Journaliste (à l’Écho de Paris, à l’Information, à France Soir), poète, essayiste et surtout romancier, Hervé Bazin a connu le succès dès la publication de Vipère au poing, en 1948. Plusieurs fois distingué par la critique, il a été élu à l’Académie Goncourt en 1958, prestigieuse assemblée dont il a assuré pendant plus de vingt ans la présidence, et dans laquelle il accueillit Roger Lemelin.
Nuit blanche a rencontré Hervé Bazin à son domicile angevin au printemps 1995, où il nous a entretenu, entre autres, des activités assez mal connues de l’Académie Goncourt, de ses séjours au Québec et de sa carrière d’écrivain.
L’académicien
Nuit blanche : Hervé Bazin, vous êtes un homme paradoxal. En tant que président de l’Académie Goncourt, vous occupez une place centrale dans le monde des lettres. Pourtant, vous fréquentez peu les milieux littéraires, préférez vivre en province, à l’écart de l’agitation médiatique.
Hervé Bazin : J’ai toujours été à l’écart. Je vais une fois par semaine à Paris. Je déteste le faux-semblant. Toute cette faune qu’on ne rencontre que dans les manifestations et les cocktails, ce n’est pas du tout mon monde. Moi, je ne suis pas vraiment un intellectuel.
Quel intérêt peut représenter l’Académie Goncourt ?
H. B. : J’ai accepté la responsabilité de l’Académie Goncourt parce que je crois l’institution efficace. Quand j’y suis arrivé, ce n’était presque rien : dix personnes qui se réunissaient une fois par an pour décerner le prix. À l’origine, les Goncourt avaient laissé une fortune très importante pour qu’un petit noyau d’écrivains puissent se consacrer à leur œuvre. C’était cela le but premier. Accessoirement, en retour, ils décernaient le prix à un jeune. Il s’est trouvé que les Goncourt avaient surestimé leur fortune. Après deux guerres et les dévaluations successives, il ne restait plus rien de leurs valeurs obligataires d’État. L’Académie a donc changé de sens. En 1960, il ne restait plus que le prix.
J’ai pris les rênes en 1972-73, et je me suis dit qu’il fallait tout changer. J’ai considéré que tout ce qui n’était pas expressément interdit par les règlements, qu’il fallait bien accepter, pouvait être fait. C’est pour cela que j’ai d’abord créé les sélections qui déponctualisent le Prix Goncourt. Elles permettent d’atteindre un plus grand nombre d’écrivains et d’aider un plus grand nombre d’entre eux. C’était le but de l’Académie Goncourt. Tous les ans, nous procédons à une sélection de vingt romans, puis de dix, puis de cinq et, chaque fois que la sélection se resserre, elle vaut plus cher, publicitairement parlant. La dernière sélection « vaut » 30 000 exemplaires. Nous avons fait preuve d’une certaine ouverture aux autres littératures d’expression française en attribuant le prix à un écrivain roumain (Vintila Horia), à deux Belges, à un Suisse (Jacques Chessex), à une Canadienne presque Québécoise (Antonine Maillet), à un Arabe (Tahar Ben Jelloun). Il y a une pléiade d’écrivains arabes d’expression française. (On a hélas tendance à les tuer en ce moment.) Statutairement, le prix doit être décerné à Paris. Je me suis dit qu’il fallait aussi organiser diverses manifestations en province pour les autres genres littéraires. Nous sommes en plein mouvement de décentralisation. On a décerné le prix de la nouvelle à Saint-Quentin, de la biographie à Nancy. Les deux marchent très bien. On vient de faire à Blois le premier roman. La poésie, qui était un peu ambulante au gré des fêtes et des centenaires, semble devoir se fixer à Paris. Nous avons aussi diversifié les personnes en associant à l’Académie des membres étrangers : québécois (Roger Lemelin), américains, mexicains, belges, suisses, russes. Nous nous sommes réunis à Québec, en Israël, en Tunisie, même en URSS, au fond de la Sibérie. Nous ne pouvons pas répondre à toutes les invitations.
Comment est-on élu à l’Académie Goncourt ?
H. B. : Les membres sont cooptés plutôt qu’élus. Il ne s’agit pas d’une véritable élection au sens où on l’entend habituellement. Il y a eu assez de querelles autrefois. La majorité ne suffit pas. Il faut l’accord de tous. Si un membre en place s’oppose catégoriquement à un candidat pressenti, le processus s’arrête.
Quel est l’intérêt d’appartenir à votre académie plutôt qu’à l’Académie française ?
H. B. : L’Académie Goncourt n’est pas l’Académie française. Nous ne rivalisons pas avec elle. Nous avons pour but de promouvoir la littérature immédiate, celle qui se fait dans l’année. Il y a beaucoup de risques à s’occuper de la littérature immédiate. On sait que sur quatre auteurs qui ont écrit un bon bouquin, il en restera peut-être un qui fera une carrière de premier plan, un qui sera de second plan, un qui sera très médiocre et un qui disparaîtra tout à fait. Voyez ce qui est arrivé à Schwartz-Bart, qui a été un des meilleurs Goncourt avec Le dernier des justes. Le choix est toujours risqué et difficile, souvent douloureux. Quand se présente un Tournier, il n’y a pas de problème. Mais quand dix livres se valent, pourquoi choisir l’un plutôt que l’autre ? C’est automatiquement une cotte mal taillée. Les répercussions commerciales sont considérables. Une distinction de l’Académie française, si prestigieuse qu’elle apparaisse, n’entraîne pas le tirage moyen de 300 000 exemplaires du Prix Goncourt (tirage qui a été jusqu’à un million pour L’amant de Duras). Il y a parfois des surprises. Nous en étions à notre deuxième tour de sélection lorsque j’ai pris connaissance de Champs d’honneur de Jean Rouaud, que les éditions de Minuit ne nous avaient pas envoyé. J’ai téléphoné à tout le monde pour dire que ce bouquin était remarquable. Certains ne voulaient rien savoir parce que, les sélections étant faites, ce n’était pas statutaire. Ça me semblait secondaire. J’ai eu quatre voix. On a intégré le livre à la sélection et, finalement, Rouaud a obtenu le prix. Pour un jeune auteur qui ne jette pas son argent par les fenêtres, c’est la possibilité de travailler un certain temps sereinement à son oeuvre.
L’écrivain
Aucun de vos romans ne se passe au Québec, et pourtant il en est souvent question dans votre œuvre. Salomé, la fille de Jean Rezeau, dans le Cri de la chouette, s’enfuit à Montréal avec son ami Gonzague. Le personnage de Coquatrix, dans une nouvelle du Grand méchant doux, aboutit à Trois-Rivières. Dans Le neuvième jour, la femme de Martin Lansdale, remariée au Québec, est devenue Madame Vadeboncoeur. Vous avez pour le Québec un attachement particulier.
H. B. : Je suis allé douze fois au Québec. J’y suis allé une première fois il y a près de cinquante ans de façon assez curieuse, à la place du père Grasset, dont la fortune tenait essentiellement à un livre qui lui avait rapporté beaucoup d’argent, Maria Chapdelaine. Il m’a demandé de faire le pèlerinage auquel on l’avait convié. C’est ainsi que j’ai découvert le Saguenay, le Lac-Saint-Jean, la maison de Maria et celle de Louis Hémon à Péribonka. J’espère que c’était authentique. Rien n’était encore aménagé. Je suis descendu chez un neveu de Maria, ou prétendu tel, qui tenait un motel et je suis allé à la pêche avec lui.
Je suis retourné au Québec l’année suivante pour une conférence. J’y ai longuement séjourné en 1958-59, invité par le Conseil des Arts du Canada, qui a mis une bourse à ma disposition. J’ai été embauché par le Petit Journal qui m’a demandé de présenter le Canada (pas seulement le Québec) de mon point de vue. Je n’étais pas encore très connu à l’époque ni très argenté. J’ai voyagé avec ma petite amie dans une voiture d’occasion que j’ai laissée sur place quand je suis rentré en France. J’ai beaucoup aimé la Gaspésie, les Cantons de l’Est, l’Outaouais. Je suis allé jusqu’à Rouyn. Le premier Québec que j’ai connu, c’était le Québec des curés. C’étaient alors des personnalités très influentes et respectées. On pouvait lire un peu partout des petits panneaux triangulaires sur lesquels était écrit : « Pourquoi me blasphèmes-tu ? » À Sainte-Anne-de-Beaupré, j’ai assisté au pèlerinage des Indiens et j’ai été très étonné de voir qu’à côté du faste religieux on prenait l’eau sainte dans des petits gobelets en carton. J’ai même vu les zouaves pontificaux monter la garde avec leurs fusils en bois! Je suis allé dans les réserves, à Mistassini. J’ai résidé à Québec, rue des Braves, chez Roger Lemelin. Il avait écrit Au pied de la pente douce, qui reste à mon avis son meilleur livre. Roger était alors dans sa « période des cretons ». Il avait fondé une usine. Après, il a tout vendu pour acheter, si je ne m’abuse, une station de télévision. Ensuite, il est devenue directeur du grand quotidien La Presse, ainsi que responsable des éditions de La Presse.
Je suis revenu de nombreuses fois pour des émissions comme Le sel de la semaine. J’ai admiré le travail des recherchistes qui savaient parfois sur ma famille des détails que j’ignorais moi-même. J’y suis revenu aussi avec l’Académie Goncourt. La dernière fois, c’était avec le maire d’Angers, Jean Monnier, pour la présentation, à Montréal, des tapisseries du Chant du monde [Série de dix tapisseries réalisées par Jean Lurçat (1892-1966) et exposées depuis 1967 à Angers dans le cadre médiéval de l’ancien Hôpital Saint-Jean, rebaptisé Musée Jean-Lurçat.]. À l’occasion, j’ai même assisté, dans la loge du maire de Montréal, à une partie de baseball. Ça m’a paru bien compliqué.
Un de vos romans, L’église verte, rappelle un classique de la littérature québécoise : Le survenant, de Germaine Guèvremont.
H. B. : J’aime bien L’église verte. On a été sur le point d’en faire un film. Je ne sais pas pourquoi il n’a pas été fait. À ce propos, on a acheté les droits d’adaptation de mon dernier roman, Le neuvième jour, mais rien ne garantit que le film soit fait. C’est ce qui m’est arrivé pour Au nom du fils. Le cas n’est pas rare. C’est arrivé à Sagan et à Schwartz-Bart.
Les enseignants se donnent souvent beaucoup de mal pour expliquer aux élèves la différence entre l’auteur et le narrateur. Dans votre cas, c’est très difficile, même en dehors de Vipère au poing, dont le héros, Jean Rezeau, vous ressemble beaucoup. Votre narrateur ou vos personnages principaux prennent de l’âge en même temps que vous. Abel Bretaudeau, narrateur de L’école des pères, évoque les problèmes d’éducation d’après 1968, difficultés qui ont aussi été les vôtres. Il est angevin. Le livre est dédié à votre ami Jean Monnier, maire d’Angers, dont justement Abel prend la défense face aux critiques de ses fils. Le démon de minuit raconte l’histoire d’un homme âgé, victime d’un infarctus, qui épouse une femme jeune et lui donne un enfant. Or, vous posez sur la jaquette de couverture en tenant dans vos bras votre petit Nicolas, ce qui prête à confusion.
H. B. : Moi, je suis cannibale. Tout ce qui est vivant, je l’avale. Ce n’est pas nécessaire de s’y retrouver et je ne m’y retrouve pas toujours moi-même. Cela dit, Bretaudeau est une personnage intéressant. L’école des pères est un roman totalement angevin, rigoureusement local, et c’est peut-être ce caractère local qui donne le sens de l’universalité. Pour ce qui est de la photo, un photographe de chez Grasset se trouvait là un peu par hasard. Ce n’est pas vraiment délibéré.
On connaît moins vos poèmes et vos essais que vos romans.
H. B. : Les poèmes, c’est tout un problème. Lorsqu’un éditeur les accepte, il en tire au plus mille exemplaires. Il y a peu de public. Vous savez que si Jour a été distingué par un prix, le recueil est quand même passé complètement inaperçu. L’essai se vend en général assez mal aussi, à part quelques cas particuliers, comme les essais politiques, qui collent à l’actualité. Les nouvelles trouvent difficilement des lecteurs. Même Le grand méchant doux, qui a assez bien marché (30 000 exemplaires), n’a pas connu un tirage comparable aux romans. Je crois que cela est dû, au moins en partie, au fait que les journaux français ont cessé de publier des nouvelles. Les journaux britanniques le font encore. La nouvelle est appréciée aussi dans les pays de l’Est. À Saint-Quentin, nous avons monté une sorte de festival de la nouvelle : trois jours avec des lectures publiques. Les textes sont ensuite publiés dans les journaux.
Dans un essai très drôle, Plumons l’oiseau, le professeur Alexis Patagos donne au séminaire de Trois-Rivières (encore un livre que vous situez au Québec) une conférence au cours de laquelle il évoque le problème de l’absurdité de l’orthographe française. Êtes-vous partisan d’une réforme radicale ?
H. B. : C’était un formidable gag qui, entre parenthèses, m’a demandé un énorme travail de recherche sur les difficultés du français. La langue française est tout à fait particulière et n’a rien à voir avec le rationalisme. Assez contradictoirement, nous sommes partis d’une langue synthétique, le latin, dont la forme était relativement libre en se servant des cas, de la déclinaison. Nous sommes arrivés à une langue analytique où la place des mots est, au contraire, rigoureusement obligatoire (sujet, verbe, complément). En 2000 ans, nous sommes allés de l’une vers l’autre. Il est vrai que beaucoup de lettres doubles ne signifient rien et que certaines graphies sont faussement étymologiques. Certaines viennent du XIIe siècle. On rédigeait les actes officiels en latin. Bien entendu, comme une partie sans cesse grandissante de la population n’y comprenait rien, on a décidé qu’il fallait traduire pour la « canaille ». Les traducteurs ont transcrit comme ça leur a plu. Ils étaient payés au rôle; plus le rôle était long, plus ils étaient payés. Ils avaient donc intérêt à multiplier les lettres géminées. On a gardé tout ça. Cela dit, la réforme me paraît impossible. On peut simplifier l’orthographe d’une langue comme l’italien qui est une langue sonore mais que peut-on faire de tous ces e caducs (qu’on appelle abusivement e muet), de toutes les liaisons qui sont très particulières au français ? Il faut tenir compte aussi de la différence d’élocution entre le Nord et le Midi de la France. À propos de ce livre, le général de Gaulle m’avait écrit : « …je ne comprends que trop bien la mort découragée du professeur Patagos. La langue française, orthographe comprise, est en somme inébranlable et à l’abri du perfectionnement. »
Comme Gérard Lagenière, l’écrivain du Démon de minuit, avez-vous abandonné votre légendaire Underwood pour le traitement de texte ? Pouvez-vous nous parler un peu de votre manière de travailler ?
H. B. : Il y a six mois que je l’ai abandonnée, du fait de la paralysie de ma main, pour une machine électrique, compliquée, sur laquelle il suffit d’effleurer les touches. On peut y faire sa comptabilité mais il me suffit qu’elle ait les caractères. Et comme j’ai la main malheureuse, je mets du blanc. C’est lent mais ça aide à réfléchir. Je suis incapable de travailler au magnétophone. Ce qu’on enregistre n’a pas de style. Pour moi, l’écriture se fait avec les yeux et avec la main. Je suis incapable d’écrire un livre si je ne l’écris pas réellement. Je ne peux plus le faire vraiment à la main, il me faut cette machine. Je suis à la troisième version des six premiers chapitres de mon prochain roman. Ce n’est pas forcément la dernière. Vous savez, dans un livre, le plus difficile, c’est toujours le début. Vous n’êtes pas encore au courant de tout. Vous ne savez pas exactement où vous allez. Il faut arriver à la moitié pour savoir exactement ce que vous voulez et ce que vous pouvez faire. Tous les personnages ont alors acquis leur personnalité. En principe, je consacre les deux tiers du temps à écrire la première moitié du livre et le dernier tiers suffit à la seconde moitié.
Vipère au poing
Vous devez beaucoup au succès immédiat de votre premier roman Vipère au poing qui est une chronique socio-familiale. Dans quelles conditions avez-vous écrit ce livre ? Comment avez-vous vécu ce succès et le scandale qui l’a entouré ?
H. B. : Ce n’est pas si simple. Il ne faut pas se dire : « Bazin a eu la chance de réussir du premier coup ». En fait, j’ai commencé par être un petit journaliste à l’Écho de Paris. J’ai travaillé aussi dans certaines publications pour enfants : Pierrot, Lisette, occupations alimentaires. J’ai travaillé après la guerre à l’Information et à France Soir avec Pierre Lazareff. C’était sa grande époque. Il engageait alors des jeunes gens qui avaient ou qui commençaient à se faire un nom. C’était intéressant et terrible de travailler avec lui. Il vous engueulait pour un oui ou pour un non. Il faut reconnaître qu’il avait raison. Le journal tirait à 1 200 000 exemplaires. Il pouvait se permettre de dire : « Mon petit, tu tiens un beau sujet. Je te donne la deux pendant quinze jours ». On ne pourrait plus faire cela. C’est aujourd’hui complètement inimaginable. Ce n’est plus le même journalisme.
J’ai aussi travaillé pour l’Organisation mondiale de la santé à Genève et à Copenhague. Le principe était simple et intéressant. Quand on nous donnait une enquête sur une épidémie ou les maladies mentales, nous n’avions pas de salaire. On évaluait à l’avance les frais du voyage ou de l’enquête, on nous accordait une indemnité journalière, on nous donnait l’argent et nous nous déplaçions comme nous voulions. Nous rédigions un texte court pour Santé du monde, le journal de l’OMS et nous en vendions aussi une version longue à un grand journal. C’est ainsi que, tout en travaillant pour l’OMS, j’ai été payé par France Soir. J’ai également couvert, pour France Soir, quelques grands procès, comme celui de Marie Besnard. Il y a donc toute une préparation qui ne paraît pas. Je me suis progressivement fait les dents. J’ai écrit d’autres textes qui n’ont jamais été publiés parce que je pensais qu’ils n’étaient pas bons. C’est seulement en 1947, à l’occasion du Prix Apollinaire pour mon recueil de poèmes Jour, que les copains, qui savaient ce que j’avais dans la tête, m’ont dit : « Qu’est-ce que tu attends pour écrire ton roman ? » J’hésitais un peu, et puis je m’y suis mis en septembre. Le livre était chez Grasset le 22 janvier 1948. Il a eu le départ que vous savez. Inespéré. Une véritable explosion. L’autre explosion comparable, c’est Bonjour tristesse de Françoise Sagan.
On connaît moins vos poèmes et vos essais que vos romans.
H. B. : Les poèmes, c’est tout un problème. Lorsqu’un éditeur les accepte, il en tire au plus mille exemplaires. Il y a peu de public. Vous savez que si Jour a été distingué par un prix, le recueil est quand même passé complètement inaperçu. L’essai se vend en général assez mal aussi, à part quelques cas particuliers, comme les essais politiques, qui collent à l’actualité. Les nouvelles trouvent difficilement des lecteurs. Même Le grand méchant doux, qui a assez bien marché (30 000 exemplaires), n’a pas connu un tirage comparable aux romans. Je crois que cela est dû, au moins en partie, au fait que les journaux français ont cessé de publier des nouvelles. Les journaux britanniques le font encore. La nouvelle est appréciée aussi dans les pays de l’Est. À Saint-Quentin, nous avons monté une sorte de festival de la nouvelle : trois jours avec des lectures publiques. Les textes sont ensuite publiés dans les journaux.
Dans un essai très drôle, Plumons l’oiseau, le professeur Alexis Patagos donne au séminaire de Trois-Rivières (encore un livre que vous situez au Québec) une conférence au cours de laquelle il évoque le problème de l’absurdité de l’orthographe française. Êtes-vous partisan d’une réforme radicale ?
H. B. : C’était un formidable gag qui, entre parenthèses, m’a demandé un énorme travail de recherche sur les difficultés du français. La langue française est tout à fait particulière et n’a rien à voir avec le rationalisme. Assez contradictoirement, nous sommes partis d’une langue synthétique, le latin, dont la forme était relativement libre en se servant des cas, de la déclinaison. Nous sommes arrivés à une langue analytique où la place des mots est, au contraire, rigoureusement obligatoire (sujet, verbe, complément). En 2000 ans, nous sommes allés de l’une vers l’autre. Il est vrai que beaucoup de lettres doubles ne signifient rien et que certaines graphies sont faussement étymologiques. Certaines viennent du XIIe siècle. On rédigeait les actes officiels en latin. Bien entendu, comme une partie sans cesse grandissante de la population n’y comprenait rien, on a décidé qu’il fallait traduire pour la « canaille ». Les traducteurs ont transcrit comme ça leur a plu. Ils étaient payés au rôle; plus le rôle était long, plus ils étaient payés. Ils avaient donc intérêt à multiplier les lettres géminées. On a gardé tout ça. Cela dit, la réforme me paraît impossible. On peut simplifier l’orthographe d’une langue comme l’italien qui est une langue sonore mais que peut-on faire de tous ces e caducs (qu’on appelle abusivement e muet), de toutes les liaisons qui sont très particulières au français ? Il faut tenir compte aussi de la différence d’élocution entre le Nord et le Midi de la France. À propos de ce livre, le général de Gaulle m’avait écrit : « …je ne comprends que trop bien la mort découragée du professeur Patagos. La langue française, orthographe comprise, est en somme inébranlable et à l’abri du perfectionnement. »
Comme Gérard Lagenière, l’écrivain du Démon de minuit, avez-vous abandonné votre légendaire Underwood pour le traitement de texte ? Pouvez-vous nous parler un peu de votre manière de travailler ?
H. B. : Il y a six mois que je l’ai abandonnée, du fait de la paralysie de ma main, pour une machine électrique, compliquée, sur laquelle il suffit d’effleurer les touches. On peut y faire sa comptabilité mais il me suffit qu’elle ait les caractères. Et comme j’ai la main malheureuse, je mets du blanc. C’est lent mais ça aide à réfléchir. Je suis incapable de travailler au magnétophone. Ce qu’on enregistre n’a pas de style. Pour moi, l’écriture se fait avec les yeux et avec la main. Je suis incapable d’écrire un livre si je ne l’écris pas réellement. Je ne peux plus le faire vraiment à la main, il me faut cette machine. Je suis à la troisième version des six premiers chapitres de mon prochain roman. Ce n’est pas forcément la dernière. Vous savez, dans un livre, le plus difficile, c’est toujours le début. Vous n’êtes pas encore au courant de tout. Vous ne savez pas exactement où vous allez. Il faut arriver à la moitié pour savoir exactement ce que vous voulez et ce que vous pouvez faire. Tous les personnages ont alors acquis leur personnalité. En principe, je consacre les deux tiers du temps à écrire la première moitié du livre et le dernier tiers suffit à la seconde moitié.
Vipère au poing
Vous devez beaucoup au succès immédiat de votre premier roman Vipère au poing qui est une chronique socio-familiale. Dans quelles conditions avez-vous écrit ce livre ? Comment avez-vous vécu ce succès et le scandale qui l’a entouré ?
H. B. : Ce n’est pas si simple. Il ne faut pas se dire : « Bazin a eu la chance de réussir du premier coup ». En fait, j’ai commencé par être un petit journaliste à l’Écho de Paris. J’ai travaillé aussi dans certaines publications pour enfants : Pierrot, Lisette, occupations alimentaires. J’ai travaillé après la guerre à l’Information et à France Soir avec Pierre Lazareff. C’était sa grande époque. Il engageait alors des jeunes gens qui avaient ou qui commençaient à se faire un nom. C’était intéressant et terrible de travailler avec lui. Il vous engueulait pour un oui ou pour un non. Il faut reconnaître qu’il avait raison. Le journal tirait à 1 200 000 exemplaires. Il pouvait se permettre de dire : « Mon petit, tu tiens un beau sujet. Je te donne la deux pendant quinze jours ». On ne pourrait plus faire cela. C’est aujourd’hui complètement inimaginable. Ce n’est plus le même journalisme.
J’ai aussi travaillé pour l’Organisation mondiale de la santé à Genève et à Copenhague. Le principe était simple et intéressant. Quand on nous donnait une enquête sur une épidémie ou les maladies mentales, nous n’avions pas de salaire. On évaluait à l’avance les frais du voyage ou de l’enquête, on nous accordait une indemnité journalière, on nous donnait l’argent et nous nous déplaçions comme nous voulions. Nous rédigions un texte court pour Santé du monde, le journal de l’OMS et nous en vendions aussi une version longue à un grand journal. C’est ainsi que, tout en travaillant pour l’OMS, j’ai été payé par France Soir. J’ai également couvert, pour France Soir, quelques grands procès, comme celui de Marie Besnard. Il y a donc toute une préparation qui ne paraît pas. Je me suis progressivement fait les dents. J’ai écrit d’autres textes qui n’ont jamais été publiés parce que je pensais qu’ils n’étaient pas bons. C’est seulement en 1947, à l’occasion du Prix Apollinaire pour mon recueil de poèmes Jour, que les copains, qui savaient ce que j’avais dans la tête, m’ont dit : « Qu’est-ce que tu attends pour écrire ton roman ? » J’hésitais un peu, et puis je m’y suis mis en septembre. Le livre était chez Grasset le 22 janvier 1948. Il a eu le départ que vous savez. Inespéré. Une véritable explosion. L’autre explosion comparable, c’est Bonjour tristesse de Françoise Sagan.
À partir de ce moment-là, vous êtes devenu un écrivain à la fois reconnu et populaire.
H. B. : C’est très dur, car il faut être capable de tenir face aux critiques et aux jalousies. J’ai eu de la chance, car la seconde année La tête contre les murs a été bien accueilli. Franju en a tiré un grand film. Après La mort du petit cheval, qui était la suite de Vipère au poing, les livres se sont succédés tous les deux ou quatre ans avec parfois des succès inattendus, comme Au nom du fils. J’ai un caractère ainsi fait que lorsque j’écris un livre, j’ai toujours l’impression que je vais me casser la figure. Je n’ai pas du tout ce côté triomphaliste qu’on voit souvent dans la gent littéraire. PourVipère au poing, le père Grasset m’avait accordé 10 % sur dix ans avec chute éventuelle à 8 % si le tirage augmentait. Ce qu’il a fait. Ça m’était complètement égal. Je tenais une chose capitale pour un jeune auteur qui n’était pas connu : être édité par Grasset, l’un des deux grands éditeurs de l’époque, dont le nom est attaché à tous les grands d’entre les deux guerres. J’ai été son dernier poulain. Il est mort cinq ans après. Son successeur a refait le contrat dans des conditions plus normales, sans quoi j’aurais pu m’en aller.
Vous êtes allé aux éditions du Seuil.
H. B. : Quand Grasset a eu des problèmes, j’avais une maison, quatre enfants en bas âge, des traites qui n’étaient pas payées. C’est pourquoi je suis entré au Seuil. Depuis, je pratique l’alternance et je m’en trouve bien. Il ne me semble pas utile de multiplier le nombre d’éditeurs. La marge de jeu d’un auteur est réduite. On n’a pas intérêt à demander des droits excessifs. Il ne faut pas oublier que le coût d’un livre est réparti de façon assez absurde et que la marge d’un éditeur n’est que de 5 ou 7 %.
Qu’avez-vous pensé du film qu’on a tiré de Vipère au poing pour la télévision ?
H. B. : L’adaptation était bonne. On a tiré de mes romans dix ou onze films. Celui que je préfère, c’est La tête contre les murs de Franju, un film sévère mais très bon, qui a d’ailleurs été couronné. J’aime beaucoup Vipère au poing, alors que la suite, Qui j’ose aimer avec Véronique Jannot et Madame Ex avec Emmanuelle Riva, est ratée. Je préfère de beaucoup la télévision au cinéma parce qu’elle vous apporte d’un seul coup plusieurs millions de spectateurs. On reprend actuellementL’huile sur le feu, qui a déjà été adapté pour la télévision il y a bien des années.
Si vous le voulez bien, nous terminerons par cette belle devise qui est la vôtre : « L’important n’est pas de réussir tout (il s’en faut) mais d’échapper au rien. »