Le formidable conteur de Sept-Îles a tardé à sortir de l’ombre au Québec, mais sa persévérance l’a bien servi. Le talent de Denis Thériault est aujourd’hui reconnu autant ici qu’ailleurs, rare auteur dont l’ensemble de l’œuvre est publiée en Allemagne. On devient vite accro à cet imaginatif tout en finesse et les aficionados se multiplient.
Au printemps 2016, Denis Thériault délaisse quelques jours le studio du Québec à Londres – où il séjourne en tant qu’artiste en résidence –, pour venir recevoir à Montréal le prix Hervé-Foulon du livre oublié. Quinze ans après sa parution et de nombreux prix plus tard1, L’iguane séduit encore. Le président-éditeur du groupe HMH a créé ce prix littéraire en 2012 afin de donner un deuxième souffle à une œuvre de qualité. « Hervé Foulon m’a lui-même téléphoné pour me l’annoncer, un geste qui m’a fait plaisir. J’éprouve une grande fierté à l’idée qu’un jury d’une telle envergure ait privilégié mon premier roman à d’autres œuvres de haut niveau », me confie-t-il lors de notre rencontre dans un café du quartier Villeray. L’entrevue aurait pu se dérouler à Londres, à Munich ou autre part, tant nos échanges ponctués d’expresso étaient teintés de voyages et d’ailleurs.
Écrire à tout prix
Né en 1959 sur la Côte-Nord, Thériault est de ce pays situé au nord du 50e parallèle, aux durs hivers trop longs, privés de lumière, où il est impossible de faire pousser quoi que ce soit. « J’avais douze ans quand j’ai vu ma première vache ; il n’y a ni chevaux, ni fermes agricoles dans ce pays minier », raconte-t-il. L’enfant Thériault a trouvé refuge dans son imaginaire fertile à souhait, en inventant des histoires qu’il racontait à sa famille et à ses amis ou en échafaudant des scénarios à partir de ses livres préférés. « Je me souviens avoir mis en scène Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, un de mes auteurs fétiches, que nous avons joué avec d’autres écoliers ; j’avais peint la murale de notre décor marin ; nous étions ambitieux ! »
On n’est guère étonné d’apprendre que, quelques années plus tard, le jeune adulte Thériault, exilé à l’Université d’Ottawa, ait préféré le théâtre à ses cours de psychologie, métier qu’il ne pratiquera d’ailleurs jamais. Il y a cependant attrapé la piqûre de la scène. « Je n’étais pas un très bon comédien, mais je me voyais metteur en scène ou auteur de pièces de théâtre. » Le destin lui réservait en effet un détour par le texte dramatique, avant de lui proposer le travail solitaire du romancier.
L’écrivain n’a pourtant pas fait carrière sur la scène, dont il s’est éloigné peu à peu, mais bien à la télévision où, dans les années 1980, il pratique avec succès le métier d’auteur-scénariste2. Après une éclipse de quelques années sur la Côte-Nord où il fonde une famille, le Septilien revient à Montréal avec femme et enfant, armes et bagages, concevoir des émissions jeunesse pour le petit écran3. Comme son quasi homonyme Yves Thériault, l’auteur d’Agaguk, Denis Thériault a choisi « de vivre pour écrire et d’écrire pour vivre », selon la formule consacrée.
L’iguane, le facteur, la fille et la fiancée
Dans les années 1990, le scénariste veut changer de cap et décide de s’investir dans la rédaction de romans. Ses trois premiers manuscrits seront refusés par les nombreuses maisons d’édition qu’il avait approchées, mais son talent et sa ténacité porteront leurs fruits. À l’aube de la quarantaine, il voit le vent tourner. Son quatrième roman est accepté par trois éditeurs.
L’iguane sort ainsi en 2001, un succès de critique et d’estime. Depuis, tous les cinq ans environ, paraît une nouveauté : Le facteur émotif en 2005, La fille qui n’existait pas en 2012 et La fiancée du facteur en 2016. Thériault ne cultive pas la nostalgie, il se projette dans le futur. « Je ne pense vraiment pas à retravailler mes premiers essais, car j’ai de nombreux autres projets en tête ; cette période demeure cependant pour moi un important moment d’apprentissage », explique-t-il.
Si Le facteur émotif, qui raconte l’histoire d’un facteur indiscret, est basé sur un fait réel et est né un jour où Thériault a retrouvé dans sa propre boîte aux lettres des enveloppes décachetées, La fiancée du facteur n’a été imaginé que dix ans plus tard, pour offrir une suite aux mésaventures de Bilodo. « Il ne fallait pas détruire le premier livre, ni empêcher La fiancée du facteur de posséder sa propre personnalité, d’exister in se ; de plus, les deux récits ne devaient pas se contredire l’un l’autre. » Thériault a réussi son pari. Les romans s’encastrent habilement et présentent deux facettes d’une même histoire, où l’on retrouve les protagonistes avec plaisir.
Il est difficile de comprendre comment cet auteur discret, traduit en mandarin, en turc, en russe et en cantonnais – entre autres – et dont les livres sont distribués dans une quinzaine de pays, a été si longtemps ignoré de ses pairs et du grand public québécois. Thériault lui-même ne tient pas à en analyser les raisons. « Il y eut une époque où je déplorais la situation, maintenant je l’assume. Répéter le dicton ‘nul n’est prophète en son pays’ ne console guère. » Homme optimiste, l’écrivain passe outre.
Aujourd’hui, les critiques d’ici et d’ailleurs apprécient son inventivité, son humour et sa poésie, sa plume. Son univers d’enfants ou d’adultes en marge des autres, luttant contre l’adversité ou le mal de vivre, se réfugiant chacun dans un monde parallèle ou même surnaturel, souvent teinté de fantastique, est fascinant et fort séduisant.
Un travail de joaillier
Denis Thériault est un inventif discipliné, un créatif appliqué. « Je retravaille beaucoup mes textes, que je peaufine tel un joaillier ; je suis installé à ma table de travail sept heures par jour, sauf exception bien entendu », confirme celui qui a su passer d’un travail d’équipe à une occupation solitaire. Ses études en psychologie et son précédent métier d’auteur-scénariste ont dû lui être utiles pour cerner aussi finement ses personnages, leurs personnalités, leurs pensées, leurs réactions.
Thériault dit être un auteur de fiction, mais il avoue que les lieux de son enfance le servent bien. La mer est partout présente et les souvenirs de ses étés passés au bord du Saint-Laurent servent de décor dans L’iguane et dans La fille qui n’existait pas, pour devenir des rivages plus exotiques dans Le facteur émotif et La fiancée du facteur. L’eau apaisante, salvatrice ou destructrice berce tous ses personnages.
L’écrivain perfectionniste va au fond des choses et lorsqu’il décide que la correspondance entre les personnages du Facteur émotif – et par la suite de La fiancée du facteur – se ferait en haïkus, il apprend à maîtriser ce style poétique qu’il ne connaissait guère. « Ces petits moments d’éternité offrent le genre épistolaire qui servait le mieux mon propos ; tout comme mon personnage Bilodo, j’ai dû écrire et réécrire – pour finalement jeter – des centaines de haïkus avant d’être satisfait. » Célébrant l’évanescence des choses, ces courts poèmes japonais sont soumis à des règles strictes. Que Le facteur émotif ait reçu le Prix littéraire Canada-Japon 2006 n’étonne pas le lecteur ému par ces petits bijoux. « Tourbillonnant comme l’eau / contre le rocher / le temps fait des boucles. »
L’écrivain utilise les répétitions de mots et d’images qu’il amalgame à un concept de science-fiction qu’il affectionne, celui de boucle temporelle ou du voyage dans le temps, lequel démontre, dit-on, le cycle de la vie ou de l’éternité. L’idée sous-jacente d’interdépendance et d’achèvement est graphiquement rendue par Enso, le cercle, un symbole zen auquel se frottera le facteur Bilodo, ce féru de haïkus. Un article du New York Times commentant quelques livres francophones publiés en anglais parle du Facteur émotif avec chaleur : « Ce récit, fort bien écrit et élégamment traduit, est enraciné dans la croyance orientale en la circularité de l’existence4 ».
Autre thème récurrent chez Thériault, la disparition brutale et douloureuse d’un être cher qui mène sinon à la folie, du moins à une insupportable souffrance. La mort, la grande faucheuse, est symbolisée par l’arrivée inopinée d’un golfeur. « Quand on y pense, ils ont la posture du moissonneur, ils font le même mouvement », commente-t-il en mimant le geste. On lit dans L’iguane : « Il y avait ce golfeur, celui que Luc dit apercevoir certaines nuits sur la plage ». Ailleurs, la même phrase revient en leitmotiv. « Oh ! cet impeccable swing du joueur de golf ! »
Rayonner à l’étranger
Thériault jouit aujourd’hui d’une renommée internationale qui permet à ce féru de Tintin de marcher dans les pas de son héros et de découvrir le vaste monde. Il sait pouvoir compter sur son agente d’affaires qui vit et travaille à Toronto et s’occupe bien de son poulain. Grâce à celle qui lui a ouvert les portes de la publication hors Québec, l’auteur voit son œuvre aujourd’hui distribuée et bien vendue en Allemagne, entre autres, où l’a pris en charge Deutscher Taschenbuch Verlag, DTV, un important éditeur bavarois. Ceci expliquant cela, Thériault a pu bénéficier en 2010 d’un séjour de trois mois en résidence d’artiste à la Villa Waldberta, près de Munich. Ce premier stage à l’étranger lui a non seulement fait connaître de superbes paysages et de sympathiques personnes et personnages – ah ! Sissi ! –, mais lui a aussi permis de trouver la concentration et l’inspiration nécessaires à l’écriture d’un autre roman.
Plus récemment, Thériault a vécu six mois dans la séduisante capitale du Royaume-Uni grâce à une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec, offerte en collaboration avec la Délégation générale du Québec à Londres. Là encore, les éditions anglaises de ses œuvres ont facilité son séjour. Le romancier bénéficie en outre d’un cercle d’admirateurs britanniques, véritable fan club présidé par Poppy, une influente blogueuse dont le Poppy Loves Book Club est fort actif. Autre coup de pouce, Le facteur émotif ou The Peculiar Life of a Lonely Postman a été sélectionné par la BBC Radio 2 Book Club, ouvrant largement la porte à de nouveaux lecteurs.
Chaque nouvelle traduction amène son flot d’invitations qui lui facilite la découverte de pays jusqu’alors inexplorés, ce qui ne rebute pas l’auteur, bien au contraire. Denis Thériault a pris goût aux voyages et savoir que cette année les lecteurs et les éditeurs d’Espagne, d’Italie, de Pologne et de Grèce l’attendent de pied ferme l’enthousiasme. Il rêve d’une troisième résidence d’artiste, à Rome ou ailleurs. Qui sait si celle-ci ne pourrait pas être située rue des Hêtres, cette rue « surtout plantée d’érables », qui apparaît dans tous ses romans ? Une vision prémonitoire, peut-être.
1. Prix France-Québec/Jean-Hamelin, Anne-Hébert, Odyssée de la première œuvre littéraire ; gagnant du Combat des livres 2007 de Radio-Canada.
2. Aïrenem, Victor-le-Vampire et le mythique feuilleton La maison Deschênes.
3. Macaroni tout garni et Les Argonautes, deux séries-cultes lauréates de nombreux prix Gémeau.
4. « Charmingly written and translated, his tale is rooted in an Eastern belief in the circularity of existence».
EXTRAITS
Le tanka, c’était la forme classique la plus ancienne, la plus élevée de la tradition poétique japonaise, dont l’art était exclusivement pratiqué à la Cour impériale. C’était l’aïeul du haïku, l’ancêtre vénérable dont il était issu. […] Bilodo apprit que chacune des deux formes avait sa vocation particulière : à la différence du haïku, poème bref qui s’adressait aux sens et s’intéressait à l’observation de la nature, le tanka se voulait lyrique, exquis, raffiné. […]
Une forme favorisant l’expression des sentiments. N’était-ce pas justement ce à quoi Bilodo aspirait ? […] N’était-il pas temps d’envisager de plus grandes et belles choses, de faire éclater les coutures du vêtement trop étroit ? N’avait-il pas le désir d’aller plus loin, d’ouvrir enfin son cœur ?
Le facteur émotif, XYZ, p. 78.
L’anse au Zouave, c’est comme un cantique, une solution à l’équation complexe des éléments. Le temps n’y est mesuré que par la grande clepsydre, et les us ordinaires ne s’y appliquent pas. On s’y met tout nu si on veut ; on s’orne de colliers de coquillages, on coiffe des casques de varech et on fainéante à loisir. On collectionne les plus belles vagues, on escalade les murs ou on bricole tranquillement dans la grotte. L’Anse, on s’y baigne beaucoup. […] C’est une enclave de liberté où s’ébattre au grand soleil et jouer avec la mer.
L’iguane, XYZ, p. 75.
Aude quitta tristement le métro à la hauteur du village gai, et déambula vers l’ouest sans destination particulière. Repérant dans le trafic une voiture de police en maraude, elle s’avisa de ce qu’on la recherchait sans doute activement depuis son escapade de l’hôpital, et obliqua dans une rue transversale […] et laissa ses pas la porter vers le nord, remonta Berri. La forme massive de la Bibliothèque nationale s’éleva devant elle. Sur le banc de bronze, près de la porte, la dulcinée de Proust attendait sagement une prochaine visite de son soupirant.
La fille qui n’existait pas, XYZ, p. 105.
La rue des Hêtres s’allongeait dehors, paisible. Tania fixa cet endroit, au milieu de la chaussée, où elle avait réinsufflé en Bilodo une vie qu’il avait voulu abréger. Alors que la veille encore elle se félicitait d’être intervenue à temps, Tania se reprocha d’avoir tant tardé : si elle était arrivée plus tôt, peut-être aurait-elle pu dissuader Bilodo de commettre cet acte insensé. « Juste un peu trop tard », regretta-t-elle. D’ailleurs n’était-ce pas l’histoire de sa relation singulière avec Bilodo ?
La fiancée du facteur, XYZ, p. 48.