Assia Djebar, de son vrai nom Fatima-Zhora Imalyène, naît en 1936 à Cherchell, non loin d’Alger, au cœur de cet antique royaume berbère d’Afrique du Nord qui englobait alors la plus grande partie de l’Algérie et du Maroc actuels.
Tour à tour romancière, essayiste, dramaturge, cinéaste, historienne et aujourd’hui professeure de littérature française à l’Université de New York, Assia Djebar a bien voulu évoquer pour nous ces voix qui l’assiègent, arabes ou berbères, voix de femmes qu’elle nous restitue en français.
Quand Assia Djebar arrive pour l’entrevue, vêtue de couleurs chaudes qui évoquent d’emblée la Méditerranée, on remarque en premier lieu un port altier non dénué de chaleur ; le timbre de la voix et la prestance, plus tard, nous révéleront un charisme lié, il se peut, à cette envoûtante faconde que l’on rencontre souvent chez les Orientaux ainsi qu’à une éloquence toute universitaire.
Son père est arabophone, sa mère est berbérophone mais Assia, elle, est instruite en français. Elle est la première Algérienne, après avoir fait Khâgne, à intégrer l’École normale supérieure de Sèvres, qu’elle quittera l’année suivante pour avoir participé à la grève des étudiants algériens. Elle passe un Diplôme d’études supérieures en Histoire, enseigne cette discipline à Rabat et à Alger puis fera plus tard une thèse qui lui permettra de consacrer une grande partie de sa vie à l’enseignement supérieur, essentiellement aux États-Unis.
Assia Djebar dit aimer la pluridisciplinarité. Peut-être est-ce cela, aussi, qu’elle apprécie dans le métier d’universitaire qu’elle exerce aujourd’hui au sein de l’Université de New York. Enseigner, nous dit-elle, c’est l’occasion de faire entendre les auteurs que l’on aime, de « transmettre » – et c’est là un motif récurrent de son œuvre. Assia Djebar se défend d’être une théoricienne ; il s’agit pour elle d’« enseigner le rapport de l’écriture au réel ». Parmi les auteurs qu’elle révère se trouve Eugène Fromentin qui, avec son regard de peintre, sut saisir comme écrivain (Une année dans le Sahel, 1858) et peut-être mieux que personne, nous dit-elle, les subtilités et les nuances de l’Afrique du Nord. Elle cite aussi Henri Michaux, peintre et poète qui est à l’origine d’un cours qu’elle donna sur les rapports entre peinture et littérature.
Au-delà de la pluridisciplinarité, se profile même une approche renouvelée de la diglossie dans laquelle est comprise comme langue, comme langage, toute forme d’expression artistique, tout domaine du savoir : si Assia Djebar tantôt pense en historienne, puis sent en écrivaine, exprime en cinéaste ou encore réfléchit en essayiste, c’est peut-être parce que l’anime une vision holistique, panglossique de ce monde complexe dont elle est le témoin actif et dont il faut signifier la teneur, à tout prix. Et c’est bien là faire œuvre de traducteur, de « passeur entre cultures », comme le disait Valéry Larbaud, que de projeter ainsi d’un mode d’expression à l’autre la matière à transmettre, par-delà la langue, mais toujours, peut-être, à cause d’elle. Riche paradoxe, en vérité, que celui qui fonde la quête irrésolue du langage des racines.
Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité
Récipiendaire en 2000 du prestigieux « Prix pour la Paix » des éditeurs et libraires allemands, Assia Djebar prononça un discours intitulé « Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité » dans lequel elle expose et synthétise admirablement son œuvre. « J’ai été élevée dans une foi musulmane, celle de mes aïeux depuis des générations, qui m’a façonnée affectivement et spirituellement, mais à laquelle, je l’avoue, je me confronte, à cause de ses interdits dont je ne me délie pas encore tout à fait. J’écris donc, et en français, langue de l’ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à souffrir, également à prier (quand parfois je prie) en arabe, ma langue maternelle. Je crois, en outre, que ma langue de souche, celle de tout le Maghreb, je veux dire la langue berbère, celle d’Antinéa, la reine des Touaregs où le matriarcat fut longtemps de règle, celle de Jugurtha qui a porté au plus haut l’esprit de résistance contre l’impérialisme romain, cette langue donc que je ne peux oublier, dont la scansion m’est toujours présente et que pourtant je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi et en moi, je dis ‘non’ : comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d’écrivain. Langue, dirais-je, de l’irréductibilité. Et, plutôt que d’évoquer, sur ce point, un désir d’enracinement ou de réenracinement – pour ainsi dire de généalogie, je voudrais préciser que si j’avais été celte, ou basque, ou kurde, cela aurait été de même pour moi : dire ‘non’ à certaines étapes essentielles de son parcours, – et le dire quand la langue de la première origine se cabre, et vibre en vous, en des circonstances où le pouvoir trop lourd d’un État, d’une religion, ou d’une évidente oppression a tout fait pour l’effacer, elle, cette première langue –, dire ‘non’ ainsi, qui peut paraître un ‘non’ d’entêtement, de silence, de refus de participation à une poussée collective de séduction, – ou de mode –, cet instinct pas seulement de préservation individuelle, mais qui serait un ‘non’, quelquefois apparemment gratuit, ou de pur orgueil de l’ombre – en somme cette intégrité du moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce ‘non’ de résistance qui surgit en vous quelquefois avant même que votre esprit n’ait réussi à le justifier, eh bien, c’est cette permanence du ‘non’ intérieur que j’entends en moi, dans une forme et un son berbères, et qui m’apparaît comme le socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire. »
Assia Djebar écrit son premier roman à l’âge de vingt ans : La soif, parfois qualifié d’exercice de style, décrit les engagements de la jeunesse algérienne alors que la guerre d’indépendance fait rage en Algérie. Deux autres romans paraîtront, Les impatients et Les enfants du nouveau monde. Suit un long silence d’une dizaine d’années. Une décennie de non-publication plutôt, pendant laquelle Assia Djebar retourne littéralement aux sources, pour arpenter son pays, aller à la rencontre de ses compatriotes, et faire des repérages pour le cinéma1. Maturité ou nécessité de témoigner avec des écrits aux accents autobiographiques ? À quarante ans, Assia Djebar publie le premier tome de son quatuor d’Alger, L’amour, la fantasia, qui semble inaugurer un nouveau départ. Il faut désormais transmettre, authentifier, entremêler histoire individuelle et histoire collective.
Dans son dernier roman, La femme sans sépulture, Zoulikha au destin aussi exceptionnel que tragique, prend le maquis en 1957, dans cette région de Césarée – « deux mille ans d’histoire, elle qui pourrait presque rivaliser avec Cirta la haute et Carthage la reconstruite […], Césarée de Maurétanie – autrefois Iol, un nom de vent et d’orage », alors que passe le temps, et que vient l’oubli : « Cité antique, ô ma Césarée ! Qui penserait que ces pierres rousses – depuis les deux aqueducs, l’amphithéâtre, le cirque, les thermes, et jusqu’au phare, index dressé en avant du rivage effondré –, ces pierres seules gardent mémoire ! » Mais Zoulikha la résistante, torturée, mourra aux mains de ses bourreaux qui ne condescendront pas même à lui donner un tombeau. « Or son chant demeure. »
En marge de la francophonie ?
On sait qu’écrire en français fut considéré par le pouvoir algérien comme un acte subversif et séditieux. Alors pourquoi écrire en français ? Assia Djebar fournit un élément de réponse dans Ces voix qui m’assiègent, un très bel essai autobiographique sur l’acte d’écrire qui a justement comme sous-titre En marge de ma francophonie. « [J]e prends conscience de mon choix définitif d’une écriture francophone qui est, pour moi, alors, la seule de nécessité : celle où l’espace en français de ma langue d’écrivain, n’exclut pas les autres langues maternelles que je porte en moi, sans les écrire. » D’ailleurs, dans le français somme toute académique d’Assia Djebar s’enchâssent, s’insinuent, les paraboles, les contes et les mythes arabo-berbères, s’infusent les voix des aïeules, des recluses, des militantes, des sans-grade et des sans-nom : « Ne pas prétendre ‘parler pour’, ou pis, ‘parler sur’, à peine parler près de, et si possible tout contre », écrit-elle dans Femmes d’Alger dans leur appartement. Et puis parfois, parce qu’on ne peut parler de littérature arabe sans parler de poésie, la vénusté surgit au détour d’une page, comme dans L’amour, la fantasia, double autobiographie où le français, dit Assia Djebar, redevient le personnage principal : « Mots torches qui éclairent mes compagnes, mes complices ; d’elles, définitivement, ils me séparent. Et sous leur poids, je m’expatrie ».
Historiographe mais aussi diariste, Assia Djebar explore le quotidien de la femme algérienne dans ce qu’il a de plus simple comme dans ce qu’il a de plus héroïque, dans ce qu’il a de plus sordide parfois comme dans ce qu’il a de plus séduisant. « Écrivain-femme porte-parole des femmes séquestrées, écrivain-témoin d’une époque historique, écrivain stimulant la mémoire des aïeules et secouant les archives, écrivain parcourant son corps et surprenant le couple, Assia Djebar est aussi écrivain-architecte qui éprouve les structures, confectionne des objets linguistiques, et qui en restant profondément ancré dans une idéologie de la représentation évolue vers une recherche sémiologique et une réflexion sur le processus de création2. »
À la suite d’Edmond Jabès qui – s’étant vu éloigner de son Égypte natale – écrivit douloureusement depuis Paris que les « chemins d’encre sont des chemins de sang3 », Assia Djebar écrit dans la postface de son recueil de nouvelles, Oran, langue morte, que le « sang ne sèche pas dans la langue ». L’écriture est aussi là pour dire, pour faire en sorte que tout ne sombre pas, perfidement, dans l’oubli. La littérature comme haut-lieu de résistance et de témoignage, comme portefaix du devoir de mémoire ? Le pseudonyme que s’est choisi l’écrivaine, et le fait même qu’elle ait élu celui-là, ne sont assurément pas insignifiants : en dialecte, Assia signifie « celle qui console ou qui accompagne de sa présence » tandis que Djebar, en arabe classique, désigne l’intransigeance. Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité, disait-elle
1. Assia Djebar a réalisé deux longs-métrages : La Nouba des femmes du mont Chenoua, 1978, qui a reçu le Prix de la critique internationale à la Biennale de Venise, en 1979, et La Zerda ou les chants de l’oubli, 1982.
2. Beïda Chikhi, Littérature maghrébine de langue française, ouvrage collectif, EDICVEF-AUPELF, 1996.
3. Cité par Assia Djebar dans son discours, « Idiome de l’exil, langue de l’irréductibilité ».
Assia Djebar a publié :
La soif, Julliard, 1957 ; Les impatients, Julliard, 1958 ; Les enfants du nouveau monde, Julliard, 1962 ; Les alouettes naïves, Julliard, 1967 ; Femmes d’Alger dans leur appartement, nouvelles, Des Femmes, 1980 et Albin Michel, 2002 ; L’amour, la fantasia, Lattès, 1985 et Albin Michel, 1995 ; Ombre sultane, Lattès, 1987 ; Loin de Médine, Albin Michel, 1991 ; Chronique d’un été algérien, Plume, 1993 ; Vaste est la prison, Albin Michel, 1995 ; Le Blanc de l’Algérie, récit, Albin Michel, 1996 ; Oran, langue morte, nouvelles, Actes Sud, 1997 ; Les nuits de Strasbourg, Actes Sud, 1997 et Babel, 2003 ; Ces voix qui m’assiègent, essai, Albin Michel, 1999 ; La femme sans sépulture, Albin Michel, 2002 ; Femmes d’Alger dans leur appartement, Albin Michel, 2002 pour « La nuit du récit de Fatima » ; La disparition de la langue française, Albin Michel, 2003.
Elle a par ailleurs écrit deux drames musicaux : Filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, 2000 et Aïcha et les femmes de Médine, 2001.
Œuvres sur Assia Djebar : Mireille Calle-Gruber, Assia Djebar ou la résistance de l’écriture, Regard d’un écrivain d’Algérie, Maisonneuve et Larose, 2001.