur, traduction de Doing the Heart Good(Cormorant Books, 2001), Boréal, 2002 ; The unyielding clamor of the night, à paraître.
Nouvelles : Arracher les montagnes, traduction de Digging up the Mountains (Macmillan of Canada, 1985), Boréal, 1985 ; À l’aube de lendemains précaires, traduction de On the Eve of uncertain Tomorrows(Lester & Orpen Dennys, 1990), Boréal, 1994.
Essai : Le marché aux illusions, La méprise du multiculturalisme, traduction de Selling Illusions, The Cult of Multiculturalism in Canada (Penguin Books, 1994), Boréal/Liber, 1994.
EXTRAITS
Oui, ma chère, c’est vrai que mon mari avait une forte personnalité et qu’il aurait été facile de se laisser gober tout cru. Savez-vous, dans une réception un soir, à Londres, on m’a présentée à un homme comme « l’épouse de Vernon Ramessar ». Le type a répondu : « Je ne m’intéresse pas à l’épouse d’Untel », et il a tourné les talons. Grossier, oui – et j’ai été terriblement vexée. Jusqu’au moment où je me suis rendu compte que, moi non plus, ça ne m’intéressait pas, l’épouse d’Untel. J’ignore qui était cet homme-là, mais je lui ai toujours su gré de sa remarque.
Tous ces mondes en elle, p. 115.
Nous vivons dans un monde qui a fait de l’identité un fétiche, Mrs Livingston. Nous sommes ce que nous sommes, créatures individualisées de l’Histoire, de la société et de la famille. C’est se connaître que d’écouter son cœur et d’en accepter la complexité. C’est reconnaître son identité dans toute sa glorieuse absurdité.
Tous ces mondes en elle, p. 336.
Puis, l’hallucination avait pris forme, recréant Bloor Street, ravivant le souvenir des petits détails du quotidien. Il se surprit à revivre les moments les plus ordinaires : acheter du lait, tirer un journal de la boîte distributrice, glisser un jeton de métro dans la fente du tourniquet, s’asseoir sur un banc de parc. Un frisson le parcourait quand il se disait que ce n’était là qu’une ombre du passé, un passé sans doute à jamais révolu. Le souvenir de la politesse torontoise le troublait ; tout ça avait l’air si lointain maintenant. Il se remémorait le curieux bien-être si souvent ressenti à renseigner un étranger. Chaque indication donnée renforçait son sentiment de stabilité. Ici, dans une île si petite qu’on en faisait le tour en deux heures de voiture, personne ne vous demandait d’indications, personne n’était un étranger. Vous ne pouviez revendiquer l’île : l’île vous revendiquait.
« On peut mourir de bien des façons »,
Arracher les montagnes, p. 104-105.
Elle rit. Ce faisant, elle me désarme si parfaitement que je ris à mon tour. En fait, je ne suis pas vraiment fâché, même pour le principe. La vérité, c’est qu’il m’arrive de réagir à certaines situations de manière programmée, parce que c’est ce qu’on attend de moi. Jouer le jeu est devenu pour moi une sorte de réflexe, mais ne jamais sortir de mon personnage, voilà ce qui me coûte le plus. Au bout du compte, les désagréments de la vie, j’ai fini par le comprendre, ne méritent qu’un haussement d’épaules : utilisée sagement, l’indifférence constitue une arme puissante. Soutenant le drapeau de Tremblay du regard, j’exécute un somptueux haussement d’épaules.
Un baume pour le cœur, p. 373.
De nos jours, les accusations de racisme se propagent comme un virus. Puisque presque tout le monde considère le racisme comme un mal, l’accusation vient facilement aux lèvres de ceux qui interprètent le monde à travers la couleur de leur peau. Bien qu’ils se disent antiracistes, ils entretiennent paradoxalement la même conception raciale de la vie que celle des architectes et des défenseurs de l’apartheid. Se définir soi-même en fonction de la couleur de la peau, c’est être raciste ; se définir soi-même en fonction de son sexe, c’est être sexiste : dans l’un et dans l’autre cas, la complexité des êtres humains est réduite à une simple formule. J’ajouterai que, de même que le dogmatisme idéologique déforme la réalité, l’obsession de la race déforme l’âme.
Le marché aux illusions, p. 181.