Pierre Boulle vient de mourir. Il était l’un des écrivains français les plus célèbres mais aussi l’un des moins connus. Célèbre à cause du Pont de la rivière Kwaï et de La planète des singes dont le succès des adaptations cinématographiques avait été tel qu’il éclipse encore aujourd’hui ses autres œuvres. À l’écart des mondanités, salons littéraires et séances de signatures – on le croyait facilement snob –, Pierre Boulle a réalisé une œuvre considérable.
Malgré la fatigue, la maladie, il avait bien voulu en parler lors de l’entrevue empreinte de chaleur et de simplicité qu’il accordait à Nuit blanche l’automne dernier dans son appartement parisien. Ce que Pierre Boulle révèle de lui-même dans ces quelques pages mérite déjà, outre ses œuvres, qu’on lui rende hommage.
Né en 1912 à Avignon, dont il a toujours gardé une pointe d’accent, Pierre Boulle a dès son enfance quelques contacts avec la littérature par ses grands-parents maternels, les Seguin – ils prêtèrent leur nom à la petite chèvre d’Alphonse Daudet – qui furent imprimeurs des œuvres de Frédéric Mistral.
Cependant, comme il le réaffirme dans notre entretien, Pierre Boulle n’est pas un littéraire. Ingénieur de l’École supérieure d’électricité, il s’embarque en 1936 pour la Malaisie britannique; il est alors au service d’une société française de plantation de caoutchouc qu’il évoque dans quelques œuvres : Les voies du salut, Le sacrilège malais, L’épreuve des hommes blancs, Le malheur des uns…
Mobilisé en Indochine en 1939, il rejoint deux ans plus tard une mission de la France Libre en Malaisie. Sous passeport britannique, il sera officier de liaison entre l’armée anglaise et la France Libre. Dans Aux sources de la rivière Kwaï, il évoque avec humour et détachement son rôle dans la Résistance, en particulier son entrée clandestine en Indochine sur un radeau (épisode qui a inspiré la scène du sabotage du pont de la rivière Kwaï). L’aventure lui coûtera deux ans d’emprisonnement dans les prisons pétainistes d’Hanoi.
Revenu en France après neuf ans d’absence, désireux de « prolonger le sortilège », il repart en Malaisie. C’est là que, en 1947, « devenu incapable d’exercer un métier rationnel », il prend en une nuit la décision de démissionner, de vendre tout et de rentrer en France pour se consacrer à la littérature. Relisant avec nous le passage où il évoque cette nuit, Pierre Boulle nous a confié qu’il lui semblait encore en revoir les lucioles; ajoutant que la compagnie pour laquelle il travaillait a conservé sa lettre de démission (écrite en anglais) et la montre encore aux visiteurs de la plantation.
Il avait prévu de vivre deux ans sur ses économies. En fait, il lui faudra quatre années de galère. « Quand le succès est venu, dit-il, j’étais au bout du rouleau.» Mais quel succès, c’était Le pont de la rivière Kwaï !
Par la suite, sans faire de bruit, à l’écart de l’agitation et des médias, Pierre Boulle n’a fait qu’écrire, dont quelques œuvres marquantes comme La planète des singes et La baleine des Malouines.Retrouvons-nous avec lui à l’automne 1993.
Reconnu sans l’être tout à fait
Nuit Blanche : N’êtes-vous pas un peu agacé qu’on vous présente une fois de plus d’abord comme l’auteur de La planète des singes et du Pont de la rivière Kwaï ?
Pierre Boulle : Un peu agacé en effet ; attristé aussi. J’ai écrit vingt-trois romans, cinq recueils de nouvelles, deux essais, deux récits biographiques. Mais après tout, si ces deux-là ne tombent pas dans l’oubli, c’est déjà un résultat !
Puisque l’occasion se présente de réparer un peu cette injustice, quelles sont parmi vos autres œuvres celles qui vous tiennent le plus à cœur ?
P. B. : Plusieurs me tiennent à cœur. En premier lieu, certaines de mes nouvelles comme : « Le poids d’un sonnet » (Contes de l’absurde),« Les Lieux Saints » et « Son dernier combat » (Quia Absurdum), « Le saint énigmatique » (Histoires charitables) et quelques autres. Et aussi certains romans comme Un métier de seigneur. Également le premier, William Conrad, auquel je tiens beaucoup malgré pas mal de naïvetés et d’imperfections ; défauts de débutant ; c’était en 1950.
Vous n’avez pas mentionné Les voies du salut. Quel intérêt portez-vous à ce roman qui évoque de façon assez caustique l’ambiance coloniale en Malaisie, et qui me semble particulièrement réussi ?
P. B. : Je ne le renie certes pas, mais je l’avais oublié. Importance ? Il entre dans le thème général qui m’est cher, dont j’ai usé (peut-être abusé!) : la relativité du Bien et du Mal. Otto Preminger avait acheté les droits de cinéma pour un film qui aurait eu pour titre : « The other face of the coin », ce qu’on pourrait traduire librement par: « L’envers de la médaille ». Le film n’a jamais été fait.
Votre situation personnelle est paradoxale : tout le monde connaît votre nom et on sait peu de choses de vous. N’avez-vous rien souhaité ajouter à la courte note biographique que nous vous avons proposée ?
P.B. : J’ai horreur d’étaler ma vie privée. Je n’ai succombé que deux fois à ce genre de tentation, pour deux périodes qui m’ont marqué : ma guerre en Extrême-Orient (Aux sources de la rivière Kwaï), et mon extrême jeunesse (L’Ilon). Le reste est sans intérêt. II n’y aura pas d’autres souvenirs.
Malgré votre réputation, votre nom apparaît peu dans les manuels scolaires et dans les dictionnaires, et vos livres sortent plutôt discrètement. Y a-t-il un mépris de l’intelligentsia à votre égard ?
P. B. : Mépris, peut-être. À quoi tiendrait-il ? Mes rapports avec les milieux littéraires parisiens et les critiques sont inexistants. Depuis 43 ans, j’écris en solitaire. Je n’ai pas un seul ami écrivain. La principale raison tient sans doute à mon caractère d’ours.
Vous vous démarquez aussi par votre formation scientifique à laquelle vous devez sans doute votre goût des œuvres parfaitement structurées.
P. B. : Sans doute ma formation d’ingénieur a contribué à me tenir à l’écart des milieux littéraires. Question d’âge aussi : j’avais 38 ans quand j’ai publié mon premier roman. À cet âge, on se lie plus difficilement que lorsqu’on est jeune. « Œuvres parfaitement structurées » ? Je ne sais pas si c’est parfait, mais j’attache énormément d’importance à la structuration, à la composition, quitte à remanier l’ouvrage, à déplacer tel ou tel chapitre, tel ou tel paragraphe, telle ou telle phrase importante, jusqu’à ce que tous les éléments d’ensemble soient (ou me paraissent) à leur place. – Cela entraîne une quantité de papier considérable.
À contre-courant ou à contre-pied
Vous cultivez volontiers le paradoxe : le pétrolier à propulsion nucléaire qui vient sauver une écologiste un peu « timbrée » dans Le bon Léviathan, la centrale solaire qui provoque une catastrophe écologique dans Miroitements. II y a bien d’autres exemples : dans Les voies du salut, Les vertus de l’enfer ; l’exemple aussi du cheminement du colonel Nieholson dans Le pont de la rivière Kwaï : En voulez-vous particulièrement aux écologistes ?
P. B. : Je ne nie pas avoir un certain goût pour le paradoxe, … ou pour les situations piquantes qui se déroulent à l’envers des schémas habituels. Je n’en veux certainement pas aux écologistes. Dans le fond, dans les deux livres que vous citez, j’ai exploité un thème qui m’est cher et que l’on retrouve dans beaucoup de mes livres : une certaine relativité du Bien et du Mal ; l’excès de vertu peut aboutir à un résultat catastrophique. Votre comparaison avec le cheminement du colonel Nicholson est tout à fait exacte.
N’est-ce pas d’ailleurs pour qu’on ne se méprenne pas sur vos intentions que vous écriviez : « Que les écologistes humbles et sincères me pardonnent ! Ce livre ne s’en prend qu’à ceux qui pratiquent le culte aveugle et immodéré de la mode et qui, surtout, sont incapables de concevoir une possible relativité du Bien et du Mal » ? Plus que le goût du paradoxe n’avez-vous pas la volonté d’aborder les problèmes de notre temps sous un éclairage inhabituel ? C’est une manière d’inciter à la réflexion qui se situe à l’opposé d’un point de vue démagogique.
P. B. : Miroitements, Le bon Léviathan : toujours la même relativité… Elle me poursuivra toute ma vie ! Mais, comme vous le soulignez, ce n’est pas seulement le goût (ou la manie) du paradoxe qui m’ont inspiré ces livres. À l’époque de Miroitements par exemple, beaucoup de plans étaient faits pour la construction de centrales solaires du type « Hélios », en France et en Amérique. Ma formation d’ingénieur m’a sans doute servi à imaginer « l’envers de la médaille ». Les inconvénients que j’ai exposés (et poussés à leur extrême limite suivant mon habitude de romancier) ont probablement été reconnus. En tout cas, études et essais ont été interrompus. Et même, une petite centrale, prototype, édifiée en Amérique a été abandonnée.
Sans jamais faire de livre proprement politique, vous évoquez les problèmes de notre temps : nazis réfugiés en Amérique du Sud (« Son dernier comba t »), l’ambiance trouble de l’héroïsme dans la Résistance (Un métier de seigneur), la bombe atomique (« E=MC2 », « L’arme diabolique »), les rapports entre le théâtre et la politique – on parle maintenant d’état-spectacle – (Pour l’amour de l’art), la guerre comme divertissement nécessaire pour briser la morosité ambiante quand le sport ne suffit plus (Les Yeux de l’esprit)… Quels événements vous semblent aujourd’hui importants ?
P. B. : L’importance des événements contemporains dans mes livres ? J’ai eu à mes débuts l’exaspérant orgueil de croire qu’elle était nulle, que je partais d’un thème (plus ou moins philosophique) indépendant du temps et de l’espace, et que les événements contemporains n’étaient que des détails choisis pour illustrer ce thème. C’était une insupportable outrecuidance. Je crois aujourd’hui que les événements et le thème sont indissolublement liés chaque fois et qu’il est impossible de discerner lesquels ou lequel ont inspiré le livre. Ceci est peut-être un peu abscons, mais je ne puis m’expliquer plus clairement. Pour ce qui est des événements d’aujourd’hui, je n’en discerne aucun qui me paraisse justifier l’écriture d’un roman. Mais cela est sans doute dû à la sclérose de l’âge.
Vous avez quand même abordé le problème du Sida dans Le malheur des uns… en employant un ton qui tranche sur le catastrophisme ambiant. Ne vous l’at-on pas reproché ?
P. B. : Encore une fois, un certain goût pour le paradoxe. On m’a en effet reproché d’aborder un sujet aussi dramatique sous une forme presque sarcastique. On a eu sans doute raison.
La polémique et le procès qui ont opposé les professeurs Gallo et Montagnier montrent bien que les intérêts économiques priment sur l’intérêt humanitaire et que, finalement, la réalité est moins morale que votre roman.
P. B. : Peut-être. Mais si la fin est morale, au point de vue romanesque, je trouve qu’on la sent venir de trop loin.
Un parcours de solitaire
Dans Le sacrilège malais, vous faites tenir au jeune ingénieur Maille des propos hostiles à toute organisation collective : « […] je ne ferai plus jamais partie d’aucune équipe, pas même une société sportive. Dans ce domaine aussi, ils commencent à parler d’âme collective. Je jure de ne jamais m’asseoir à un banquet où il y aura plus de quatre convives. » Pour de tels propos, il se fait traiter d’anarchiste. Ne pensiez-vous pas la même chose à l’époque. D’ailleurs, lui aussi quitte la plantation.
P. B. : C’est ce que je pensais à cette époque. C’était sans doute excessif. Je persiste cependant à croire que l’esprit d’équipe est en général néfaste d’un point de vue artistique. Il évolue trop souvent vers l’entreprise industrielle. C’est le cas du cinéma. Charlie Chaplin s’occupait de tout lui-même. Au théâtre, Molière, et un cran en-dessous, Sacha Guitry, Anouilh, n’avaient pas besoin d’auteur dramatique, de metteur en scène et de principal interprète.
Le seul de vos livres qui a été un échec commercial est L’univers ondoyant, un livre auquel vous tenez beaucoup. C’est une réflexion très profonde et assez complexe sur l’évolution générale du cosmos. À l’heure où Hubert Reeves et Stephen Hawking obtiennent un grand succès médiatique, ne pensez-vous pas qu’on pourrait en envisager la réédition ?
P. B. : L’accueil des scientifiques a été à peu près : de quoi se mêle ce romancier ? Et l’accueil des littéraires: qu’est-ce que ce jargon a à voir avec la littérature ? (À part bien sûr quelques exceptions flatteuses.) Je ne pense pas que l’éditeur envisage une réédition.
Vous vivez de votre plume depuis plus de quarante ans sans être critique littéraire, enseignant ni journaliste. Au Québec, cela relève de l’utopie. En France ce n’est sans doute pas facile ?
P. B. : Nous ne sommes pas beaucoup à y arriver en effet, à part quelques auteurs de « best sellers » à la mode, ce qui n’est pas mon cas.
Le succès des adaptations cinématographiques y est sans doute pour quelque chose ?
P. B. : J’aurais mauvaise grâce à me plaindre du cinéma. Au point de vue matériel, le succès mondial des deux films m’a fait connaître un peu partout, a influé sur le tirage de mes livres, m’a valu de très nombreuses traductions et, en somme, m’a permis et me permet encore de vivre à ma guise. Puis-je ajouter qu’au point de vue de la notoriété littéraire, à laquelle j’ai la faiblesse de tenir, l’influence du cinéma a été catastrophique. Pour les jeunes d’aujourd’hui, et même les moins jeunes, et, je le crains, dans les cercles littéraires, Le pont de la rivière Kwaï est un film.
Qu’avez-vous pensé des deux films ?
P. B. : J’ai aimé l’adaptation du Pont de la rivière Kwaï qui suit le roman de très près. Mon seul reproche est la fin : l’explosion du pont. Les cinéastes voulaient un effet visuel. Je persiste à penser que c’était une erreur. Je n’ai pas contribué à l’adaptation de La planète des singes. Elle était difficile à réaliser et je craignais qu’elle ne fût ridicule. Or, elle ne l’est pas et c’est déjà quelque chose ! Le producteur m’a seulement demandé ce que je pensais de la dernière séquence (vue de la statue de la Liberté à moitié enterrée) qui est très différente de la fin du livre. J’étais contre. J’avais sans doute tort, car l’image a été louée par tous les critiques de cinéma. Vous ne pouvez pas demander à un romancier d’être satisfait à cent pour cent d’une adaptation.
Vous accordez beaucoup d’importance à vos rapports avec les enseignants et les étudiants. Vous répondez même personnellement aux questions qu’on vous transmet. Comment ressentez-vous l’étude de vos livres en milieu scolaire ?
P. B. : C’est toujours avec un grand intérêt que je lis les analyses de mes livres en milieu scolaire. Elles sont parfois très supérieures à celles des critiques littéraires.
Vous ne fréquentez pas les milieux littéraires mais quels ont été et quels sont encore vos rapports avec les livres ?
P. B. : Je n’ai jamais été un grand liseur, et je retarde beaucoup… J’ose à peine avouer que j’ai gardé une très grande admiration pour Anatole France (Thaïs, La révolte des anges), Henri de Régnier et quelques autres qui sont encore bien moins connus aujourd’hui. Pour citer d’autres auteurs célèbres plus récents : Mauriac, Camus, Malraux, Gide, Sartre, je les ai lus bien sûr, j’ai apprécié certains passages sans avoir jamais été l’un de leurs fanatiques. J’aime Baudelaire, aussi bien ses vers que sa prose. Ses préfaces sur Poe m’ont enchanté, peut-être à cause de la vénération que j’éprouve pour celui-ci… J’allais oublier Frédéric Mistral. Mireille (un chef d’œuvre qui peut rivaliser pour le souffle et la forme avec L’Odyssée ou L’Enéide) fut éditée et imprimée par mon arrière-grand père maternel (imprimerie Seguin). Je peux le lire en provençal (avec quelques coups d’œil à la traduction française) et en réciter par cœur pas mal de vers. J’adore le « Cimetière marin » de Valéry, moins d’autres poésies et pas tellement sa prose.
En littérature étrangère, j’ai un faible pour les romans anglais. Au premier rang, ce Polonais de Joseph Conrad. Et, bien sûr, Edgar Poe, pour lequel j’éprouve une admiration sans bornes, non seulement pour ses nouvelles et ses poèmes, mais aussi pour Eurêka, que j’ai longuement commenté dans L’univers ondoyant. Dans un genre très différent, j’ai un faible pour Somerset Maugham (qui, lui, ne pouvait pas sentir Conrad!).
L’écrivain à pied d’œil
Accepteriez-vous d’expliquer la façon dont vous procédez pour écrire ?
P. B. : Difficile à expliquer. Je vais essayer tout de même. D’abord, il me faut une idée générale, un thème, presque toujours abstrait, et qu’il me parait possible d’illustrer par des aventures.
Je commence par écrire, à la plume, une sorte d’ébauche ? brouillon ? esquisse, cadre ? – sans autre soin que la signification ; le plus vite possible, pour parvenir à la conclusion que j’ai en vue et qui doit illustrer le thème – très mal écrit, des renvois, des notes griffonnées en marge; quand un passage me gêne, je le saute.
Ce premier jet terminé, je prends ma machine à écrire et je commence à le taper. C’est pour moi indispensable. Cela m’oblige à me calmer, à progresser plus lentement et à faire déjà beaucoup de corrections.
Ensuite, je commence à travailler sur ce manuscrit et à le corriger à la plume. Il en résulte un nouveau brouillon rempli de ratures, d’altérations… que je suis obligé de retaper pour le rendre à peu près lisible… D’où un nouveau texte, sur lequel je travaille encore… jusqu’à ce que la dernière version me paraisse satisfaisante. Alors seulement, je le passe à une dactylo compétente.
Pour compléter ce que vous venez de dire, il faut absolument relire la dernière page d’Aux sources de la rivière Kwaï dans laquelle vous expliquez avec beaucoup d’humour comment vous avez brutalement décidé de devenir écrivain.
P. B. : « Je pris ma décision en une heure, une nuit d’insomnie où les lucioles dansaient d’une manière plus désordonnée que de coutume et brillaient d’un éclat insolite dans le sous-bois des hévéas, autour de mon bungalow… Et comment aurais-je pu hésiter plus longtemps ! Comment avais-je été assez fou pour tergiverser ! N’étais-je pas de toute évidence appelé par le Destin à faire une carrière dans les Lettres ? Je récapitulai fébrilement les raisons impérieuses qui me poussaient dans cette voie, dans l’état d’âme où je me trouvais à cette heure, un cocktail subtil de passion et de lucidité que composent le rayonnement de la jungle et le harcèlement d’une idée fixe, qui a de lointaines racines dans le passé :
« D’abord, j’avais eu une éducation scientifique. J’avais le goût des mathématiques, de la physique théorique, de l’astronomie et surtout, surtout de la cosmologie. Ensuite, j’avais débuté dans la vie comme ingénieur électricien puis, j’avais été planteur de caoutchouc. Enfin, mes connaissances littéraires étaient médiocres, presque nulles en ce qui concerne les auteurs contemporains. J’en étais resté à peu près à Anatole France. Je lisais peu, presque jamais de romans. Les essais me procuraient un ennui mortel… Je vous dis qu’il eût été insensé d’hésiter plus longtemps. Ce fut une révélation brutale. C’est dans cette voie que je devais me précipiter; cela, sans perdre une seconde.
« Il ne me fallut que trois ou quatre jours pour mettre ce beau projet à exécution. Ma décision prise, j’écrivis cette même nuit ma lettre de démission à la société qui m’employait. Je me souviens très bien de cette lettre ; j’en soignai la composition et le style avec un soin particulier. J’avais le sentiment de faire alors un premier apprentissage. Les idées jaillissaient en gerbes de feu d’artifice. Je n’en finissais pas de trouver des motifs subtils à ma démission, de les exprimer sous une forme sarcastique, de manière à produire un – effet –, frissonnant de volupté à la pensée de la sensation que ne manquerait pas de produire mon texte parmi les dirigeants de la compagnie. C’était un indice prometteur ; j’étais déjà presque un écrivain. Je recommençai ma lettre au moins cinq ou six fois, devant faire un effort considérable pour la limiter à des dimensions convenables et mieux en rapport avec son objet.
« Après cela, je pris ma voiture et je traversai la péninsule du nord au sud, prenant à peine le temps de m’arrêter à Kuala-Lumpur pour faire mes adieux à des amis. Je pris l’avion à Singapour, rentrai en France, m’installai à Paris dans un petit hôtel de la rive gauche et commençai à écrire un roman, m’étant fait le serment ridicule de ne plus jamais rien entreprendre d’autre et ayant calculé, après avoir vendu tout ce que je possédais, que je pourrais vivre ainsi pendant deux ans, en me limitant à l’essentiel.
« J’ai tenu parole. Je n’ai à peu près rien fait d’autre depuis, et cette folle décision, prise il y a près de vingt ans parmi les lucioles qui trouaient la nuit équatoriale d’une plantation malaise, m’apparaît aujourd’hui encore comme la digne conclusion d’une série d’aventures saugrenues.»
Pierre Boulle a publié une trentaine d’ouvrages, en voici quelques-uns ; !’année de l’édition originale est indiquée entre : William Conrad [1950], « Presses Pocket », l993; Le sacrilège malais [1951], « Presses Pocket » ; 1982 ; Le pont de la rivière Kwaï [1952], Prix Sainte-Beuve, Julliard, 1987, « Presses Pocket », 1976 ; L’épreuve des hommes blancs [1955], « Presses Pocket », 1976 ; Un métier de seigneur [1960], « Presses Pocket », 1985, Julliard, 1987 ; La planète des singes [1963]. Rouge et Or, 1983, « Presses Pocket », 1987 ; Histoires charitables [1965], Julliard, 1965 ; Aux sources de !a rivière Kwaï [1966]. « Presses Pocket »,1981; L’étrange croisade de l’Empereur Frédéric II [1968]. FLammarion, 1968 ; Les vertus de l’enfer [1971], Flammarion, 1976 ; Les oreilles de jungle [1972], Flammarion, 1972 ; Les coulisses du ciel [1979], Julliard, 1979 ; Miroitements [1982], Flammarion, 1982 ; La baleine des Malouines [1983], « Presses Pocket », 1984 ; Le professeur Mortitner [1988], de Fallois, 1988, Le Livre de Poche, 1990 ; Le malheur des uns [1989], de Fallois, 1989 ; L’ilon [1990], de Fallois, 1990 ; E=MC2 [1957], Histoires charitables [1965], Contes de l’absurde [1953], « Presses Pocket », 1989 et Quia Absurdum [1973] ont été regroupés en un seul volume, Julliard, 1992 ; À nous deux Satan [1992]. Julliard, 1992.
Deux films ont été réalisés à partir des œuvres de Pierre Boulle : The bridge of the River Kwaï, 1957, du réalisateur anglais David Lean, d’après Le pont de la rivière Kwaï et Planet of the Apes, 1967, de l’Américain Franklin Schaffner, d’après le roman La planète des singes.
EXTRAITS
« C’était l’occasion qu’il avait guettée toute sa vie. Il avait toujours rêvé d’entreprendre une grande œuvre sans être à chaque instant harcelé par des bureaux administratifs, exaspéré par l’ingérence dans son travail de fonctionnaires qui lui demandaient d’insipides justifications, s’ingéniaient à lui mettre des bâtons dans les roues sous prétexte d’économie et réduisaient à néant ses efforts vers une création originale. Ici, il n’aurait de comptes à rendre qu’à son colonel. Celui-ci lui témoignait de la sympathie; s’il respectait l’organisation et un certain formalisme indispensable, il était du moins compréhensif et ne se laissait pas hypnotiser par des questions de crédits ou de politique en matière de ponts. De plus, avec une entière bonne foi, il avait avoué son ignorance technique et affirmé son intention de laisser à son adjoint la bride sur le cou. Certes, le travail était difficile, et les moyens manquaient, mais, lui, Reeves, suppléerait à toutes les insuffisances par son ardeur. En lui grondait déjà le souffle qui attise le foyer créateur de l’âme en faisant jaillir ces grandes flammes dévorantes qui consument tous les obstacles. »
Le pont de la rivière Kwaï ; p. 86-87.
« L’œuvre collective, avec ce que son inévitable organisation implique d’artifice, de contrainte et de dégradation pour chacun de nous… cette mystique que Chaulette exalte comme le grand prêtre d’une religion: tous unis la main dans la main,… et qui peu à peu noie dans des grimaces tous les éléments significatifs du travail! Il y a maintenant beaucoup moins d’intérêt dans notre métier que dans celui d’un épicier de province, pour qui le cours de ses marchandises est une source d’émotion. Notre seule angoisse, c’est la crainte de déplaire à Sophia. La seule faute que nous puissions commettre, c’est de tomber en disgrâce. Je suis en train de prendre le dégoût de tout ce qui ressemble à une équipe…
« – Maille, vous êtes anarchiste !
« – Regardez à quel degré nous sommes parvenus, au pays de la vie libre et de la forêt équatoriale. Nous en sommes arrivés à considérer comme une aubaine extraordinaire une soirée comme celle-ci, où nous avons nagé dans une piscine, fait quelques pas dans la foule et mangé un repas en plein air. Nous n’apprenons à connaître ici que la forme de notre organisation. Nous ne savons rien du monde malais qui vit loin de nos arbres artificiels ; nous ne connaissons que les deux cents mots de son langage appris pendant les premiers mois. L’œuvre collective exige un regard perpétuellement tourné en dedans. Que nous soyons en Europe, en Malaisie ou ailleurs, cela ne fait pas la moindre différence… Je jure, vous m’entendez, je jure que, si un jour je quitte Sophia, je ne ferai plus jamais partie d’aucune équipe, pas même une société sportive. Dans ce domaine aussi, Ils commencent à parler d’âme collective. Je jure de ne jamais m’asseoir à un banquet où il y aura plus de quatre convives ! »
Le sacrilège malais, p. 198-199.
« La soirée du 31 décembre – New year’s eve – fut une de ces occasions exceptionnelles où ladies et gentlemen interrompirent le carême qu’ils s’étaient imposé pendant la durée des hostilités. Noël avait été célébré sans apparat ; mais en ce dernier jour de 1841 où tout allait mal, le monde anglo-saxon avait décidé de se comme porter jusqu’à l’aube comme si tout allait bien.
« Sir Wallace et sa femme accueillirent leurs invités avec l’entrain des beaux jours. Les ladies, après quelques consultations discrètes, avaient sorti les robes à volants, qui n’avaient pas vu les lumières depuis une année, et qui n’avaient gagné à cette retraite ni simplicité, ni élégance. Seule, comme toujours, Lady Diana avait eu l’originalité de s’habiller avec goût. Sa robe noire mettait en valeur la souplesse de sa taille et contrastait avec les carapaces de ses amies. Conrad lui en fit à voix basse le compliment, ce qui mit dans ses yeux une animation radieuse et rehaussa l’éclat de son teint. »
William Conrad, p. 89.
« […] l’idée de l’existence d’intelligences extraterrestres semble gagner chaque jour du terrain, de la même façon que s’est imposée peu à peu la conception que la Terre n’était pas le centre du monde, mais une unité parmi des milliards de milliards d’unités plus ou moins semblables, et suivant un cheminement de pensée analogue. Pour ma part, je crois non seulement qu’il existe d’autres planètes habitées, mais aussi que tes consciences qui tes hantent sont incarnées dans des corps comparables aux nôtres, composés comme les nôtres de cellules où le carbone joue un rôle prépondérant, possédant une symétrie générale, un cœur, des poumons, et surtout un cerveau, un système nerveux, des protéines, des acides nucléiques, à peu près tous les éléments qui constituent notre structure. (Peut-être des singes, après tout ?…) Je souligne que, bien entendu, ces ressemblances supposées s’appliquent à un certain degré d’évolution, celui qui est le nôtre aujourd’hui. […]
L’univers ondoyant, p. 114. 115.
« J’avais dix ans. En hiver, chaque samedi, nous quittions la ville en voiture mon père et moi – une vraie voiture, avec un cheval. Mon père venait m’attendre à la sortie du lycée, pour gagner du temps.
« Il faisait déjà sombre quand nous traversions le Rhône. Après le pont, nous tournions à gauche. Nous dépassions un hameau, une usine, une auberge et nous pénétrions dans une plaine déserte de champs à demi abandonnés. Alors le cheval accélérait son trot.
« les jours de grand froid, mon père, qui conduisait les mains nues, sans souci de gerçures, humait l’air glacé, levait la tête vers le ciel et me disait :
« C’est le temps rêvé pour l’affût du canard.
« C’était bien mon avis. Je n’avais pas eu d’autre préoccupation importante pendant la semaine. Depuis le matin, j’étais consumé par la fièvre, m’épuisant à évaluer ta violence des rafales qui faisaient vibrer les vitres de ma classe. Entendant mon père affirmer que le temps était favorable à l’affût, c’est-à-dire suffisamment affreux, je me sentais bouleversé, ivre, submergé par une marée de confiance définitive. »
« L’affût au canard », dans Quia Absurdum, p 449.
« ‘Je vous assure, mon cher ami, que j’ai fait l’impossible pour leur inspirer un peu de la passion qui nous anime. J’ai conclu par une dernière citation, ces mots d’Einstein lui-même : L’expérience religieuse cosmique est la raison des plus fortes et des plus nobles recherches scientifiques. […]
Les jeux de l’esprit, p.141.