« Il y a des gens qui avancent sans cesse à la rencontre de leur destin ;
d’autres, comme mes parents, attendent que le destin vienne les chercher. »
David Albahari, Goetz et Meyer
L’écrivain et traducteur David Homel est né à Chicago en 1952. Après avoir séjourné à Paris et à Toronto, il s’installe au Québec à la fin des années 1970, où il a d’ailleurs fait souche, puisque toute sa famille, enfants et petit-enfant inclus, y vit aujourd’hui. En plus d’enseigner la littérature à l’Université Concordia, Homel a publié huit romans, tous traduits en français.
Peu d’auteurs montréalais d’expression anglaise sont aussi connus que David Homel par les lecteurs francophones du Canada, de France ou d’ailleurs. « Grâce aux médias francophones présents à Montréal et au Québec – presse écrite ou radio – qui m’accordent des entrevues, mes livres sont accueillis favorablement. Malheureusement, les médias anglophones canadiens brillent par leur absence au Québec, ce qui offre peu de visibilité aux écrivains québécois anglophones non traduits », lance Homel tout en sirotant son thé à une terrasse d’Outremont.
Son plus récent livre, Portrait d’un homme sur les décombres, a été publié simultanément dans les deux langues officielles et la version anglaise, The Teardown, a remporté le prix Hugh MacLennan 2019 de la Quebec Writers’ Federation (QWT).
Dès 2003, son cinquième roman paru sous le titre de The Speaking Cure (L’analyste) avait connu une chaude réception tant critique que du public et obtenu le même prix, en plus du prix J.I. Segal de la Bibliothèque publique juive de Montréal. Cette année-là, la QWF lui avait aussi attribué le prix de la traduction pour Le cœur est un muscle involontaire de Monique Proulx. Homel a reçu le Prix du Gouverneur général de traduction en 1995 pour Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? de Dany Laferrière et en 2001, pour Le cercle de Clara de Martine Desjardins. En collaboration avec l’illustratrice Marie-Louise Gay, il signe plusieurs textes de livres pour enfants.
Fidèle à ses racines
Loin de renier ses origines, l’Américano-Montréalais David Homel exprime volontiers son attachement aux siens et aux lieux de sa petite enfance. Avec le sens de l’humour mordant qui le distingue, il les évoque et construit parfois un cadre narratif en lien avec des faits historiques de sa ville natale. Ses personnages se promènent souvent entre les États-Unis et Montréal. Dans La fille qui parlait à la lune, il rend hommage à la jeune femme qu’était sa mère, sur fond de prohibition des années 1930 à Chicago. La protagoniste Bluma Goldberg n’est-elle pas fille d’un émigré russe juif devenu contrebandier ? « J’ai pu présenter à ma mère une version manuscrite de ce roman, peu avant son décès, mais je ne suis pas convaincu qu’elle ait vraiment tout apprécié », confie-t-il sereinement.
L’intrigue d’Un singe à Moscou s’inspire par ailleurs de sa parenté plus éloignée. « Je viens d’une famille d’immigrés juifs d’Europe centrale, sans doute d’Ukraine, qui a laissé de fascinantes histoires en héritage, dont celle du retour de ma grand-tante en Russie, au temps de l’URSS. Pendant la crise économique des années 1930, lorsque les Américains songeaient à s’exiler, ils regardaient tous vers la côte ouest. Mon héroïne Sonia, gauchiste convaincue, rêve quant à elle d’un voyage vers l’est, d’un retour au paradis soviétique, dans les terres de son enfance », raconte l’auteur, qui a pu rencontrer cette aïeule lors de ses multiples séjours à Moscou.
Homel voyagera jusqu’au lointain Kazakhstan, qu’il qualifie dans Portrait d’un homme sur les décombres de « grand dépotoir où la Russie de Staline se débarrassait des éléments indésirables », là où il a mené ses propres personnages. L’écrivain voulait faire sienne la réalité de l’immense ex-Empire soviétique, afin de relater les horreurs de cet étrange et pourtant historique retour de certains dans le monde du Géorgien Djougachvili, dictateur cruel et fou.
Impudence, ironie, mais aussi tendresse
Plusieurs protagonistes de David Homel manifestent de grandes tendances à l’introspection et à l’autodérision, « navigant dans les méandres de la psyché » (L’analyste). Ils appréhendent les vicissitudes de la vie avec une forte dose de cynisme, afin de la rendre supportable. « Ce sont des armes de légitime défense qu’utilise celui qui ne connaît ni le confort ni l’aisance », explique l’écrivain qui visite fréquemment les pays issus de l’ex-Yougoslavie, dont la Serbie. Le sens de l’ironie et la sensibilité présents dans son œuvre peuvent indiquer des origines slaves, ce que l’auteur concède : « J’ai en effet la larme facile et la musique m’émeut beaucoup. »
Fasciné par les liens étroits qu’il a pu constater entre le goût du pouvoir et la pratique de la psychologie1, Homel en remarque l’application concrète dans les années 1990, au moment des guerres de conquête de la Serbie. Le psychiatre Karadžić2, assistant du président Milošević3, lui semble une parfaite illustration de cette étrange association. « Je voulais savoir si ma théorie tenait la route et pour cela, interroger qui avait connu ces années noires ; comme j’avais déjà visité Sarajevo4, je suis allé à Belgrade, ville marquée par les bombardements autorisés par l’Otan en 1999, pour contrer l’invasion du Kosovo par Milošević ». De ces visites répétées naîtra L’analyste, roman parfois qualifié de dostoïevskien.
Dans le récent ouvrage de Homel, Portrait d’un homme sur les décombres, le personnage du journaliste Phil Brenner est en perte de repères et vit un retour d’âge difficile ; il nage dans l’autoanalyse et l’analyse tout court avec une « conseillère en matière de deuil ». À la pointe de l’actualité sociopolitique, Brenner ira couvrir l’actuelle crise des migrants qui sévit entre autres à Belgrade. Dans cet opus bien accueilli par la critique, l’écrivain reprend des thématiques qui lui sont chères, telles les difficultés de communication au sein des couples, homme-femme ou enfant-parent, ou les atrocités qui avaient été commises en ex-URSS, dont la terrible famine des années 1930 en Ukraine, voulue et programmée par Staline lui-même.
Si Homel a toujours évoqué les exigeantes relations père-fils, il parle ici des liens père-fille, un tournant important dans son œuvre. « C’est la première fois que je parle d’adolescentes, même si je sais ne pas bien les comprendre ; est-ce la sagesse qui vient avec l’âge ? » s’interroge-t-il.
Heureux qui comme Ulysse
Le côté nomade de David Homel l’a toujours bien servi : il est parti jeune à la découverte du monde et ne semble pas s’être arrêté depuis. Dès la fin des années 1960, il quitte Chicago pour aller à Paris, afin de s’inscrire au Selective Service System5 américain. « Pendant la guerre du Vietnam, qui s’enrôlait à l’étranger était quasi assuré de ne pas être appelé sous les drapeaux », explique-t-il. Doué pour les langues, il y a perfectionné sa connaissance du français. Il termine ensuite une maîtrise en littérature comparée à l’Université de Toronto, puis se pose à Montréal.
Le grand voyageur qu’est Homel s’amuse dans Le droit chemin à écrire un essai sur la dromomanie, grâce auquel le protagoniste Ben Allan, professeur de littérature, gagne un prix prestigieux. Allan est fasciné par cette pathologie de la fuite : « Un homme […] quittait un jour son domicile. Son travail, sa vie. On le retrouvait ensuite à Moscou, Istanbul ou Paris ». En parallèle de ses recherches sociales et médicales sur la fascinante maladie, Ben tente de s’extraire des relations malsaines qu’il entretient à la fois avec son épouse, son fils et son père, un trio de fiasco s’il en est.
Depuis longtemps, Homel aborde les sujets qui souvent dérangent, ceux des liens filiaux ou de couple, de la folie et de l’errance. Dans un de ses tout premiers livres, Il pleut des rats, bien que le père du héros Timmy soit catholique plutôt que juif et que l’action se situe à Savannah, en Géorgie, plutôt qu’à Chicago, ces thèmes percent déjà, tout comme le style ironique et tendre de Homel ou son talent de conteur d’histoires. Un début fracassant.
Dans ce roman d’aventures échevelées règne en maître le baseball, une autre passion que Homel a apportée des États-Unis dans ses valises. Comment vont les Chicago Cubs, au fait ?
Romans de David Homel en français : Orages électriques, Boréal, 1991 ; Il pleut des rats, Leméac, 1992 ; Un singe à Moscou, Leméac/Actes Sud, 1995 ; L’évangile selon Sabbitha, Leméac/Actes Sud, 2000 ; L’analyste, Leméac/Actes Sud, 2003 ; Le droit chemin, Leméac/Actes Sud, 2010 ; La fille qui parlait à la lune, Leméac, 2015 ; Portrait d’un homme sur les décombres, Leméac, 2019.
1. Homel est un fervent du philologue Efim Etkind (1918-1999), linguiste et écrivain banni de l’URSS en 1974 pour dissidence.
2. Radovan Karadžić, président de la République serbe de Bosnie (1992-1996), a été accusé de purification ethnique ; surnommé « le boucher des Balkans », il a été condamné en 2019 à l’emprisonnement à perpétuité par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY).
3. Slobodan Milošević, président de la République de Serbie (au sein de la République fédérative de Yougoslavie) (1989-1997) et ensuite président de la République fédérale de Yougoslavie (1997-2000), est mort en prison en 2006 à La Haye (TPIY).
4. Homel était entre autres présent au festival Étonnants voyageurs qui a eu lieu en 2000 au Centre culturel André-Malraux de Sarajevo.
5. Encore aujourd’hui, les citoyens américains mâles doivent s’inscrire au SSS entre 18 et 25 ans, afin que le gouvernement ait en mains leurs coordonnées et puisse éventuellement les appeler sous les drapeaux lors d’un conflit armé (conscription).
EXTRAITS
Alors il lança cette maudite balle. Une balle sans style particulier. […] Je me dirigeai vers lui au petit trot, ainsi que le font les receveurs qui veulent consoler leur lanceur. Quand je fus à mi-chemin, il se mit à geindre :
– J’y arrive pas ! Je trouve pas la plaque ! Je sais plus quoi faire de mes mains !
Je m’apprêtai à lui renvoyer la balle.
– Je veux pas de ce truc de merde.
Combien de temps faut-il pour parcourir soixante pieds et six pouces quand votre père, debout sur une butte imaginaire que vous avez dessinée pour lui, pleure désespérément sous sa casquette de baseball par une calme soirée d’été ? L’éternité, je crois.
Il pleut des rats, p. 158.
Plusieurs dizaines d’années plus tard, quand elle se rappellerait son arrivée à Leningrad, Sonja se mettrait […] à revivre sa plus amère déception. Elle ne devait jamais voir l’Ermitage, ce palais capturé et offert au peuple par la Révolution. Jamais non plus la cathédrale de Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Ni les fantaisies italiennes imposées par Pierre le Grand à cette cité nordique et venteuse. Ni la perspective Nevski, pleine d’activité, d’élégance et d’intrigues. Ils arrivèrent la nuit, dans un paysage muet et noir. Le port se trouvait dans un quartier industriel, loin du centre de la ville.
Un singe à Moscou, p. 156.
Nous montâmes vers le centre de la ville par le boulevard Maréchal-Tito. Sur l’artère qui portait son nom, on entendait presque le deuxième père de la Yougoslavie se retourner dans sa tombe : les populations qu’il avait eu tant de mal à unifier ne pensaient plus aujourd’hui qu’à s’entre-égorger. Étonnant qu’on n’ait pas rebaptisé le boulevard. Bien qu’il fût suffisamment large pour accueillir quelques colonnes de chars d’assaut roulant côte à côte et que le trottoir fût assez généreux pour que quiconque possédant une voiture s’y garât au petit bonheur, nous avancions à grand-peine.
L’analyste, p. 95.
– La manie est un attachement excessif à quelque chose. N’importe quoi. Cela, vous le savez déjà, sans aucun doute. Dans ce cas-ci, la fixation se fait sur la route, le voyage. La dromomanie est à la fin du dix-neuvième siècle ce que le dédoublement de la personnalité est à la fin du vingtième. Un feu de paille jailli subitement pour s’éteindre aussi vite, si rapidement que personne n’a même eu le temps de se demander pourquoi il brillait aussi fort. Personne, sauf moi, je suppose.
– Cent ans après.
– Oui. Un siècle plus tard. Mieux vaut tard que jamais.
Le droit chemin, p. 78.
Un jour, Taube les accompagna à la plage. L’impitoyable soleil dardait ses rayons prodigues sur elle et son armure de châles noirs. Sa fille et sa nièce pouvaient bien montrer leur corps, mais ce n’était plus de son âge. On aurait dit la Faucheuse, à la voir marcher sur le sable, des filets de sueur dégoulinant sous ses lainages sombres qui la tenaient prisonnière. Si elle était d’une religion qui avait vu le jour dans le désert, au fil de ses pérégrinations, son peuple avait perdu l’art d’adapter sa mode vestimentaire à la chaleur.
La fille qui parlait à la lune, p. 184.
Le vol vers Belgrade partait d’un terminal qui donnait l’impression de se trouver dans le tiers-monde, en dehors de l’espace idéal créé par les accords de Schengen. Les avions en direction des Balkans attendaient l’un derrière l’autre, prêts à s’envoler vers les capitales usées par l’Histoire de ces nouvelles républiques. Dans cette partie du monde, la notion de « pays » était chaque jour réinventée. Phil et Dana voyageaient avec Air Serbia, une compagnie aérienne désormais en partie propriété arabe, connue autrefois sous le nom de Jat Yougoslavie Airlines, qu’on avait changé puisque la Yougoslavie n’existait plus depuis trois décennies. Mais à en croire la blague qui circulait, leurs pilotes étaient très chevronnés. Ils avaient derrière eux d’innombrables heures de vol acquises durant les conflits des années 1990. Tout était à leur portée, même l’aviation civile.
Portrait d’un homme sur les décombres, p. 165.