Observateur privilégié de l’histoire russe puisqu’il a participé pendant une vingtaine d’années à l’activité diplomatique de son pays, Vladimir Fédorovski écrit et parle selon les habitudes de cette profession, c’est-à-dire en adepte de la prudence et de la confidence mesurée.
Il en dit passablement, mais en tait davantage. Il accumule les anecdotes parfois piquantes, mais il équilibre savamment blâmes et louanges. Il porte sur l’histoire, les personnalités et les institutions de son pays un regard plus « grand angle » que ne le font Joseph Brodsky ou Solomon Volkov, mais il perd en profondeur et en bilan synthétique ce qu’il gagne en polyvalence. Quatre de ses livres les plus récents, tous édités aux éditions du Rocher, témoignent à la fois de l’empan culturel de l’auteur et d’une tendance plus qu’occasionnelle au simple chatoiement : ce sont Les tsarines1 (2000), L’histoire secrète des Ballets russes2 (2002), Le roman de Saint-Pétersbourg3 (2002), Le roman du Kremlin4 (2004).
Le pouvoir féminin
Vladimir Fédorovski estime, et l’histoire lui donne amplement raison, que les femmes ont marqué la Russie aussi bien par leur fréquent contrôle de la sphère privée que par l’exercice du pouvoir suprême. Les égéries furent nombreuses, les impératrices à peine moins. Fédorovski souligne à cet égard l’importance du décret promulgué en 1722 : il autorisait les tsars à choisir leur successeur sans égard au sexe. Au cours du seul XVIIIe siècle, « soixante-dix années verront sur le trône successivement Catherine Ire, deux Anna, Élisabeth et Catherine II5 ». Face à ces détentrices du titre et de la légitimité, l’essayiste établit une liste impressionnante de femmes immensément influentes et pourtant dissimulées souvent dans les replis de l’histoire. L’exercice met à contribution la connaissance intime qu’a Vladimir Fédorovski des documents officiels mais aussi des secrets d’alcôve. Les critères qui guident la sélection sont cependant passablement arbitraires : comment, en effet, placer sur un pied d’égalité l’épouse de Nicolas II, qui répercutait sur son époux l’influence de Raspoutine, et la fille de Boris Eltsine qui, au mieux, influençait son père au chapitre des communications publiques ? Fédorovski ne tente d’ailleurs pas d’expliquer l’importance de l’influence féminine. On ne le blâmera pas d’avoir renoncé modestement à expliquer ce qui, peut-être, ne s’explique pas, mais sa culture aurait pu lui inspirer quelques hypothèses.
Danse et espionnage
La contribution russe à la danse constitue, elle aussi, une évidence, mais que Vladimir Fédorovski laisse elle aussi à son mystère. Pour que se produise le miracle, cet art, plus que bien d’autres, requiert la rencontre de composantes rarement convergentes. La musique doit stimuler, la chorégraphie intervenir, le décor encadrer et interpréter, les danseurs et les ballerines porter jusqu’à la beauté et presque à l’incandescence les possibilités de la musique et des corps. Il faut que produisent en un même temps et en des lieux voisins un Tchaïkovski, un Serge de Diaghilev, un Vaslav Nijinski, un Chagall, une Olga Khokhlova… Cette improbable rencontre, la Russie la permit et osa même la répéter avec une insolente générosité. Preuve de sa qualité irremplaçable, le ballet russe circula à travers le monde et transforma la danse à Paris tout aussi puissamment qu’à New York.
Vladimir Fédorovski ne conteste évidemment pas cette admirable suprématie du ballet russe. Il passe pourtant plus de temps en coulisses que sur la scène et accorde plus d’attention aux amours des ballerines et à l’utilisation que le KGB fit de ces femmes qu’aux merveilles du ballet lui-même. Un historien de l’art commettrait la même erreur si, devant les innombrables danseuses de Degas, il ne voyait qu’intrigues et dépravations. On s’étonnera également du peu d’espace accordé à Georges Balanchine qui tailla tout de même au ballet russe une place inédite dans les ferveurs nord-américaines. Soyons toutefois de bon compte : le stalinisme fut si iconoclaste dans sa mise à contribution de tous les arts, danse comprise, qu’il était tentant d’admirer le ballet à travers le prisme utilitaire de l’URSS. Il est quand même décevant de lire en fin de survol un chapitre à « La danseuse, Kennedy et le KGB » plutôt qu’une analyse de ce qui a engendré une réussite artistique inégalée.
L’attachante Saint-Pétersbourg
D’entrée de jeu, Vladimir Fédorovski se range dans le camp des « dévots » de Saint-Pétersbourg : « Chaque année, j’ai l’habitude de revenir deux fois à Saint-Pétersbourg. D’abord pour le festival de musique, au moment où la fin du printemps offre l’émerveillement des nuits blanches ». Avec audace et justesse, Fédorovski met le doigt sur l’étonnante originalité de cette ville : créée de toutes pièces par Pierre le Grand, ce n’est pas à ses successeurs qu’elle dut son magnétisme, mais aux artistes et aux écrivains. « Ce tsar tourmenté [Alexandre II], vainqueur de Napoléon, aurait pu marquer Saint-Pétersbourg de son empreinte comme le firent ses illustres prédécesseurs Pierre Ier et Catherine II. Mais ce ne fut pas le cas car le plus grand des génies poétiques russes lui ravit la gloire éternelle. Aujourd’hui comme hier, au bord de la Néva, partout on murmure son nom : Alexandre Pouchkine ».
Ce bel et sincère hommage aux arts tourne court, cependant, car le sous-titre du volume consacré à Saint-Pétersbourg (Les amours au bord de la Néva) prend le pas sur le reste. On saura tout de la jalousie qui conduisit Pouchkine à un duel fatal, mais trop peu sur les différents Saint-Pétersbourg que vantent ou critiquent Pouchkine, Gogol, Dostoïevski… Après avoir souligné que l’âme de Saint-Pétersbourg doit davantage à l’art qu’à la bureaucratie, l’auteur retourne à une pittoresque et vaine chronique mondaine.
Un Moscou en proie au soupçon
Dernier-né (à ce jour) de Vladimir Fédorovski, Le roman du Kremlin évite beaucoup mieux que les précédents le piège des digressions : c’est de soupçon, de police, d’espionnage dont il est ici question, et cela, de façon rigoureuse. La « haute police » n’occupe pas toujours l’avant-scène, mais nul ne règne longtemps sans elle. Elle obéit à certains dompteurs particulièrement inflexibles et élimine sans état d’âme quiconque renonce aux avantages du contrôle. Directement ou par dictateurs interposés, elle est responsable, rappelle Fédorovski, de millions de déportations et d’exécutions. Elle devient, selon les nécessités de l’heure, ostensiblement vindicative ou suavement enjôleuse. Parmi les meilleures pages de l’auteur, on retiendra assurément celles qui concernent Alfred Deutsch, « le grand recruteur », et le légendaire réseau d’espions qu’il inséra dans les services secrets britanniques. Il faut savoir gré à Fédorovski de mettre en lumière le rôle de celui qui eut autant et plus d’influence que les célèbres espions Philby, Burgess ou Mac Lean. De même, son insistance sur la « haute police » fera comprendre ce que Gorbatchez dut à son « parrain » Andropov, patron du KGB. Vladimir Fédorovski se montre ici (un peu) plus explicite au sujet des hésitations qui coûtèrent son pouvoir à Gorbatchev : celui qui ne demanda pas à la « haute police » les gestes dont elle a l’habitude devra plus tard se débrouiller sans elle…
L’homme derrière l’auteur
En entrevue, Vladimir Fédorovski excelle tout autant à doser les verdicts. À une question l’invitant à expliquer la présence constante de la poésie dans la vie et la littérature de son pays, il répond en souriant que « c’est parce que les nuits sont longues ». Formule peut-être juste, mais plutôt codée. Quant à ses talents de polyglotte, il les enveloppe dans un flou qui tient probablement de la modestie : « Peut-être cinq ou six langues… » Si la question vise l’arabe plus spécifiquement parce qu’il en a dit un mot dans tel de ses ouvrages, il fait comprendre qu’il en a acquis la maîtrise non par un hasard de naissance ou de décor, mais de propos délibéré : « Avec l’arabe, vous faites le tour du monde ». Encore là, le diplomate en révèle le moins possible.
La même recherche d’équilibre se manifeste quand on l’interroge sur la présence constante de la « haute police » en Russie. Il rappellera qu’on dénombre par millions – « vingt millions, trente millions » – les victimes de certains despotes soviétiques, mais que la constante emprise du soupçon et du contrôle n’a pas toujours causé autant de dégâts.
Comme on a beaucoup parlé récemment d’une montée de la corruption et de la criminalité depuis le démembrement de l’empire soviétique, la question surgissait naturellement. Sans fournir de précisions, Fédorovski place les choses en perspective : « On a fait sortir de la Russie dix ou quinze milliards par an pendant longtemps », explique-t-il. L’acuité du problème s’émousse ainsi quelque peu, sans rien perdre de sa gravité. Une allusion précise au roman de Sergueï Bolmat (Les enfants de Saint-Pétersbourg), qui présente la criminalité joyeuse et amorale comme la nouvelle mode, ne le persuade pas d’en dire plus long. Pudeur de diplomate ou jugement moins iconoclaste que celui des observateurs pressés et portés aux raccourcis nerveux ? Je ne sais. Équilibriste raffiné, Vladimir Fédorovski décrit la perestroïka avec sympathie, mais il aurait visiblement préféré que Gorbatchev pratique moins volontiers l’atermoiement et que Raïssa Gorbatcheva soit une tsarine moins envahissante.
Je n’oserais pas durcir le jugement après avoir lu seulement quatre des quinze livres de Vladimir Fédorovski et conversé à bâtons rompus une petite demi-heure avec cet invité d’honneur du Salon international du livre de Québec 2004. Le diplomate issu de la scintillante et mystérieuse Russie n’avait pas à tout révéler à mes curiosités toujours un peu cartésiennes. Qu’il me soit permis, à mon tour, de relativiser l’impression : Fédorovski déverse généreusement les anecdotes et plus chichement les synthèses.
1. Vladimir Fédorovski, Les tsarines, Les femmes qui ont fait la Russie, Du Rocher, Monaco, 2002, 236 p. ; 31,50 $.
2. Vladimir Fédorovski, L’histoire secrète des Ballets russes, De Diaghilev à Picasso, de Cocteau à Stravinsky et Noureev, Du Rocher, Monaco, 2002, 219 p. ; 32,95 $.
3. Vladimir Fédorovski, Le roman de Saint-Pétersbourg, Les amours au bord de la Néva, Du Rocher, Monaco, 2003, 220 p. ; 27,95 $.
4. Vladimir Fédorovski, Le roman du Kremlin, Mémorial de Caen, Caen/Du Rocher, Monaco, 2004, 245 p. ; 27,95 $.
5. Vladimir Fédorovski, Les tsarines, p. 92.