Voyages extérieur et intérieur se confondent dans cette œuvre poétique amorcée en 1980. Une absence qui brille, aurait-on envie de dire à propos de son auteur.
Bien qu’il soit né à Montréal, j’ai une fâcheuse tendance à percevoir le poète Joël Pourbaix comme un étranger, comme un anachorète égaré entre Moyen Âge et postmodernité. Ni tout à fait moine, ni entièrement beatnik, il demeure l’aventurier fragile de la conscience pour qui le paysage est une manifestation singulière de l’invisible, et pour qui le voyage est rien de moins qu’une métaphore de l’esprit humain. Voyages d’un ermite et autres révoltes est non seulement le titre d’un de ses meilleurs livres, mais il s’agit d’une formule synthèse d’une écriture aux contradictions fertiles, dont la plus récente manifestation, Les morts de l’infini, creuse patiemment le même et imprévisible sillon.
Une masse considérable de silence est disposée entre ces poèmes et l’individu invité à dialoguer à leur sujet. Discussion à trois, en quelque sorte, où l’on sent d’emblée combien l’on devra retourner aux livres ensuite, et combien de questions risquent d’être vaines et oiseuses devant l’être de chair et d’os. Qu’importe, interrogeant d’abord cet ermite en orbite quant à ses origines, je vois le réseau de semi-coïncidences qui peuple ses ouvrages se prolonger dans notre entretien. « Je suis né ici même sur la rue Saint-Hubert, entre Marie-Anne et Rachel, et comme j’étais prématuré, on a dû me déposer dans ce qui était le premier incubateur portable pour pouvoir m’emmener à l’hôpital. Donc j’ai survécu. Ma mère venait du Luxembourg et mon père de Belgique. Ils ont émigré après le mariage, pas tant par choix du Québec que pour s’éloigner de la famille paternelle. Plus tard, mes premiers voyages ont été motivés par cet exil qui m’a précédé. »
Un incubateur portable Il serait tentant d’y voir un premier noyau d’Art poétique pour ce voyageur introspectif. D’autant plus que son premier souvenir de l’écriture se situe, vers sept ou huit ans, dans un avion, alors qu’il allait voir la famille européenne avec sa mère. « J’avais alors écrit sur la solitude d’être entre deux espaces. Puis, à l’adolescence, j’écrivais beaucoup de lettres d’amour empreintes de romantisme, rien de très original. Quant à la poésie proprement dite, je ne l’ai pas vue venir. C’est arrivé pour rendre compte d’expériences ou d’événements qu’aucun langage ne pouvait traduire, pour concevoir l’indicible. Ce ne sont donc pas les poètes qui m’ont fait découvrir la poésie, mais d’abord les visions et contemplations qui nous viennent lorsqu’on approfondit le fait d’être seul. »
« La naissance du poète en moi, si l’on veut, arrive vers la fin des années 1970, moment de plusieurs rencontres autant avec des personnes qu’avec des livres. Face à ce qui m’arrivait, j’avais besoin d’un lieu où je pourrais dire, mais sans raconter, et la page a été ce lieu. J’ajouterais, sans m’identifier à personne en particulier, que ce qui m’a donné la permission d’écrire fut de constater que la poésie n’était pas réductible à une seule forme. On assistait alors au chant du cygne de la poésie nationaliste, qui osait associer le lyrique au politique. »
Profondément anarchiste, l’homme se montre réfractaire aux églises, aux impulsions sectaires, authenticité qu’il a probablement payée sous la forme d’une visibilité culturelle un peu moindre. « Je ne me suis jamais réclamé d’une filiation ou d’une appartenance. L’accueil que René Bonenfant m’a réservé aux éditions du Noroît en 1985 a bien sûr été déterminant, mais j’ai continué de m’identifier à la nature éclatée et dispersée de ma génération. Une génération sans nom, qui a besoin de mûrissement, d’expériences solitaires plus que de rassemblement. »
« Être poète c’est être sensible aux notions de frontière, de pays, de territoire, mais c’est aussi au poète de transformer ces notions-là, de les utiliser d’une façon qui diffère des champs du pouvoir et du politique. Si on peut parler en ce qui me concerne d’une quête des origines, elle est distincte de la généalogie, c’est une quête initiatique au sens fort du terme, c’est-à-dire une déstructuration par rapport à ce qui peut me rassurer, par rapport à une identité trop fixe. Avoir une identité est un leurre total, l’identité est une quête et une habitation pleine de détours, de personnages. Le Je est une invention, et il m’a fallu des livres et des livres avant d’arriver à un Je qui parle vraiment. Fruit de multiples expériences, ce Je peut maintenant aller vers un Nous, vers des rencontres véritables. Le livre pour moi vaut uniquement pour aller vers d’autres livres, pour aller vers l’inconnu. »
L’exorcisme mexicain
À la fin des années 1980, après des recueils aux titres évocateurs comme Sous les débris du réel et Le simple geste d’exister, Joël Pourbaix se rend au Mexique. Cette incursion l’incite, avec Passage mexicain, à amorcer un cycle spontané autour du voyage, avec une accentuation ainsi qu’une universalisation graduelle de la quête identitaire qui meublait ses précédents poèmes. La palette de voix acquise au fil des publications se concentre et s’affermit, permettant l’accession à une unité complexe.
« Aujourd’hui je dirais que c’est un livre assez pauvre, désertique. Ce n’est pas un compte rendu de mon voyage, mais ça montre comment je suis allé vers les éléments, vers la pierre, vers la matière et à la fois l’indéchiffrable. J’ai vécu là, dans un village indien, certains des plus beaux moments de ma vie, en même temps qu’un grand désarroi. Le contact avec des symboles mythologiques m’a permis de garder le contrôle sur mon chaos intérieur. C’était aussi une façon de me confronter avec mes anciens rêves, puisque j’ai déjà voulu être archéologue et anthropologue. J’étais très naïf, j’étais touriste, mais c’est au moins là, dans le Chiapas, que j’ai découvert qu’être touriste était sans avenir. »
« Être chez soi, c’est poser des gestes rituels, où qu’on soit dans le monde. Les livres suivant Passage mexicain ont aussi été des livres initiatiques par rapport aux lieux. Je me suis mis à faire des liens entre le Yucatan, la Bretagne, le Portugal, l’Irlande, entre des lieux où les terres s’avancent et où je me suis initié de façon un peu anarchique, sans maître, bien que j’aie retrouvé les pas de figures majeures comme Pessoa et Joyce. » La deuxième étape du cycle, transposée dans Voyages d’un ermite et autres révoltes, le mène en effet sur plusieurs routes européennes, alors que sa voix prend toute son ampleur et son originalité, dans des poèmes en prose qui trouvent fort peu d’équivalents dans la poésie québécoise.
« C’est le côté statique de Pessoa qui m’a fasciné. Il m’a permis d’échapper au cliché de l’écrivain voyageur qui a été à la mode durant vingt ans, une étiquette que je n’ai pas voulu m’attirer. Être sur la route, ce n’est pas une question de kilomètres, c’est savoir quand s’arrêter, à quel moment. Je vais en Bretagne pour que des lieux m’arrêtent, pour que des arbres m’arrêtent, alors qu’être chez moi c’est simplement m’arrêter pour écrire. Une fois revenu du voyage, faire un livre c’est permettre au lieu d’avoir lieu. »
Transfigurer
Se transporter ailleurs, finalement, se sera apparenté à une méthode d’écoute et d’accueil. Voyager seul aura permis de rendre visite au lecteur à venir, sans perdre pied dans une inclination mystique qui aurait aboli la nécessité du poème, d’une tension spirituelle transposable dans les mots. « Le véritable défi est de donner des mots à ce que tout le monde vit. La plus belle chose que je peux entendre de la part de mes lecteurs est la façon dont ils ont lu et ce que le livre leur a apporté. C’est le lecteur qui est un livre ouvert en fait, chose qui n’est claire que depuis très peu de temps pour moi et qui fait désormais partie de l’idée du livre. Le lecteur porte une complicité qui me dépasse et m’étonnera toujours, une capacité à accompagner un voyage. En réalité c’est le livre qui est voyageur et non pas l’écrivain. »
Pour atteindre cette étrange écoute entre auteur et lecteurs, une méticuleuse « traduction » de l’expérience aura tout de même été nécessaire. Puis, au fil des livres, et malgré leur caractère composite, Joël Pourbaix en vient à insister sur l’unité tendue qui différencie le livre d’un simple assemblage de textes épars. « J’ai beaucoup travaillé par fragments et assemblages subséquents. Le livre est le moment miraculeux où l’on espère que les fragments se déposent et deviennent un lieu d’accueil. Mais ça devient une méthode, et j’essaie maintenant de fonctionner autrement, en allant d’emblée vers le livre plutôt que de fonctionner selon la tactique du recueil. D’ailleurs pour moi, ‘recueil de poésie’ est la plus insupportable des expressions. Un livre est davantage qu’un recueil, qu’une collection. Il faut que la genèse soit effacée en quelque sorte, que chacun des poèmes soit nourri par le livre et vice-versa. »
« Il y a une déception qui vient avec chaque publication, car il faut alors laisser tomber un désir de maîtrise, se retirer, laisser au lecteur le soin d’activer les relations entre les poèmes. C’est pourquoi l’initiation poétique ne va pas sans intrigue et sans suspense. C’est comme un roman policier métaphysique en quelque sorte, ou la philosophie à son meilleur »
Si l’auteur tient à ses compositions chèrement conquises, c’est à travers une générosité, une exigence d’échange qu’il s’impose autant qu’il la suggère à son lecteur. « La raison d’être du livre n’est pas simplement d’être publié, c’est de faire obtenir un espace où le lecteur peut entrer dans un monde qui va le pénétrer. J’espère du moins que la poésie possède encore cette force d’étrangeté. En tout cas, mes énergies vont vers ça, vers une force de pénétration qui se distingue de la propagande médiatique. »
Peut-être inachevable, ce dépassement de l’ego a tendance à entrecroiser la réunion des textes et la réunion auteur/lecteur, voire celle des lecteurs entre eux ; comme si la composition du livre était d’emblée quelque chose de politique et conduisait à manier la notion de communauté. « Là, réagit Pourbaix, tu m’amènes à ce que je tends à faire, mais je ne l’ai pas encore réalisé. Je cherche maintenant la complicité davantage que l’accomplissement, pour aller combattre l’ennemi sur son terrain, soit la solitude individualiste. Il doit pour moi y avoir une solitude commune, et dans cette recherche je me méfie de moi, car il m’a été difficile de tenir ce fragile équilibre entre ma vie quotidienne et mon existence de poète. »
Mourir et naître sans relâche
Sans coup d’éclat, sans déchirer sa chemise, Joël Pourbaix réitère son expérience de dépossession avec des œuvres telles On ne naît jamais chez soi et Disparaître n’est pas tout, dans un détachement qui n’est certes pas la clé du succès social mais qui, à long terme, l’impose comme un phare pour quiconque accepte l’envers des représentations pompières et superficielles d’un soi précaire.
« L’expérience de la perte de l’image produit une insécurité profonde que j’ai vécue et que je n’ai plus jamais rencontrée. Je n’ai plus d’image de moi, maintenant, et je ne cherche plus à la retrouver. Ça ne me rend ni heureux ni malheureux, je dois simplement continuer à faire ce que j’ai à faire, aller vers un prochain projet. Entre moi et le lecteur ce n’est plus une question d’image, même s’il peut avoir un visage. Avoir un visage est très différent d’avoir une image d’ailleurs »
On pourrait reprocher à Joël Pourbaix une certaine irresponsabilité, une absence d’implication dans les débats littéraires. Par contre, à voir comment certains porte-étendards de la poésie finissent par limiter leur propre exigence d’écriture, on peut se demander si la vraie prise sur le collectif n’est pas au prix de ce mouvement radical de distance. Cela est probablement une question de caractère, mais pour lui, la décadence culturelle et le prétendu désintérêt des lecteurs pour la poésie n’est qu’une stimulation supplémentaire, un ferment de résistance. « Je sens qu’aujourd’hui, en 2006, nous nous trouvons à un moment où de plus en plus les poètes ont une place à prendre, au lieu de se prendre pour des victimes. Ça n’a rien à voir cependant avec la reconnaissance individuelle. La poésie n’a pas à être reconnue, elle doit agir. D’ailleurs il n’y a rien de tel que la poésie, il y a des poésies, des poètes de toutes les couleurs et qu’on ne peut étiqueter, pas plus qu’on ne va étiqueter chaque instant d’une marche en forêt. »
« Tout commentaire de ce monde-ci est condamné à une soumission, poursuivra le poète quelques semaines plus tard dans un parc montréalais. Donc s’il y a une éthique en poésie, elle doit se faire en empruntant d’autres voies qu’une représentation critique du monde. » Étrange rapport humain que celui du poème, sorte de sas qui précéderait le réel sans s’en abstraire. Ce qui ramène une fois de plus l’auteur à la question de l’archéologie.
« L’écriture poétique peut être une forme d’archéologie, mais qui ne se préoccupe pas de dates. Elle recherche plutôt, dans la mémoire, des traces qu’auraient pu laisser des gens n’ayant pas eu le temps de s’inscrire. C’est donc une communication, un relais entre le passé et l’avenir, entre le dit et le non-dit. En même temps, je dirais que l’écriture est aussi le goût des commencements, et mon prochain livre sera aussi mon premier livre. La réussite d’un texte est au coût de la mort d’autres textes qui se révèlent inachevés. »
Telle est l’écriture de Joël Pourbaix, une succession profuse où la rêverie convoie des fragments de sagesse, un tissu contrasté de symboles et de réflexions, vérité généreuse dont le lecteur est libre à tout moment d’épouser le cours ou de regagner d’autres chemins.
Joël Pourbaix a publié :
Séquences initiales, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1980 ; Sous les débris du réel, Le Noroît, 1985 ; Vous oublierez de nous séduire, avec Dominique Robert, Dixit 01, 1986 ; Dans les plis de l’écriture, Triptyque, 1987 ; Le simple geste d’exister, Le Noroît, 1989 ; Passage mexicain, Triptyque, 1989 ; Voyage d’un ermite et autres révoltes, Le Noroît/Ubacs, 1992 ; La survie des éblouissements, Le Noroît, 1994 ; On ne naît jamais chez soi, Le Noroît, 1996 ; Les enfants de Mélusine, Le Noroît, 1999 ; Disparaître n’est pas tout, Le Noroît, 2001 ; Labyrinthe 5, Le Noroît, 2003 ; Les morts de l’infini, Le Noroît, 2005.
EXTRAITS
Auberge d’Audreselle, lit à baldaquin, les draperies de la nuit finissante, la dorure des vieux livres revient se déposer. Une baignoire à pattes de lion dévoile une à une ses écailles. Dehors trois chaises longues sous la neige, des traces de pas en direction de la côte, deux oiseaux immobiles entre les sillons gelés de la terre. Les détails du matin apparaissent, ne veulent pas se coucher sur une page. Cessons de ressembler à notre époque. Ce que l’on ne peut dire, il faut le donner.
Voyages d’un ermite et autres révoltes, p. 51.
L’univers est fondamentalement indiscipliné;il tend à contenir des choses qui n’existent pas.
Fais tienne cette tentation et tu échapperas à tes maîtres, ceux qui ne jurent que par l’existence.
Les morts de l’infini, p. 61.
Le verbe avoir nous affame
le verbe être nous ennuie
les rumeurs d’avoir raté sa vie
ou de l’avoir réussie
demeurent un même bruit
liberté de l’exil
elle efface les pays lointains
il reste le lointain
il reste le pays
et entre les deux
l’écume brisée de tes pas
Disparaître n’est pas tout, p. 27.
Seul contre tous
tous contre un seul
la fosse commune
tellement promise
Une pensée qui ne se nourrit pas d’un lieu est-elle encore une pensée ?
Et une pensée qui ne se nourrit que du lieu n’est-elle pas condamnée ?
Labyrinthe 5, p. 132.