« L’intelligence est la force, solitaire, d’extraire du chaos de sa propre vie la poignée de lumière suffisante pour éclairer un peu plus loin que soi – vers l’autre là-bas, comme nous égaré dans le noir. »
L’inespérée, Christian Bobin.
Depuis le début du siècle, plus d’un a prédit sa tombée en désuétude ; d’autres ont tenté d’adapter ses formes aux techniques et technologies nouvelles. Mais toujours, et souvent sans s’y employer, le théâtre résiste. Traînant une tradition archaïque comme un dinosaure sa carapace, le théâtre fait figure de retardataire dans le paysage de l’art contemporain.
Ses procédés, qui demeurent artisanaux (rouages, mécaniques et corps humains se prêtent mal aux trucages de l’illusionnisme audiovisuel), font de lui une sorte de mésadapté. S’il fallait imaginer une chaîne créatrice, il se situerait à son terme, là où l’esprit, après coup, digère et comprend l’impact de ses propres avancées. La force du théâtre réside en effet dans la résistance qu’il oppose à l’amnésie par les images ; il réanime la sensorialité de la présence (actuelle et passée), ultime trace d’une mémoire évanescente. Parmi les artistes de la scène qui dynamisent l’art théâtral, Pol Pelletier fait figure : elle lui insuffle une énergie élémentaire et essentielle. La présence scénique incandescente de cette artiste amène à s’interroger sur le rôle du théâtre à l’ère de l’instantanéité et du simulacre. Cet art collectif a-t-il un public passionné, prêt à tout pour assister à une de ses manifestations ou bien, contrairement aux sports, aux concerts rock et aux raves, ne se cherche-t-il pas un public et une vocation ? Pol Pelletier tente de renouer avec l’énergie dionysiaque du théâtre étouffée sous le lustre des nouveaux lieux qu’on aménage pour lui. Elle nous rappelle que dans les replis de cet art archaïque, s’inscrit une mémoire ancienne, oubliée. Son théâtre nous mène sur les traces d’une présence immémoriale qu’elle s’emploie à ranimer de façon festive. Le théâtre rend possible la mise au jour des sources fossilisées de notre inconscient collectif. La mémoire, mnémosyne, n’est-elle pas mère des muses et source de vie et de création ? Elle est, avec Pol Pelletier, le détour obligé d’un théâtre en quête de lui-même.
Pol Pelletier fait partie des rares artistes qui pensent que le théâtre constitue un des derniers remparts contre l’isolement, l’enfermement des individus vers lequel mène, paradoxalement, une société de communication hypermédiatisée. Son parcours artistique n’a jamais perdu de vue la recherche d’un rapport aussi essentiel qu’immédiat entre l’art théâtral et la société dans laquelle il s’insère. Ainsi qu’elle l’écrit à la fin de sa première pièce publiée en solo, La lumière blanche (1981), Pol Pelletier, artistiquement, est née de la création collective et de la révolte. Du Théâtre Expérimental de Montréal (1975) au Théâtre Expérimental des Femmes (1979) qu’elle fonde avec Louise Laprade et Nicole Lecavalier, sa démarche, toujours transgressive, s’appuie sur une mise en question des lieux de pouvoir : ceux qui, traditionnellement, régissent le théâtre, la prédominance du texte classique, par exemple, et ceux qui fixent les rôles traditionnels de la femme dans la société. La création collective et le théâtre féministe ont été, pour Pol Pelletier, les lieux d’un combat intransigeant pour que change la situation sclérosée et du théâtre, et des femmes. « À cette époque, on se permettait beaucoup plus d’erreurs, alors qu’aujourd’hui on ne risque plus rien. Le public était passionné par l’aventure de notre quête, il nous suivait. J’avais l’impression de créer dans un rapport brûlant avec la collectivité ; il y avait une réponse globale, sociale aux changements. Aujourd’hui, chacun reste tranquille dans son coin, plus personne n’ose parler. Je défie quiconque fait du théâtre actuellement de me dire qu’il est en rapport direct avec sa collectivité. » De cette ébullition, que reste-t-il aujourd’hui ? Cette question essentielle Pol Pelletier la pose dans Joie, le spectacle qui a marqué son retour à la scène. Entre 1984 et 1992, elle s’était concentrée sur l’art de l’acteur, quittant une vie théâtrale essoufflée. « Pendant sept ans j’ai travaillé dans l’ombre. J’avais fondé, en 1988, un centre d’entraînement pour l’acteur, le Dojo. Je cherchais les sources vives du théâtre, parce que je les avais perdues depuis ma démission du Théâtre Expérimental des Femmes. On n’est pas censé s’arrêter en plein milieu d’une carrière et disparaître comme cela pour aller à la source des choses. Je suis retournée aux sources de l’existence, du théâtre. J’ai passé des années à faire des stages, à lire, à regarder des acteurs, à m’observer moi-même. » Cet espace blanc que s’est donné Pol Pelletier l’a amenée, dans un premier temps, à faire le point sur l’expérience de la création collective et du travail entre femmes.
Un théâtre en forme de spéculum
« Ô forêt noire, livre ton pouvoir ! / Car je veux ce soir me mouvoir dans le dépotoir de ma mémoire / et faire voir en un seul miroir tout mon territoire. […] Ma mémoire est un assommoir ! / Comment faire pour qu’elle soit un abreuvoir ? » (Joie.)
Joie explore les replis d’une histoire oubliée, celle des femmes. Entreprise risquée, si l’on considère le poids des préjugés, des peurs, des refoulements et les blessures mal pansées qui accompagnent l’idée même de féminisme. Pol Pelletier ose élever la voix et interroger ouvertement cette période importante où le théâtre permettait encore d’inventer de nouveaux rapports sociaux. « Il y a des femmes qui se sont battues pour que les choses changent. Et elles ont changé ! […] Comment ça se fait que l’histoire que je vous raconte est tombée dans l’oubli ? […] Je pense que nous, les femmes, nous nous sentons collectivement COUPABLES d’avoir fait peur aux hommes […] » (Joie.)
Première démarche de la mémoire, donner un sens aux actes du passé afin d’en recueillir l’héritage. La force de Joie réside dans le fait que l’histoire individuelle de Pol Pelletier, entremêlée à celle du théâtre des femmes, rejoint l’histoire collective. En retraçant le chemin qu’elle a parcouru depuis 1979, elle ranime les fantômes et les ombres que notre collectivité s’est empressée d’occulter. Mémoire refoulée ne signifie-t-il pas société pétrifiée ? Pol Pelletier agit comme un révélateur : en rendant visibles les images latentes de notre mémoire, elle nous rend à nous-mêmes ; du même coup, elle renoue avec une des fonctions antiques du théâtre, son rôle purgatif sur la collectivité. « Cela arrange tout le monde de penser qu’on a tout réglé en une génération. Les femmes qui ont vu Joie m’ont remerciée de leur avoir rendu leur mémoire, et des jeunes femmes m’ont dit qu’elles avaient besoin de savoir d’où elles venaient. » La lutte des femmes ne devrait pas être source de honte mais de fierté, clame Pol Pelletier, car elle a contribué de façon essentielle à forger une société plus ouverte. La force de Joie réside aussi dans le regard ironique et autocritique que Pol Pelletier pose sur cette période de notre histoire sociale et théâtrale (peut-on les dissocier ?). C’est sans complaisance et avec un humour toujours pertinent qu’elle scrute, réfléchit et fait revivre ces moments riches en explorations multiples. Avec Joie, cette artiste plus qu’intègre a suscité un petit ébranlement dans le milieu du théâtre, reflété dans la presse ; certains journalistes n’ont pas accueilli avec joie le retour de ce qui avait été refoulé La preuve, les propos méprisants de « critiques mâles » à la suite des premières représentations : on a parlé de démagogie féministe dépassée, de narcissisme, de nombrilisme et de règlement de compte pour initiés. La réception critique de pièces écrites par des femmes (et non de pièces féministes) demeure, encore aujourd’hui, problématique*. Joie effectue pourtant un retour fort éclairant et pose un regard essentiel sur une partie oubliée de notre histoire afin de dégager où nous en sommes maintenant.
« Tout est toujours issu du passé, affirme Pol Pelletier, les choses s’accumulent et se transforment. J’ai été d’une époque où l’on essayait de transformer complètement les structures sociales et esthétiques qui avaient façonné le théâtre et je suis demeurée comme cela. Je ne referais pas de la création collective de la même façon qu’à ce moment-là, mais mon travail va toujours être marqué par ces expériences. Nous sommes allés nous abreuver à des sources autres que celles du théâtre, parce que le théâtre est trop muséologique. Et je suis toujours de cette école. » Revenir sur le passé est souvent le meilleur moyen de parler du présent. Pol Pelletier n’est d’ailleurs pas tendre envers les structures théâtrales actuelles ; le théâtre est devenu un art agonisant, dit-elle, et les anciennes structures, les voies traditionnelles si sécurisantes (le texte comme unique point de départ et d’aboutissement d’une représentation, un auteur mort depuis longtemps si possible ) reprennent du service à une vitesse effarante. « Il est important de jouer les auteurs du passé, ne serait-ce que pour se rappeler que l’on vient d’une culture. Mais le théâtre est devenu l’art le plus muséologique qui soit, il a le culte des vieilles affaires. Même si je ne crois pas à un théâtre fondé exclusivement sur un texte, je trouve scandaleux que les théâtres ne mettent pas à l’affiche des textes d’auteurs jeunes et vivants. » Pol Pelletier entretient un rapport au texte teinté d’ambivalence. Son processus d’écriture emprunte la voie du corps : en salle de répétition, elle imagine son espace, puis le lien, la dynamique qu’elle aura avec le public ; à un moment, elle sent ce qu’elle veut lui dire et les mots surgissent. Elle fait aussi du travail d’écriture assise à une table, mais elle rêve de créer un spectacle sans l’écrire. L’écriture théâtrale est bâtarde ; à mi-chemin entre le dit et l’écrit, elle est créée dans le seul but d’être jouée, d’être proférée avec une énergie vibrante. « Je ne sais pas si l’écriture m’intéresse en elle-même, c’est une solitude et une souffrance ; mais le théâtre, oui, oui, oui. La chose qui donne vie à plusieurs corps et leur permet de se déployer dans l’espace avec harmonie et cohésion, oui, oui, oui ! » (La lumière blanche.)
Ce besoin de faire le point sur la création collective n’est nullement nostalgique, il sert plutôt de déclencheur pour réaffirmer une vision fondamentale du théâtre, art collectif fondé sur des êtres vivants. Cette valeur humaine et collective, le théâtre semble l’avoir marchandée à bas prix afin de se donner une image de marque qui sonne creux. « Le théâtre est devenu un art moribond, il n’intéresse plus personne. Les gens de théâtre sont morts. De plus, la plupart des lieux théâtraux actuels sont associés à la mort. Ils ont tous été rénovés, ils sont chromés et identiques. Ces lieux sentent l’insécurité : on cherche à rassurer les gens au pouvoir en maquillant ces espaces de façon à ce que personne ne soit dépaysé ; les beaux halls propres, les salles rénovées ressemblent à des cinémas ! Un théâtre, ça devrait sentir la chair, l’humanité des gens qui y travaillent. Au Théâtre du Soleil, c’est Ariane Mnouchkine elle-même qui reçoit les spectateurs à la porte de son théâtre ! C’est un véritable lieu de théâtre. Les lieux théâtraux actuels sont anti-vie ; parce que la vie est dérangeante et imprévisible comme les enfants. Les gens de théâtre sont gelés, engourdis, personne ne veut être dérangé. Ils n’ont, à mon avis, pas confiance dans l’essence de leur métier. Ils manquent de dignité, d’amour, de respect pour leur art et pour eux-mêmes. Ce métier est puissant, troublant, dérangeant et en même temps festoyant. Les acteurs ont longtemps été considérés comme des parias, des gens sales, des saltimbanques, et je pense que cette image est encore très vivante dans leur inconscient. » La démarche de Pol Pelletier est (a toujours été) transgressive, et elle exprime une énergie active, une vitalité qui s’oppose au pouvoir mortifère des structures théâtrales actuelles. Ses spectacles font appel aux valeurs oubliées et enfouies loin derrière la conscience : les valeurs de culte (il faut retrouver une relation d’amour entre l’artiste et le public), les fêtes collectives (le retour de Dionysos), la guérison (le théâtre doit guérir les âmes). Pol Pelletier n’est pas moderne, elle cherche à activer les couches de plus en plus profondes de notre existence et du théâtre.
Un art archaïque
Quel sens le théâtre revêt-il de nos jours ? Pourquoi fait-on du théâtre ? Pourquoi va-t-on au théâtre ? Est-ce que le théâtre nourrit l’âme des gens d’aujourd’hui ? Autant de questions qui jalonnent les pièces solo de Pol Pelletier et qui annoncent un renouveau théâtral. Si Joie fait le constat d’un héritage refoulé par notre mémoire collective, Océan, le second volet de sa Trilogie des histoires, ranime la lointaine mémoire de l’être humain en général et du théâtre universel. Océan c’est l’histoire d’une quête spirituelle qui passe par l’Inde, par la rencontre d’un maître et par la méditation ; Océan c’est le nom que lui attribua ce maître, Rajneesh. Dans le spectacle elle relate l’errance, qui a suivi sa démission du Théâtre Expérimental des Femmes, qui la mènera jusque dans un ashram, en Inde. « J’ai été complètement transformée par la rencontre d’un maître indien qui m’a amenée à la source même de la vie. Pourquoi vit-on ? Pourquoi fait-on du théâtre ? Pourquoi souffre-t-on ? Je ne comprenais plus rien. Ce maître m’a ramenée au simple fait de vivre, de respirer, d’être là ; il m’a donné des outils pour vivre et je me suis rendu compte qu’on avait besoin de ces outils au théâtre. Il faut que le théâtre soit une sur-vie, quelque chose de plus grand que la vie, mais pour cela il faut d’abord avoir la vie en soi. J’étais rendue en Inde, je ne faisais plus de théâtre, je cherchais la vérité. » Avec Océan, Pol Pelletier va puiser à des sources plus grandes que sa propre histoire, plus profondes également : « Qui est cet homme qui parle de religion comme d’une fête ? / La religion ? Moi ? / Qu’est ce mot ? / LA CÉLÉBRATION ! / Je veux m’enfoncer encore plus profondément dans le passé / en Égypte… » (Océan.)
En s’abreuvant au théâtre antique et aux civilisations anciennes, Pol Pelletier fait revivre une énergie fondamentale dont on a perdu la mémoire et les traces ; un sens de la présence et de l’invisible que le théâtre occidental ne connaît pas ou si peu. L’Occident, dit-elle, est pauvre spirituellement, il est parvenu à un niveau extrême de dessèchement intellectuel. Comment revitaliser un théâtre coupé de ses racines les plus immédiates (sa collectivité) et les plus profondes (sa mémoire) ? De toute façon, affirme Pol Pelletier, le théâtre est et demeure un art archaïque. « C’est un art qui passe mal dans les médias actuels, il a l’air ridicule à la télévision et à la radio : ça parle trop fort, les maquillages de théâtre vus de près sont grotesques. Quand on pense aux acteurs grecs de l’époque antique, montés sur leurs cothurnes, criant en plein midi devant des milliers de personnes, de proche, ils ne devaient pas ressembler à Catherine Deneuve. Ces acteurs devaient être des bêtes. Les acteurs d’aujourd’hui ont perdu le sens de cette présence, ils sont absents et désincarnés. Le théâtre, comme le sport, doit faire battre le cœur, mobiliser tout l’organisme, rendre vivant. Cet art est fait pour affecter des grands groupes de personnes et transformer la conscience. Il devrait être au cœur de la cité, comme chez les Grecs, et provoquer des changements dans la collectivité. » Obsédée par les anciennes traditions du conte, de l’oralité, de la tribu, elle réaffirme l’antique désir de communion et de circulation des énergies vivantes, actives, qui enracinent la conscience dans le corps. Elle a rencontré des femmes aborigènes en Australie et elle se dit fascinée par la force de leur présence, par leur culture orale, par leur spiritualité et par leur mémoire phénoménale ; elle dit que les aborigènes sont des êtres très avancés. Elle se sent des affinités avec eux, parce qu’elle s’adapte mal à certains outils créés par notre civilisation ; ses méthodes d’écriture sont archaïques, elle écrit par terre sur n’importe quel papier ; elle n’aime ni le papier, ni l’encre, ni les livres. « [L]e papier est une chose qui suscite en moi des réactions ambiguës et lointaines. » (La lumière blanche.)
La culture orale ? La tribu ? Mettre les mots dans le corps ? À contre-courant d’une modernité rationaliste et nettement matérialiste, sa démarche s’inscrit dans les sillons des forces premières, peut-être pour nous rappeler à notre corps et à la plénitude de l’existence. Qu’est-ce qu’exister, sinon ouvrir largement son corps et sa conscience à toutes les formes de manifestations vitales, sans en refouler aucune. « Nous sommes faits pour le maximum d’ouvertures et de joies possible. Seulement, on nous a appris à ne pas être nous-mêmes, à refouler tout ce qui est vivant. Le rire a été refoulé de même que la sensualité, la colère, la peine, toutes ces manifestations d’énergie qui sont des manifestations de la vie. Chez les Grecs, la tragédie était une immense fête, le malheur, les cris, les rythmes créaient une libération physique ; la tragédie était une manifestation extrêmement jouissive. Dionysos a quitté notre culture. La vie est mouvante, elle est un processus physiologique qui monte en nous comme la sève dans une plante. Nous avons un énorme travail à faire sur nous-mêmes, parce que nous avons été déformés par notre éducation. À chaque seconde, notre mental** calcule et contrôle tout ; comment voulez-vous avoir des pensées qui soient un peu vivantes ? Ce que m’a appris le maître, c’est à devenir consciente et à perdre les aspects robotisés de ma personne. Cela équivaut à repartir à zéro et à tout réapprendre. Je ne suis pas allée encore très loin, mais lorsqu’on rencontre quelqu’un comme ce maître, on ne peut plus jamais être la même. À moins de fermer la porte, mais alors on n’oubliera jamais qu’ainsi, on a fermé la porte à notre âme. » Si Pol Pelletier parle aujourd’hui avec sérénité de cette voie, il faut l’entendre conter son premier contact avec le maître que mille à deux mille personnes issues de cultures diverses venaient écouter chaque jour : « Le moi offusqué du gaspille de talent, de l’amour indifférencié pour le maître », dit-elle dans Océan, alors qu’elle explore avec humour comment sa personnalité, ce qui fonde le Moi en Occident, résistait à accepter un tel abandon et à se fondre à la masse venue assister aux enseignements du sage. « Je suis une individue adulte, libre, / unique, hors de l’ordinaire, / moi-je, pas toi, moi-je, / au centre de mon univers… / Tassez-vous ! / Qu’est-ce qu’une personnalité ? » (Océan.)
L’art de l’acteur
La spiritualité et les méthodes orientales ont révolutionné la façon qu’avait Pol Pelletier de voir son métier. À son retour, elle fonde le Dojo, centre d’entraînement continu pour l’acteur. L’art de l’acteur devient son cheval de bataille pour renouveler l’art théâtral. Qu’est-ce que le talent ? Pourquoi a-t-on intérêt à penser que c’est un don inné que certains possèdent, d’autres pas ? Qu’est-ce que la présence ? Le métier d’acteur est avant tout un travail qui demande un entraînement physique et psychologique auquel tous ne sont pas prêts à se soumettre. L’acteur représente l’humanité et pour y arriver, il doit faire un « nettoyage intérieur » qui le rende ouvert, vivant, authentique et profondément humain. « Dans le monde du théâtre, on répugne à penser qu’il existe des lois expliquant qu’il y ait des acteurs que l’on regarde et qu’on a envie de manger. On préfère croire au talent, à la grâce, aux divas… J’ai passé des années à fouiller, à retourner aux sources afin d’arriver à nommer certaines transformations et organisations de la matière physique et psychique qui font que cette magie théâtrale existe. Et j’ai développé ce que j’appelle les cinq lois psychophysiques de l’acteur. Je leur répète que cet art est avant tout un travail. Si on est incapable de décrire objectivement l’art de l’acteur, comment peut-on l’enseigner et le pratiquer tous les jours ? Les acteurs se font des numéros avec leurs émotions, mais ils ne savent même pas ce qu’est une émotion. Personne ne l’a définie, ce qui rend les acteurs complètement hystériques et décentrés. Une émotion est un phénomène physiologique déclenché à la suite d’un stimulus extérieur : une suite de transformations se produit alors dans le corps et fait en sorte que les yeux nous sortent de la tête, que le cœur bat plus vite, que les bras et les muscles des mâchoires se tendent, que les pieds se crispent, etc. C’est tout notre passé animal qui refait surface par le biais de ces processus physiologiques qui, à l’origine, servaient à nous défendre. À cela s’ajoute aujourd’hui une complexité de pensée. L’émotion nous meut physiquement, mais la plupart des acteurs ne le savent même pas. Alors, je leur donne des outils pour qu’ils sentent cela dans leur corps. Quand un acteur accepte d’être totalement là, vulnérable, alors surgit, irradie ce qu’on nomme la présence. Ce ne sont plus des imitations d’effets de colère, mais des sauts dans une vraie énergie de colère, de joie, de souffrance. Mais pour cela, il faut des outils psychologiques forts. » Le dernier volet de la Trilogie des histoires porte sur les lois de la vie qui fondent l’art de l’acteur : la loi de l’opposition, de la dépense d’énergie, de l’équilibre, du danger, etc. Le propos ne s’adresse pas uniquement aux acteurs, car ce sont là les lois fondamentales de la vie. Ce spectacle, selon Pol Pelletier, constitue un immense voyage initiatique au cœur de ce que signifie le fait d’être un être humain.
Transformer les consciences
Pol Pelletier est une artiste d’une intégrité peu commune qui, sans vanité ni prétention, sert son art avec l’espoir de faire vaciller les armures qui nous empêchent d’être pleinement vivants. En pleine ère glaciaire, cette alchimiste du théâtre chauffe les salles afin de transmuer – rien de moins – notre matière en or. Et elle y parvient souvent grâce à une extraordinaire dépense d’énergie qui, comme une succession de petites déflagrations, fait vaciller nos retenues intérieures. « Il faut que le théâtre s’insère dans une perspective spirituelle. Il doit transformer l’âme et la conscience des gens. Maintenant, dans ce que je fais, je ne cherche pas seulement à procurer des émotions esthétiques au spectateur, mais je tente d’atteindre une transformation presque cellulaire. Pour arriver là où j’en suis, il m’a fallu informer autrement mes cellules, et ce travail est constant. Ce qui émane de moi aujourd’hui n’a rien à voir avec ce que j’étais il y a dix ou quinze ans. Je sens la nature énergétique de l’échange entre mon organisme et les êtres qui m’entourent, et j’amène les gens vers un autre état. Les belles pensées et les émotions esthétiques ne changent pas l’état psychophysique des spectateurs ; cet état de détente et d’ouverture, que j’arrive à décrire clairement aujourd’hui, est celui dans lequel on peut se guérir. Tout cela se passe dans l’inconscient et certaines personnes y sont moins sensibles que d’autres. En ce moment, en cette fin de XXe siècle, un des sens que je donne au théâtre c’est la guérison. Je suis très intéressée par le chamanisme, parce que les chamans étaient à la fois des guérisseurs, des conteurs, des danseurs, des musiciens. Ils font le pont entre le visible et l’invisible. Le théâtre est un art puissant, les acteurs sont comme des médiums et c’est la vie à des niveaux extrêmement élevés qui passe à travers eux. Ma fonction comme artiste de la scène est de faire le pont entre les esprits et le monde visible. Mais les acteurs ont peur de nommer cela et la dernière chose un peu élevée qui leur reste, c’est la superstition. Tous les acteurs sont superstitieux parce qu’ils savent qu’ils jouent avec quelque chose de magique, de dangereux, de transgressif. Ils ne veulent pas le nommer, parce qu’à une époque on leur a dit qu’ils étaient le diable et cela est resté imprégné dans leur inconscient. En Occident, nous avons décidé qu’il y avait le monde visible et que nous le comprenions rationnellement. L’Occident, contrairement à l’Orient, ignore l’invisible ; ici, si on ne voit pas les choses, c’est qu’elles n’existent pas. Comment peut-on comprendre la magie du théâtre si on ne croit pas à l’invisible ? Plus on se rapproche du sacré, plus on l’épouse et plus on sait que cela nous dépassera toujours ; on essaie seulement d’être un peu à la hauteur. Tous ces mots que j’utilise, être à la hauteur, le sacré, l’invisible, n’ont rien à voir avec notre langage efficace du XXe siècle. Ce sont tous des mots qui prennent racine dans l’amour, pas dans l’égo, pas dans la vanité. » Pol Pelletier n’est pas une chaman, ni une prêtresse, seulement une artiste entière, vibrante, dont la présence rayonne un peu plus loin qu’elle-même, jusqu’à nous qui sommes plongés dans l’obscurité. « Je ne suis pas en Inde. / Je suis en Grèce dans l’Antiquité. / Dionysos m’entraîne dans la montagne / au son des tambours. / Je deviens folle, / Je déchire mes vêtements. / – Devenez fous, devenez folles, / disait-il, mais consciemment –. » (Océan.)
*Sur ce sujet, je renvoie le lecteur à l’excellent article de Linda Burgoyne : « Critique théâtrale et pouvoir androcentrique », Jeu, no 65, 1993, p. 46-53.
**Lorsqu’elle parle du mental, Pol Pelletier ne renvoie pas à l’intellect ni à l’esprit, mais au « ronron » constant et inconscient dont parlent les Orientaux.
Œuvres de Pol Pelletier :
À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine, collectif dirigé par Pol Pelletier, avec Louise Laprade, Nicole Lecavalier et Dominique Gagnon, Remue-ménage, 1979; La lumière blanche, Les Herbes rouges, 1989 ; Joie, Remue-ménage, 1995 ; Océan, non publié.