Chaque œuvre qui m’importe a une histoire à raconter,
même si celles-ci ouvrent d’autres portes que l’écrit.
Nous sommes, nous les humains, des raconteurs d’histoires.
Henning Mankell, Sable mouvant
C’est un moment délicieux quand on écrit et qui ne dure pas longtemps,
mais qui vous porte comme une vague vous pousse sur la rive.
Agatha Christie, Autobiographie
Née à Stockholm en 1959, l’avocate Viveca Sten amorce en 2005 une deuxième carrière en tant qu’écrivaine. L’auteure prolifique a depuis publié une dizaine de romans policiers, deux romans jeunesse qu’elle cosigne avec sa fille Camilla et même un livre de cuisine. Pas mal en à peine une douzaine d’années.
À l’approche de la cinquantaine, alors qu’elle menait depuis plus de vingt ans une brillante carrière dans de grandes entreprises scandinaves1, Viveca Sten entreprend l’écriture d’un premier roman policier. « Je me baladais sur l’île de Sandhamn, où ma famille possède une maison depuis plus d’un siècle, quand tout à coup j’ai imaginé qu’on retrouvait sur la plage un cadavre emmailloté dans des filets de pêche ; je me suis alors demandé comment réagirait à ce spectacle la petite communauté de l’île. »
Sitôt dit, sitôt fait. La Suédoise travaille à son projet littéraire pendant dix-huit mois, le soir ou la nuit, lorsque ses trois enfants sont couchés. Publié chez la prestigieuse maison Forum, son premier livre porte en français le titre de La reine de la Baltique et obtient un succès immédiat en Suède. « J’étais complètement sous le choc, car j’ai rapidement vendu plus de 250 000 copies », déclare Viveca Sten en entrevue. Fin 2011, après avoir publié trois romans, elle présente sa démission comme avocate pour devenir romancière à temps plein. « Une décision difficile, quoique mûrement réfléchie, que je n’ai ensuite jamais regrettée », ajoute-t-elle. Ses livres sont aujourd’hui traduits en une quinzaine de langues et disponibles dans une trentaine de pays.
Un duo d’enquêteurs atypique
Rencontrée à Montréal durant le festival de littérature Métropolis bleu 2018, l’auteure explique en un excellent français – appris à Grenoble lors d’un stage d’études – que ses lecteurs suivent avec plaisir les faits et gestes de son binôme d’enquêteurs, l’inspecteur Thomas Andreasson et l’avocate Nora Linde. Les deux personnages et leurs familles sont présents dans chacun des romans, ce qui permet aux fidèles lecteurs de suivre leur évolution professionnelle et familiale, puisque ces deux amis d’enfance sont sans cesse en mouvement. Les enfants grandissent, des drames surviennent, les couples se font et se défont, Thomas et Nora déménagent, emménagent et cherchent motivation et accomplissement dans leur travail. Comme tout le monde d’ailleurs.
Misant sur le suspense, la subtilité des intrigues et la psychologie des personnages, un peu à la manière d’Agatha Christie, Viveca Sten n’écrit pas des romans noirs ou violents. « L’avocate Nora est une mère de famille débordée qui me ressemble beaucoup et Thomas se situe très loin du stéréotype du policier ivrogne ou bourru », raconte l’auteure avec un grand sourire. L’inspecteur Andreasson, de la brigade criminelle de la commune de Nacka, à Stockholm, est plutôt sympathique et chaleureux, ce qu’apprécient les lecteurs – et surtout les lectrices – de Sten, qui aimeraient bien le rencontrer, paraît-il. Tout comme Nora, il habite la capitale suédoise, mais se rend souvent sur l’île de Harö, où il possède lui aussi une maison secondaire. Les deux grands amis se visitent ainsi d’île en île, en bateaux, à bord desquels ils mènent parfois leurs enquêtes. Cet univers marin donne un charme certain aux polars de l’écrivaine, dans lesquels sont absents autant le côté sombre et fataliste du personnage de Wallander dans les romans de Henning Mankell que les transgressions et dénonciations de tous genres de Lisbeth Salander, dans la série Milléniumde Stieg Larsson.
L’univers de Viveca Sten n’est pas rose pour autant et malgré le nombre impressionnant de brioches à la cannelle que ses personnages dévorent d’un livre à l’autre, elle aborde des problématiques typiques du mal de vivre du XXIesiècle, qu’elles soient reliées aux difficultés de l’immigration, à la montée de l’extrême droite ou à la xénophobie, au désarroi existentiel de la jeunesse dorée ou au désir incontrôlé de domination et de richesse. La romancière dénonce aussi la vie que pouvaient jadis subir les jeunes recrues de l’armée suédoise ou les horreurs qui pouvaient et peuvent encore être infligées à des femmes et à des enfants mal-aimés et maltraités.
Une île idyllique dans l’archipel de Stockholm
Viveca Sten sait que son succès doit beaucoup au cadre idéal à souhait qu’elle a choisi comme lieu des crimes qu’elle invente. Située dans la mer Baltique, Sandhamn est l’île la plus à l’est de l’archipel de Stockholm – qui en compte plus de 24 000 – et a servi d’avant-poste militaire à la Suède dès le XIIIesiècle. Elle a tout pour séduire.
Avec ses jolies maisonnettes en bois peintes du rouge profond typique de la Suède, dit rouge « de Falun2 », son port où se bercent yachts de luxe ou élégants voiliers et ses plages de sable blanc, l’île de Sandhamn invite à la détente. Pendant le court été nordique, sa petite centaine d’habitants voit débarquer quelque 3 000 résidents estivaux pour un séjour de quelques semaines ou de quelques mois, auxquels s’ajoutent chaque année plus de 100 000 visiteurs. La plupart viennent pour de courtes visites, car l’île est située à environ trois heures de ferry du centre-ville de la capitale, un parcours fort agréable, dit-on, à travers une myriade d’îles.
L’auteure sait bien que ses romans comptent dans le récent engouement des touristes, scandinaves ou autres, pour Sandhamn. Grâce à elle, la renommée de la petite île a monté en flèche et les passionnés y affluent pour marcher dans les pas de ses personnages.
Chaque été, la famille de Viveca Sten délaisse Stockholm pour goûter pendant quelques semaines le calme de la maison grand-paternelle, « celle qui est la plus belle et que je décris en détail dans mes livres », dit-elle. Tous en profitent pour goûter le rituel des baignades, pique-niques et balades sur la plage, promenades en mer et feux de camp. L’archipel de Stockholm étant situé au 60eparallèle, soit au niveau de la frontière sud du Yukon, celle qui est surnommée la Venise du Nord compte jusqu’à dix-huit heures de lumière en été. De longues et belles journées pour se dorer au soleil.
Un success-story assumé avec sagesse
« Ce n’est qu’après avoir publié mes trois premiers livres que j’ai eu le courage d’utiliser le mot ‘écrivaine’ quand je parlais de moi ; avant cela, c’était difficile d’appliquer ce titre à moi-même », confesse la sympathique auteure. « J’écris présentement mon septième roman, lequel, comme tous les autres, fera partie d’une nouvelle triade puisque mon éditeur me prépare toujours un contrat de trois livres à la fois. Je devrai inventer une huitième, puis une neuvième aventure », commente-t-elle en riant.
Aujourd’hui, les ventes en Suède de ses cinq premiers romans totalisent un million et demi de livres, ce qui est impressionnant, étant donné que la Suède compte à peine neuf millions d’habitants. À l’immense cohorte des lecteurs passionnés des polars de Sten s’ajoutent maintenant plus de 75 millions de téléspectateurs européens. Depuis quelques années, à chaque sortie d’un nouveau titre, un nouvel épisode des aventures de Thomas et Nora est diffusé en plusieurs langues sur ARTE, dans la télésérie intitulée Meurtres à Sandhamn.
On imagine que Viveca Sten n’a guère le temps de se reposer ou de faire autre chose qu’écrire, mais elle fait montre d’une surprenante organisation. « Je suis une personne très structurée et je peux travailler n’importe où ; l’important est d’avoir mon ordinateur portable avec moi. Même au tout début de l’aventure, lorsque les enfants étaient petits, je réussissais à combiner mon travail d’avocate et mon écriture, car la Suède offre de bonnes conditions pour conjuguer travail et famille. Et puis… j’ai un mari extraordinaire, qui travaille fort lui aussi, mais qui est toujours disponible pour donner un coup de main. Nous nous sommes mariés à 28 ans et nous nous connaissons depuis 35 ans », confie-t-elle.
Étonnant qu’elle trouve encore du temps et de l’énergie pour s’occuper de causes humanitaires. Pourtant, son engagement dans la Croix-Rouge suédoise, dans le Comité d’aide aux réfugiés ayant connu la torture, est important. Viveca Sten conclut : « Je suis une personne privilégiée, non seulement grâce aux retombées économiques de mon métier d’écrivaine, mais aussi parce que j’ai la chance d’avoir une superbe famille. Nous aimons être ensemble, voyager ensemble et l’hiver, pratiquer le ski en Suède ou ailleurs. Il est tout à fait normal que je redonne aux autres ».
1. Viveca Sten est spécialisée en droit international ; elle travaillait en tant que cadre supérieur et responsable juridique.
2. Le rouge de Falun est une peinture dont le pigment provient des scories de la mine de cuivre d’une petite ville située au nord-ouest de Stockholm. Il est très utilisé en Suède, où les maisons traditionnelles et les granges sont souvent peintes de cette couleur.
Viveca Sten a publié, chez Albin Michel : La reine de la Baltique, 2013 ; Du sang sur la Baltique, 2014 ; Les nuits de la Saint-Jean, 2015 ; Les secrets de l’île, 2016 ; Au cœur de l’été, 2017 ; Retour sur l’île, 2018.
Tous traduits du suédois par Rémi Cassaigne.
EXTRAITS
Thomas ne se lassait jamais de contempler la silhouette familière de la petite localité tournée vers le large. Un poste de douane et une station de pilotage en mer y existaient depuis la fin du XVIe siècle, bravant les attaques russes et les rudes hivers, les débuts de la navigation à vapeur et l’isolement des années de guerre. C’était toujours une localité bien vivante, aux confins de l’archipel extérieur.
La reine de la Baltique, p. 19.
La course autour de Gotland était devenue un évènement important avec des millions de couronnes en jeu. Le jour du départ, le premier dimanche après la Saint-Jean, tout le monde de la voile tournait les yeux vers Sandhamn. Les invités des sponsors, les touristes et autres passionnées affluaient. Yachts de luxe et petits hors-bords se pressaient autour de la zone de départ. Tous voulaient participer à cette fête populaire, que ce soit en sablant le champagne ou en dégustant un simple sandwich au fromage.
Du sang sur la Baltique, p. 30.
La Baltique s’étendait à l’infini devant eux. Le phare d’Almagrundet se devinait juste là où ciel et mer se fondaient en une brume bleutée. Des îlots affleuraient çà et là, pétales bruns dans le bleu.
La mer était si plate que Nora comprit pourquoi les hommes du Moyen Âge étaient absolument convaincus que la terre ne pouvait être ronde.
Les secrets de l’île, p. 216.
Au loin, au-delà de la voie ferrée, s’agglutinaient des immeubles aux balcons surchargés. Une femme voilée se pressait avec sa poussette en évitant le regard d’une bande de jeunes qui traînaient avec leurs mobylettes près du kiosque à saucisses, une centaine de mètres plus loin.
Il avait beau être à une heure à peine de son verdoyant quartier résidentiel, Joann se sentait aussi étranger que dans un autre pays.
Au cœur de l’été, p. 337.
Elle tendit l’oreille pour entendre le ressac. La mer n’était qu’à une centaine de mètres, comme devant la maison de sa grand-mère. Elle se rappelait le bruit des vagues, leur chuintement quand elles déferlaient sur la plage.
Elle avait toujours aimé cette impression d’être en bordure de l’archipel extérieur, de contempler une mer jamais vraiment calme. Parfois, elle rêvait qu’elle coulait lentement jusqu’au fond de ces masses d’eau, où elle s’endormait dans l’ondulation des vagues et le va-et-vient des poissons.
Retour sur l’île, p. 18.