Elle ne saurait dire d’où lui vient au juste son intérêt pour l’imaginaire. Elle se souvient en revanche qu’à quatre ans, déjà, son film préféré était L’étrange Noël de monsieur Jack, de Tim Burton. Contributrice à différents ouvrages collectifs et à des revues spécialisées depuis 2011, elle a fait paraître un premier recueil de nouvelles en 2020 et un premier roman en 2023. Nous l’avons invitée à nous parler de son travail1.
Patrick Bergeron : Vous avez publié votre premier ouvrage en 2020 : le recueil de nouvelles Servitude. Vous mettez le mot au singulier, alors qu’initialement, dans le mémoire de maîtrise dont votre livre est issu2, le mot s’écrivait au pluriel. Quel rapport entretenez-vous avec la contrainte ?
Raphaëlle B. Adam : C’est une très bonne question. J’aurais voulu conserver le s, parce que je trouvais qu’il y avait plein de petites servitudes dans chaque histoire, mais bon… Après discussion avec les éditeurs, on l’a enlevé. Au fond, le titre d’origine faisait référence au fait que les personnages sont pris dans leurs propres perceptions, asservis à leur vision du monde. Ils sont coincés dans une situation qui leur est parfois favorable, parfois non. Je ne voudrais pas me retrouver comme mes personnages, parce que je sais à quel point notre état psychologique peut devenir un carcan très contraignant, surtout quand on ne va pas bien. Quand on va bien, cela ne nous dérange pas d’être contraint. Quand on ne va pas bien, il y a des choses qui nous obsèdent, nous travaillent, nous rendent inconfortables. J’essaye de ne pas me laisser entourlouper par mon cerveau quand ça arrive. Mais les personnages font voir à quel point cela peut dégénérer, dans un sens ou dans un autre. C’est comme des avertissements. Et puis, dans ma pratique d’écriture, j’essaye de ne pas me contraindre à un seul genre. C’est sûr qu’il y a des types d’histoires que je préfère, des trucs sur lesquels j’ai tendance à revenir. Jouer avec une narration au je, au tu, au vous, ou au il ou elle plus classique, cela me permet de ne pas être un one-trick pony. Est-ce que je finirai par faire toujours la même chose ? Peut-être. Mais, pour l’instant, j’essaye de m’amuser.
P. B. : Les nouvelles de votre recueil relèvent d’un fantastique conçu comme rupture avec l’ordre habituel et ordinaire des choses. Vos personnages réagissent de différentes manières à la perturbation qui surgit devant eux : certains s’en accommodent, d’autres adoptent des résolutions extrêmes (le désir de tuer, par exemple, s’empare de certains d’entre eux). Parlez-nous de votre rapport au fantastique.
R. B. A. : Il y a une question de rupture avec le réel. Je trouvais intéressant que la plupart des nouvelles se déroulent dans des cadres ordinaires. Puis, quelque chose survient quand on est assis dans son salon, quand on magasine un pantalon, quand on va au travail… Plus jeune, j’écrivais des histoires un peu plus fantastiques. J’avais tendance à rester dans les lieux communs, des lieux que j’aime encore utiliser parfois, comme des maisons abandonnées, un cimetière. Ce sont des éléments qui peuvent revenir, mais comme éléments de décor. Ce ne sera pas : « Ah ! la maison fait peur parce que c’est une maison hantée ! » Elle fait partie du décor, mais cela aurait pu être un condo de luxe. J’essaye de construire une ambiance inquiétante, peu importe le décor, que ce soit dans les bureaux de maisons d’édition, dans une librairie ou dans un café. L’idée, c’est de faire en sorte que l’ambiance supplante le reste et permette d’instaurer un climat inquiétant, peu importe où l’on se trouve.
P. B. : Par exemple, dans une boutique, lorsqu’un pantalon (dans la nouvelle du même nom) fait en sorte que les clientes qui l’essayent se sentent laides et ne l’achètent pas.
R. B. A. : C’est ce qui fait que Servitude est limitrophe : il y a certaines nouvelles où l’on n’est plus seulement dans l’imaginaire, où l’on peut se demander si le personnage se fait des scénarios dans sa tête ou si cela se passe vraiment. Je privilégie toujours l’hypothèse fantastique, mais quelqu’un d’autre pourrait penser que c’est vrai. Beaucoup de filles qui ont eu des troubles alimentaires peuvent dire à quel point c’est facile de se percevoir autrement que ce que l’on est vraiment. Dans « Le Pantalon », est-ce à force de se regarder dans le miroir que ces femmes – qui ont déjà une estime d’elles-mêmes un peu flageolante – [se sentent mal] ? Est-ce que le pantalon a vraiment quelque chose à y faire ou est-ce que ce sont elles qui forcent ? J’ai eu du plaisir à jouer sur cette ligne.
P. B. : On pourrait croire que les littératures de l’imaginaire sont moins propices que les littératures réalistes aux contenus autobiographiques. Pourtant, dans la nouvelle « Zigonnage », où il est question d’une fillette incapable de s’arrêter d’imaginer et de raconter des histoires fantastiques, vous semblez parler de vous. Avez-vous été comme votre personnage ?
R. B. A. : Oui ; en fait, c’est la seule nouvelle du recueil qui soit à 98 % autobiographique. La partie qui ne l’est pas (il faut que je le spécifie), c’est que mes parents n’ont jamais été aussi inquiets. Ils s’étaient un peu inquiétés que je me mette à zigonner devant d’autres enfants à la maternelle, mais je ne l’ai jamais fait et il n’y a pas eu de consultation chez le médecin. C’est la seule partie qui ne soit pas autobiographique. Le reste montre comment j’ai vécu les balbutiements de ma créativité. C’est vraiment comme ça que tout a commencé. Je trouvais intéressant d’en faire une nouvelle ayant un ton plus léger. C’est quand même clairement sous-entendu que c’est l’imaginaire de l’enfant qui provoque tout ce qu’elle raconte, mais on pourrait se poser la question : toute la ville3 est-elle le fruit de l’imagination de quelqu’un ou y a-t-il vraiment quelque chose ? « Zigonnage » se situe beaucoup plus du côté réaliste que du côté fantastique, mais je trouvais intéressant qu’elle me reflète comme auteure au milieu de l’œuvre.
P. B. : Dans « La maison verte » et « Le domaine M. », une femme adulte regarde l’enfant qu’elle a été. Est-ce quelque chose que vous aimeriez faire ?
R. B. A. : En fait, quand j’étais enfant, mes parents avaient une caméra vidéo. Au début des années 1990, ce n’étaient pas toutes les familles qui en avaient une. Aujourd’hui, on a tous des cellulaires qui peuvent filmer. Les gens qui ont des enfants prennent des milliers de photos et de vidéos tous les jours. Mais, dans ce temps-là, c’était plus rare. Les adultes d’aujourd’hui n’ont pas nécessairement beaucoup de vidéos d’eux quand ils étaient jeunes. Moi, j’en ai. Des vidéos très anodines, quand mon père nous filme pendant qu’on fait du vélo ou qu’on joue. Mes parents aimaient beaucoup Star Wars. On avait la bande sonore sur vinyle à la maison. Il y a des bouts où l’on court dans le salon au rythme de la musique. Je me trouve chanceuse d’avoir accès à ces souvenirs-là. Je me dis que, comme j’aime voir ces choses-là, ce serait intéressant de tomber face à face avec une version plus jeune de soi-même. J’ai réussi, comme adulte, à me voir dans des vidéos. Je sais de quoi j’avais l’air et comment j’étais drôle à voir quand je zigonnais.
P. B. : On trouve quelques monstres dans vos nouvelles : un défilé de mannequins laiderons dans « Ardat-Lilï » ou un terrifiant bébé arracheur de visages dans « Voleur ». Parlez-nous de votre rapport aux monstres et à la monstruosité. Quelle place a la peur dans votre vie ?
R. B. A. : J’aime me faire peur. Je ne sais pas pourquoi. La peur nous sort de notre zone de confort. Elle vient nous brasser un peu. Dans la vie de tous les jours, je suis une personne très optimiste. J’ai eu des périodes plus sombres dans ma vie, mais je n’ai pas le goût de retourner dans ces eaux-là. J’ai tendance à croire que les choses vont bien, vont bien aller ou peuvent bien aller. On dirait que c’est un ballant naturel de ma personnalité d’aller voir des choses sombres. J’aime aussi que les choses que je lis provoquent quelque chose en moi. Généralement, pour que j’aime une œuvre, il faut qu’elle soit venue me remuer de quelque façon. Que ce soit positivement ou qu’elle m’ait fait pleurer, que j’aie eu vraiment peur, que je sois restée marquée. Il faut que cela vienne toucher mes émotions. Donc, comme auteure, j’aime jouer avec les émotions des autres.
P. B. : En septembre 2023, vous avez publié votre premier roman, Venefica. Vous y racontez l’histoire de Catopsis, une toxine qui se rebelle contre sa condition. Dans votre univers, les toxines sont des chasseresses anthropophages qui, aidées de complices appelées fleurs, dévorent les hommes (ou les femmes) qu’elles ont piégés au moyen de phéromones enivrantes et d’une sève paralysante. Où avez-vous puisé votre inspiration ?
R. B. A. : Il faut remonter à 2020. J’avais été approchée par Fanie Demeule et Krystel Bertrand pour écrire une nouvelle qui serait incluse dans Cruelles4, ouvrage collectif regroupant des histoires inspirées de la cruauté inexcusée des femmes. Il ne fallait pas que ce soient des femmes qui veulent se venger ou protéger quelqu’un. Il fallait que ce soit gratuit. On pouvait créer dans le genre qu’on voulait. Beaucoup sont allés dans l’autofiction. Moi, évidemment, j’ai choisi l’imaginaire. J’ai rédigé une nouvelle où l’on a l’impression de suivre une femme banale dans un bar. On dirait qu’elle stalke quelqu’un. On peut penser que c’est parce qu’elle n’est pas désirable ; donc, elle regarde, elle se complaît dans le fait de regarder les autres réussir à séduire. Puis, elle-même suit un trio jusqu’à la maison. On se rend compte à la fin que les deux femmes chassent ensemble. Dans la nouvelle, il n’est pas question de toxines parce que le terme est venu après. Par la suite, quand je cherchais une idée pour un prochain projet ou roman, je me suis dit qu’il y aurait plus à faire avec ça. Quand j’élaborais la nouvelle, la question de la mentalité de ruche m’était venue. Je me suis dit : « Si elles sont plusieurs à chasser, elles forment un réseau, elles sont connectées d’une certaine façon ». La nouvelle était beaucoup trop courte pour que je sois capable d’aller dans cette direction. Quand j’ai réfléchi au roman, je me suis dit que je pourrais creuser cela, développer l’univers de la Floralia. Je me disais en même temps qu’on ne fait pas un roman avec des gens qui mangent d’autres gens. Cela devient un peu plat et grotesque. J’ai viré cela à l’envers et j’y suis plutôt allée avec un personnage qui n’a pas envie ou n’a plus envie de faire ce qu’on attend de lui dans cette structure qui est quand même assez rigide. Puis, le reste a déboulé.
P. B. : Vos toxines font un peu penser à des vampires. Vous aimez ce type de revenants buveurs de sang ?
R. B. A. : J’aime bien. En fait, si on prend le trio classique : vampire, loup-garou, zombie, j’ai une préférence pour les vampires. Je n’avais pas nécessairement réfléchi à cela sous l’angle du vampire, mais c’est sûr qu’il y a des rapprochements à faire.
P. B. : Pour le motif du sang, entre autres.
R. B. A. : Oui, le motif de la dévoration.
P. B. : Et la séduction.
R. B. A. : Puis, le contrôle de la proie, la chasse. Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours aimé les histoires de chasse, les relations de pouvoir entre les personnages. Dans les fictions que j’aime, il y a souvent des éléments comme cela qui reviennent. C’est quelque chose qui me plaît. Je ne dédaigne pas une bonne histoire de vampires, mais moins celles des dernières années, qui sont plus des vampires à l’eau de rose. C’est moins mon genre. Mais j’aime bien Dracula ou les vampires d’Anne Rice.
P. B. : Venefica privilégie les personnages féminins, qu’il s’agisse de la sororité que vous appelez la Floralia, des figures d’anciennes qui la gouvernent (les Aethuses), de la protagoniste Catopsis ou des femmes qui gravitent autour d’elle : sa mère Asaret, son amie toxine Ibicella, sa fleur Ixora ou les rebelles Népenthès et Lilium. Devrait-on voir en Venefica une œuvre féministe ?
R. B. A. : Je pense que oui, même si je ne suis pas du genre à écrire avec cette étiquette. Les étiquettes viennent après, quand on analyse, mais je pense que oui, cela peut être considéré comme féministe au sens où, pour moi, quelque chose devient féministe à partir du moment où l’on aborde des thématiques qui peuvent préoccuper les femmes, concerner les femmes. Comme c’est un univers très féminin, je pense que, naturellement, cela en découle. Je ne voulais pas, par contre, que ce soit un univers misandre. C’était quand même important pour moi que les toxines se nourrissent de n’importe quoi. Par exemple, du bœuf, ce n’est pas une vache ; quand on mange de la viande, on ne se questionne pas sur son identité de genre. Pour moi, c’était important de montrer qu’il y avait quand même les deux. Je n’ai pas écrit cela en ayant en tête de blaster les hommes, au contraire. Le personnage de Silas est important, il les aide [Catopsis et les autres rebelles] à trouver des solutions. Il devait être là. Je pense que ces thématiques sont importantes pour beaucoup de femmes, même si l’on est dans un cadre éclaté et pas réaliste du tout. Il y a quand même des préoccupations qui peuvent toucher les femmes et qui, par la force des choses, me touchaient aussi parce que je me suis trouvée à les mettre là-dedans, parfois volontairement. D’autres, je me suis rendu compte qu’ils étaient là en analysant ce que j’avais écrit.
P. B. : Sans rien divulgâcher, on peut tout de même signaler la fin ouverte de Venefica. Envisagez-vous de revenir un jour à l’univers des toxines et de la Floralia?
R. B. A. : Un retour pourrait être envisageable, oui, sous une forme ou une autre. Il y a plusieurs personnes qui m’ont fait le commentaire. Évidemment, ça dépend toujours d’à quel point le livre aura du succès. Puisque Venefica a été réfléchi comme un roman qui se tenait seul, je n’avais pas l’intention de faire une suite. Mais y revenir dans différents contextes, cela pourrait être possible. Il pourrait y avoir une suite si j’avais une idée, une piste, un aspect différent à explorer pour aller un peu ailleurs de ce que j’ai déjà raconté dans le roman. J’aime revisiter des univers que j’ai inventés quand j’en ai l’occasion, faire des petits clins d’œil, des retours. On met tellement de soin et de temps à créer cela que c’est agréable d’y retourner. C’est comme retrouver des amis de longue date.
1. Entretien mené à Fredericton le 31 octobre 2023, avec des fonds provenant du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Transcription : Mega Satish.
2. Servitudes (nouvelles), suivi de Fantastique et focalisation dans quatre nouvelles de Danielle Dussault(essai), Mémoire de maîtrise, Université de Sherbrooke, 2016.
3. Les nouvelles de Servitude se déroulent dans la ville fictive de Riverbrooke, dont le nom est un amalgame de Trois-Rivières et de Sherbrooke.
4. Fanie Demeule et Krystel Bertrand (sous la dir. de), Cruelles, Tête première, Montréal, 2020, 192 p.