Le Catalogue des œuvres littéraires numériques (COLiN), réunissant près de 400 fiches d’œuvres produites au Québec (oui, oui, 400 !), a été lancé en janvier 2023 par Littérature québécoise mobile – pôle Québec. Sa vocation principale est de conserver des traces des diverses pratiques en arts littéraires numériques québécois, pratiques souvent peu connues du grand public car peu mises de l’avant par les canaux littéraires traditionnels. Immersion dans le monde de COLiN avec René Audet, professeur de littérature à l’Université Laval.
Frédérique Dubé : René, avant de faire connaissance avec COLiN, pouvez-vous nous éclairer sur la grande question : « Qu’est-ce que la littérature numérique ? » Qu’est-ce qui peut être considéré comme une œuvre littéraire numérique ?
René Audet : La littérature a besoin d’un véhicule pour exister, une modalité de publication (à entendre dans son sens primaire : une modalité pour rendre public un texte). Traditionnellement, le livre a joué ce rôle, pour des raisons économiques autant que symboliques. La montée des outils numériques a montré que les écrans pouvaient se substituer au livre comme modalité de publication : c’est un support médiatique, qui permet de propulser un contenu culturel vers son public.
Les œuvres littéraires numériques ne se servent pas du numérique comme d’un simple canal de diffusion (c’est la situation des livres diffusés au format PDF ou ePub). Elles sont créées avec des outils numériques et sont liées à ce contexte technologique pour exister – on ne pourrait les imprimer sans perdre une part importante de leur expérience. On pense ici à l’interactivité, aux rapports intermédiatiques avec du son et de l’image, aux modalités de navigation dans le texte. Cette diversité de paramètres entrant dans la composition des œuvres a pour conséquence d’ouvrir à un vaste éventail de formes possibles pour la littérature numérique.
F. D. : Maintenant que nous en savons davantage sur ce qu’est une œuvre littéraire numérique, pouvez-vous nous glisser un mot sur cette pratique au Québec, sur les œuvres qui ont fait davantage parler d’elles, sur les artistes québécois(es) qui sont derrière ces œuvres ?
R. A. : Le Québec reste une petite culture, en regard des hégémonies culturelles existantes (États-Unis, France, Angleterre…). La pratique numérique y est peut-être étonnamment importante, toutes proportions gardées. Nous avons nos propres figures de précurseurs : Jean A. Baudot dans les années 1960, Jean-Yves Fréchette et Louis-Philippe Hébert à partir des années 1980. La montée du Web et des outils démocratisés de création a changé la donne, ouvrant sur des générations de créatrices et de créateurs qui ont voulu expérimenter ce type d’écriture à leur façon. Un documentaire a été réalisé par Geneviève Allard, à l’initiative des Productions Rhizome (Une historicité de la littérature numérique québécoise) ; il s’agit d’un complément fort intéressant à cette perspective sur la pratique québécoise de la littérature numérique.
F. D. : Parlez-nous de la naissance de COLiN. Quand avez-vous commencé à penser à ce projet ? D’où est née l’idée de bâtir un catalogue ? Quelle est sa vocation ?
R. A. : Nous avons eu l’intuition pressante de créer cette ressource parce que la réalité singulière de la pratique littéraire numérique au Québec était somme toute inconnue, sauf de quelques rares personnes impliquées étroitement dans le milieu. Il faut ajouter que les premiers acteurs de cette pratique vieillissent, d’une part, et que d’autre part les œuvres elles-mêmes tendent à disparaître – contrairement aux livres, qui ont la capacité de se maintenir sur une tablette de bibliothèque quasi éternellement.
C’est dans le contexte du projet de recherche en partenariat « Littérature québécoise mobile », financé par le Conseil de recherches en sciences humaines et dirigé par Bertrand Gervais, que cette entreprise a pu voir le jour. Le Laboratoire NT2, du même Bertrand Gervais, avait déjà repéré plusieurs œuvres d’art et de littérature hypermédiatiques ; nombre de chercheurs du projet connaissaient quelques exemples qu’ils affectionnaient. Toutefois, il n’y avait pas de regard d’ensemble, balisé par une définition inclusive des œuvres littéraires numériques. C’est pourquoi nous avons créé le COLiN, de façon à établir et à mettre de l’avant le corpus littéraire numérique du Québec, actuel et de sa (courte) histoire.
F. D. : Comment trouver une œuvre sur COLiN ? Chaque œuvre du catalogue ayant sa fiche, pouvez-vous nous expliquer ce qui constitue les fiches (structure, champs) ?
R. A. : Nous avons créé un catalogue qui donne une description des œuvres ; nous n’hébergeons ni ne sauvegardons ces œuvres, ce qui poserait d’énormes problèmes logistiques et technologiques. On peut donc consulter la banque de données pour parcourir les fiches consacrées à autant d’œuvres ; la recherche pourra être menée en utilisant des mots-clés, en passant par les catégories (format, genre, technique, support, thème) ou encore en naviguant sur une ligne du temps.
Chaque fiche cherche à décrire de la manière la plus systématique qui soit l’œuvre retenue : contexte de création, modalités techniques, résumé/description, réception critique éventuelle et, dans la mesure du possible, quelques captures d’écran pour garder une trace de l’apparence de l’œuvre ou du site.
De façon un peu plus technique, nous utilisons le logiciel Omeka S, un outil en code source ouvert, pour constituer des collections numériques ; les champs correspondent au standard descriptif Dublin Core.
F. D. : Comment avez-vous procédé pour recenser, pour dénicher les œuvres littéraires québécoises qui se trouvent actuellement dans votre catalogue – rappelons-le, des œuvres ayant une forte teneur littéraire et une composante numérique dominante ?
R. A. : C’est un véritable travail d’enquête que nous avons dû mener, car les œuvres numériques ne font pas l’objet d’un inventaire systématique (comme le permet le dépôt légal pour les livres). Pas de répertoires, pas de listes de publications – qui plus est, pour des œuvres très hétéroclites : entre un vidéopoème et un jeu vidéo à teneur littéraire, il y a une différence majeure, une différence aussi dans les publics visés et, donc, les canaux de diffusion utilisés.
Diverses stratégies ont été mobilisées : recherche dans la presse et les magazines pour retrouver d’anciennes œuvres ; utilisation de répertoires en ligne, même très datés, constitués par des amateurs ; repérage d’œuvres québécoises dans des répertoires internationaux d’œuvres numériques ; exploration de listes de publications d’éditeurs numériques ; bouche à oreille… Il n’y avait pas de mauvaise piste à suivre !
F. D. : Dans un article paru dans le Carnet de la Fabrique du numérique, vous dites que votre équipe n’a pas eu un regard critique sur les œuvres recensées, car votre mandat est d’observer et d’analyser l’évolution des pratiques dans le temps. Quelle est l’incidence de cette posture, selon vous, sur le contenu du catalogue ?
R. A. : Nous n’avons pas voulu établir un canon ou une liste de meilleures œuvres – des œuvres qui auraient une plus grande qualité littéraire ou utilisant de façon plus inventive les ressources numériques. Le but était d’attester la pratique, pour mieux cerner éventuellement son évolution, ses étapes de mise en place. Il ne faut pas oublier qu’il faut souvent une période de tâtonnement avant d’arriver à des productions plus réussies ; pour arriver à une pratique mature, il faut des amateurs, des précurseurs qui défrichent les possibles et qui expérimentent (même si parfois ils le font avec moins de bonheur ou de succès). Avec une littérature numérique si jeune, il nous importait de ne pas opérer de sélection d’emblée, pour avoir une perspective globale la plus neutre possible. Le catalogue reflète cette diversité d’œuvres, dont l’intérêt littéraire est parfois discutable, mais dont l’intérêt historique est indéniable !
F. D. : Vous avez dû rencontrer plusieurs embûches durant vos recherches et pendant l’élaboration du catalogue. Il n’y a qu’à penser, entre autres, à l’obsolescence des technologies de programmation utilisées par les artistes ou à l’éphémérité, volontaire ou non, des œuvres. Comment avez-vous composé avec ces embûches ?
R. A. : C’est là la réalité même des pratiques numériques : elles sont dépendantes de la technologie qui les supporte. Et la technologie évolue très vite (pas uniquement les machines mais aussi le code, les langages de programmation) ! L’exemple le plus frappant est l’abandon, en 2020, du logiciel Flash, qui avait permis la création de milliers d’œuvres hypermédiatiques depuis une vingtaine d’années… On le considérait comme un standard ; pourtant, du jour au lendemain, il s’est effondré. C’est aussi le cas, moins tapageur mais aussi déterminant, d’œuvres auto-hébergées qui disparaissent soudain, leur responsable n’ayant pas renouvelé son hébergement Web ou son nom de domaine. Il y a certes des façons de contourner le problème (des émulateurs Flash, la consultation de la Wayback Machine de Internet Archive – une mine d’or !), de façon à avoir un accès, même partiel, à ces œuvres. Cela reste un compromis, mais tout de même précieux pour garder des traces de cette production culturelle.
F. D. : Le contenu des fiches est destiné à la recherche, mais est-ce possible de l’utiliser à d’autres fins ? Si oui, à qui et à quoi ce contenu pourrait-il servir selon vous ? Les enseignant(e)s en littérature au cégep auraient-ils (elles) avantage à se tourner vers COLiN ? Y aurait-il une exploration possible par les jeunes du secondaire ? Les institutions muséales, les centres d’artistes, les associations d’écrivaines et écrivains pourraient-ils recourir à COLiN ?
R. A. : La ressource a été créée dans un contexte de recherche, mais elle n’est pas réservée à des utilisations scientifiques. Les fiches sont aisément parcourables par une personne qui n’est pas spécialiste ni des études littéraires ni de culture numérique. L’idée était d’offrir une vitrine aux œuvres littéraires numériques pour développer la curiosité d’abord et avant tout ! Bien sûr, cette banque de données contribue à faire exister, à légitimer cette pratique culturelle. Toutefois, la suite appartient largement à ses utilisatrices et utilisateurs : s’agira-t-il d’une source d’inspiration pour de jeunes créatrices ? Des enseignants mobiliseront-ils des exemples tirés du COLiN pour montrer la transformation des modalités de publication ? Des organismes culturels pourront-ils mieux situer de nouvelles demandes de financement en création à l’aune de cette mouvance qu’ils saisissaient peut-être mal ou trop partiellement ? C’est évidemment le souhait qui est le nôtre : que les gens se l’approprient, qu’ils y trouvent des œuvres qui les étonnent, qu’on nous suggère telle ou telle nouvelle entrée grâce à la modalité de transmission dans la page « À propos » du site, que des jeunes prennent conscience qu’avant Snapchat, TikTok et BeReal, il existait une panoplie de modalités pour construire un regard sur notre réalité à partir des outils qui nous sont proposés.
F. D. : Quelle est la suite des choses ? Que va-t-il se passer avec ou pour COLiN dans les prochains mois ? Votre équipe nourrit-elle encore le catalogue ? Qu’allez-vous faire pour rendre plus découvrables le catalogue et les œuvres qui s’y trouvent ?
R. A. : Le principal sprint de travail est derrière nous, mais la ressource continuera d’évoluer, au fil des découvertes et des renseignements obtenus. Nous avons d’emblée voulu contribuer à fixer l’existence de ces œuvres (qui n’ont pas de code ISBN ou d’autre référentiel stable) : c’est pourquoi chaque œuvre du COLiN a été ajoutée à Wikidata, la banque de données derrière Wikipédia, ce qui permet d’associer un code d’identification à chaque nouvelle entrée. Le recours à cette ressource partagée contribuera à pérenniser des œuvres qui autrement disparaîtraient ; le travail de la recherche scientifique participera lui aussi à cette inscription dans la mémoire culturelle en approfondissant peu à peu nos connaissances sur la pratique des œuvres littéraires numériques.
* Image tirée du livret d’accompagnement de Daniel Canty (réalisateur et scénariste), Einstein’s Dreams – The Miracle Year, DNA Media, 1999. Design graphique : Richard Yasushi Eii.
** « J’ai mis tes mots dans mes pas », image tirée de l’œuvre L’Arpenteur de Bleu diode en collaboration avec Jean-Yves Fréchette [topo.art/arpenteur].
Le Salon ! Un espace de diffusion numérique à la Maison de la littérature de Québec
Le Salon de la Maison de la littérature, espace de diffusion numérique créé au printemps 2023, vise à faire rayonner les arts littéraires. Sur cette vitrine, nous trouvons plus d’une centaine de balados et d’œuvres audio, une cinquantaine de vidéos et quelques œuvres littéraires hypermédiatiques (numériques). Nous pouvons également explorer les littératures autochtones ou découvrir les contenus de la Maison de la littérature et de ses nombreux partenaires ; pensons entre autres au festival Québec en toutes lettres, à la Maison des arts littéraires de Gatineau ou à Kwahiatonhk !, le Salon du livre des Premières Nations.
Cet espace est le reflet numérique de ce qui se passe à la Maison de la littérature, en mettant en avant activités et contenus que celle-ci réalise avec ses partenaires. Amateur(-trice)s comme expert(e)e des arts littéraires y trouveront leur compte. De nouveaux contenus seront ajoutés régulièrement, et la phase 2 permettra de se créer un compte utilisateur ou des listes de lecture ainsi que d’accéder à du contenu payant.